Rwanda. Nous sommes le 12 avril 1994. Encore une journée. Encore une journée de détresse : combien de vies encore massacrées, découpées aujourd’hui ? Une semaine déjà que la haine semée, enseignée, organisée, structurée, orchestrée, guidée, armée, hurle comme un vent déchaîné en meutes et en bataillons. Chasse à l’homme vertigineuse, totale et, dans chaque rue, à chaque carrefour, à chaque croisement, des barrières dressées. Des barrières et des miliciens pose vedette de la mort devant des piles de cadavres, Primus, Mutzig et Guinness à la main ; des miliciens à l’affût, guettant, surveillant, jaugeant cartes d’identités et visages. Débusquer ; il faut débusquer les Tutsis, tous les Tutsis ; aucun Tutsi ne doit survivre.

Sur les rotatives de l’histoire, nous sommes le 12 avril de l’année mille neuf cent quatre vingt quatorze. Et la haine manœuvre d’un Etat, la haine faite de cadavres, la haine et ses mécanismes enclenchés, bourdon de chants et de chaos fétide qui pue, qui fume, qui empeste la terre et l’horizon. Et au Conseil des Nations, on feint l’étonnement, on affecte la surprise. La vérité ? On savait. Toutes les chancelleries savaient. Les informations se suivaient, se chevauchaient et racontaient toutes la même chose : jusqu’à l’infini de la terre des Milles Collines, le bien sera renversé par le mal, l’horizon monté par l’apocalypse, le sang répandu dans la poussière.

On savait. Qui dira, qui osera dire, affirmer, le front bien droit, bien haut levé, qu’il n’était pas au courant que les milices s’affairaient, que les milices étaient sur pied de guerre ? Qui dira, qui osera dire qu’il ne savait pas que des listes avaient déjà été établies ? Qui dira qu’il ne savait point, le jour proche où dans les rues, où sur les collines bondirait ce crime sans égal ? Qui dira qu’il n’a pas vu venir, vu affluer dans le souffle du temps, cette haine en gendarmes, en garde présidentielle et en milices bras dessus bras dessous, le pas martial, indication de l’ombre annonçant la vie sans sépulture, la vie sans cercueil ? Tous ceux qui devaient savoir savaient. Tous. Tous savaient que cette haine ensemencée, diffusée et parfois servie comme divertissement quotidien, emporterait, le moment venu, tout sur son passage.

L’extermination. Grondement des tambours de cette extermination annoncée, gravée dans les archives. Tenez ce télégramme diplomatique daté du 12 janvier 1994 et signé M. Bunuel : « Le Représentant spécial du Secrétaire Général des Nations Unies a réuni ce matin les chefs de mission de Belgique, des Etats-Unis et de France, en présence du Général Dallaire pour leur faire part d’informations fournies par un haut responsable du MRND chargé plus particulièrement de la formation de la milice interahamwe, selon lesquelles une guerre civile serait sur le point d’être déclenchée selon le scénario suivant : quelques éléments des interahamwe se livreraient à des provocations à l’encontre du bataillon FPR stationné au parlement (CND) afin de susciter une riposte de celui-ci. Parallèlement les militaires belges de la MINUAR seraient pris à parti dans le même but. Les victimes rwandaises que ne manqueraient pas de provoquer ces réactions seraient alors le prétexte à l’élimination physique des Tutsis de la capitale. Selon l’informateur de la MINUAR, 1700 interahamwe auraient reçu une formation militaire et des armes pour cela avec la complicité du chef d’État Major des FAR. La localisation précise des éléments Tutsis de la population de Kigali devrait en outre permettre d’éliminer 1000 d’entre eux dans la première heure après le déclenchement des troubles. »

Qui dira, le cœur sans aucun sentiment de culpabilité, que nada, il ne savait pas ? La haine armée, la haine, la danse macabre, la bouche riant la mort et proclamant la destruction des Tutsis n’était pas invisible, clandestine. Visage à découvert, sans masques, elle persiflait, excommuniait, menaçait, ricanait, s’organisait, enflait, discourait exaltée à longueur de journée, sans retenue ; chargeait, l’air bravache, l’œil mauvais, les fusils ; aiguisait les machettes au grand jour. On savait bien, très bien même, ce qui se tramait et le théâtre diplomatique, la langue frileuse traître à l’humanité, syllabes sans force, on simulait l’aveuglement : le génocide ne serait pas génocide. Et la rectitude courbée, on dormait, la joue contre des fleuves de résolutions et de recommandations sans effet. Et à chaque parole pour ne rien dire, à chaque parole pour ne rien faire, à chaque amnésie comme un agenouillement devant la barbarie, les tueurs tournoyant au-dessus des collines et des villes, les ailes dépliées, la détermination ainsi revigorée, redoublaient d’ardeur et ce qui devait arriver, ne pouvait qu’arriver. Car jamais, jamais l’humanité arrachée au monde par un génocide sans la passivité du reste du monde.

12 avril 1994 ; nous sommes le 12 avril 1994 ; la haine féroce, tue, tue, tue depuis une semaine, la frénésie, la fureur saccadée par les appels au meurtre de la RTLM, la Radio Machette : « Venez, mes amis, célébrons l’extermination des Tutsis ! Dieu récