Elliot Alderson (Rami Malek) est un expert en cybersécurité. Souffrant de phobie sociale, il est un rituel auquel il ne déroge jamais : chaque fois qu’il sort de chez lui, il se cache sous sa capuche tentant désespérément de se rendre invisible aux yeux des passants. Le héros de cette série multi-récompensée, créée par Sam Esmail, répond à la figure traditionnelle du geek : s’il se révèle inapte à vivre en société, Internet est en revanche son royaume. Employé d’une société de sécurité informatique le jour, Elliot est un hacker la nuit. Rien ne peut faire qu’il pirate les comptes personnels de tous ceux qu’il approche : collectionnant de manière fétichiste les données de ses victimes, il s’adonne à un voyeurisme numérique compulsif. Celui-ci trouve sa source dans sa paranoïa : plus il se sent envahi par des forces qu’il ne maîtrise pas, plus il cherche à prendre le contrôle de la vie des autres. Se sentant en permanence suivi, Elliot est abordé par Mr Robot, un individu qui le convainc, avec l’aide de deux groupes de hackers dénommés Fsociety et Dark Army, de pirater E. Corp, un des plus puissants conglomérats du monde dont les dirigeants, en occultant une catastrophe sanitaire, ont causé la mort de son père.
L’économie narrative de Mr Robot est fondée sur des rebondissements spectaculaires. Par l’art avec lequel il lève le voile sur la schizophrénie d’Elliot, Sam Esmail se montre un digne héritier de David Lynch. Ainsi, ce n’est qu’à la fin de la première saison que le spectateur découvre que le personnage de Mr Robot avec lequel Elliot tient de longs conciliabules est le fruit d’une hallucination visuelle, n’est autre que le fantôme de son père. Ce coup de théâtre entraîne une relecture vertigineuse des développements narratifs précédents. Tout autre est, par exemple, la signification de la scène finale de l’épisode 2 de la saison 1 dans laquelle Elliot, en équilibre sur une balustrade, est poussé par Mr Robot dans le vide : à la lumière de cette révélation, sa chute apparaît non comme un accès de violence parentale mais comme la manifestation de tendances suicidaires. Un autre exemple illustre la sophistication narrative de cette série. On songe à la scène dans laquelle, au cours de la saison 1, Mr Robot vient seul menacer un hacker tenté de renoncer. Cette scène, au regard de la nouvelle interprétation selon laquelle Mr Robot est une émanation de la psyché d’Elliot, demeure énigmatique. Symptomatique de la volonté de l’auteur de désorienter le spectateur est son choix d’attendre que la moitié de la saison 2 soit écoulée pour en donner la clé : il s’agissait en fait d’un épisode dissociatif au cours duquel Elliot adopte l’identité de son père. Loin d’être superfétatoire, la complexité narrative de Mr Robot a pour mérite de mettre le spectateur au diapason de la difficulté du héros à se frayer un chemin dans un univers dont les contours ne cessent de se dérober.
Mr Robot offre une plongée hallucinée dans l’univers délirant d’un psychotique. A l’image des héros de Spider de Cronenberg ou de Shutter Island de Scorsese, Elliot bâtit des scénarios imaginaires, à l’exemple de celui où il croit vivre chez sa mère, qui ont pour objet de le protéger du spectre de la réalité. Le paradoxe est que ce hacker auquel aucun réseau informatique ne résiste a le sentiment d’être piraté par son double négatif. De sa capacité à résister à l’emprise qu’exerce Mr Robot sur ses facultés mentales dépend sa liberté. La peur d’être manipulé par une force obscure malfaisante, la crainte d’être envahi par un hors-là tapi au fond de soi, la hantise de perdre son identité, le sentiment angoissant de dépossession de soi, c’est tout cela que, à la faveur d’une immersion dans les eaux sombres de la folie, met à jour cette fiction télévisée. Qui est-ce qui est en mesure d’aider Elliot, dont le psychisme est vampirisé par un défunt, à recouvrer son intégrité mentale ? Sûrement pas sa psychologue dont les préconisations ne lui sont d’aucun secours. Ne serait-ce pas l’ami imaginaire auquel il s’adresse depuis le début du récit ; autrement dit, le spectateur. Tout se passe comme si, du spectateur, il attendait, à l’exemple du chauffeur de taxi auquel il demande d’attester de la réalité de la personne assise à côté de lui, qu’il soit un tiers capable de briser sa relation aliénante avec son double, qu’il soit un témoin capable de garantir son identité. Mr Robot se distingue de nombre de fictions sur des malades mentaux en ce qu’elle ne porte pas un regard médical sur la folie. C’est que, en s’adressant au spectateur, le narrateur assigne à celui-ci non pas le rôle d’un praticien mais celui du confident. Parce qu’elle favorise l’identification au héros, ce mode d’interpellation du spectateur joue un rôle non négligeable dans le succès de cette série.
La confusion mentale dont souffre Elliot n’est pas propre aux cybercriminels. Il y a quelque chose de troublant à constater que la personnalité de ce cyber-justicier présente de nombreux traits communs avec celle des tueurs de masse. Qu’on songe à son dégoût de la société, à ses pulsions suicidaires, à son occultation de la réalité, à son addiction à Internet ou encore à sa conviction d’être investi d’une mission rédemptrice (« Je veux sauver le monde » proclame-t-il). Le sentiment de toute-puissance qui l’envahit lorsqu’il réussit un piratage informatique répond à la soif de pouvoir des oligarques financiers qu’il combat : sa mégalomanie et leur despotisme sont les deux faces opposées de la même ambition démiurgique, du même individualisme hypertrophié. A en juger par le tempérament extravagant des autres personnages, il s’en faut de loin qu’Elliot soit le seul à avoir une personnalité dérangée. De Tyrell Wellick, dont l’hyper-violence semble tout droit sortie de American Psycho à son épouse, fervente adepte de pratiques sexuelles sadomasochistes, en passant par le leader chinois de la Dark Army, ministre le jour et travesti la nuit, Mr Robot collectionne les personnages au comportement déviant. La raison pour laquelle la peinture de ces trentenaires dysfonctionnels se leste de gravité est qu’ils partagent un profond sentiment de déréliction. De cette fiction monte la sourde récrimination d’avoir été trahi et abandonné par la génération précédente qui, faute d’avoir régulé le système capitaliste, laisse en héritage à ses enfants un monde devenu, à force de cupidité, insensé.
Conçu sur le modèle du collectif Anonymous, le groupe de hackers dont Elliot est la tête pensante se réclame du courant anarchiste : leur dessein est moins de bâtir un ordre économique nouveau que de détruire l’ancien. Leur entreprise de déstabilisation se solde par un double échec. Non seulement la montée de la pauvreté que provoque leur attaque ruine leur espoir de contribuer à l’avènement d’une société plus juste mais en outre leur piratage fait le lit de l’oligarchie économique qu’ils rêvaient d’abattre. Ainsi, à la faveur de l’effondrement du système bancaire consécutif à leur cyber-agression, le président honni de E. Corp étend l’emprise tentaculaire de son entreprise sur la première économie mondiale en imposant une monnaie virtuelle créée par son groupe en dépit de l’opposition de la Maison Blanche refusant qu’une société puisse s’arroger le droit d’émettre une devise. Mr Robot renoue avec le pessimisme des thrillers paranoïaques des années 1970 et en particulier avec un film comme A cause d’un assassinat à la lumière duquel le pouvoir apparaît, par sa capacité à tirer profit de ses adversaires, comme une sphère aussi invulnérable que redoutable. La logique folle du capitalisme est le pendant de la maladie mentale d’Elliot : qu’il s’agisse de Wall Street, qui impose ses propres règles aux pouvoirs publics ou du monde intérieur d’Elliot, dominé par une puissance obscure, l’univers que décrit Mr Robot a pour caractéristique d’être régi par des forces incontrôlables. Le tableau très sombre que dresse cette fiction d’un capitalisme financier au dessus des lois porte la marque de la crise des subprimes. La dénonciation de l’impunité dont les dirigeants des grands établissements bancaires ont bénéficié en vertu du principe du « too big to fail » malgré leur écrasante responsabilité dans la crise financière de 2008 est un des ressorts politiques de cette série. Est-ce l’effet du hasard si la cupidité, le machiavélisme, l’arrogance du président de E. Corp sont autant de traits que l’on prête aux directeurs de Goldman Sachs ? On peut à bon droit remarquer que Mr Robot s’enracine dans le même terreau idéologique qu’une série comme House of cards. L’image cauchemardesque de l’establishment américain que distillent ces fictions, le cynisme qu’affichent les élites qu’elles mettent en scène témoignent d’une profonde défiance envers la caste des gouvernants. Du sentiment d’une surveillance généralisée (NSA) aux abus du capitalisme financier (Occupy) en passant par la faillite de l’action politique, Mr Robot cristallise les menaces qui pèsent sur le système démocratique américain.
Mr Robot est riche d’enseignements sur l’univers actuel du hacking. A travers le rôle joué par la Dark Army, un mystérieux groupe de hackers chinois auquel Elliot s’est allié pour pirater E. Corp, Sam Esmail met en lumière la montée en puissance des hackers gouvernementaux. Que, dans un monde placé sous le signe de la duplicité, Elliot soit trahi par ses alliés chinois, était inévitable. Ceux-ci, afin d’éviter tout témoin gênant, entreprennent d’éliminer leurs complices américains. Entre la Dark Army, une puissante organisation agissant pour le compte du gouvernement chinois et le petit groupe de geek idéalistes réunis autour d’Elliot, le combat est perdu d’avance. Outre la disparition de proches, la victoire de la Dark Army marque la défaite de la philosophie libertaire dont Elliot était porteur. La noirceur de Mr Robot tient au fait que la révolte d’Elliot n’est source d’aucun progrès. Il y a loin de ce personnage de hacker à la figure traditionnelle du héros américain dont l’action ressoude la communauté. Tout se passe comme si, dans le paysage audiovisuel américain, on assistait à un partage des rôles de plus en plus marqué : au néo-classicisme hollywoodien (Eastwood, Spielberg), la défense du héros taillé dans l’étoffe des hommes ordinaires ; aux séries (Homeland, Mr Robot), l’évocation de personnages dysfonctionnels dont l’héroïsme porte un coup fatal à leur intégrité morale.
Que dire du physique d’Elliot sinon que son trait le plus frappant est ses yeux exorbités. Difficile d’oublier le regard halluciné qu’il promène sur le monde. Entre sa schizophrénie, sa toxicomanie et son penchant pathologique pour Internet, son rapport à la réalité est réduit à la portion congrue. Ayant en horreur tout contact humain, Elliot vit dans un monde totalement désincarné dont le coefficient d’étrangeté tient au sentiment de dépersonnalisation qui l’assaille. Par l’emploi systématique de plans décadrés, le recours à une lumière agressive et à de courtes focales déformantes, la mise en scène renforce le sentiment d’être immergé dans un univers aussi fallacieux que déstructuré. C’est dans la conviction de vivre dans un monde mensonger que trouve sa source la mentalité conspirationniste qui gouverne cette fiction. L’ennui est que cette série en présentant une vision complotiste du capitalisme ne propose en rien une critique constructive de son mode de fonctionnement : elle contribue non pas à rendre intelligible les maux du capitalisme mais à accroitre la part de mystère du système qu’elle entend dénoncer, à reconduire le mythe d’une toute-puissance maléfique agissant dans l’ombre afin d’instaurer un Nouvel Ordre mondial.
Bonne critique pour cette série qui se rapproche d’un documentaire fiction.
Le rapport aux croyances religieuses fait également partie de la série.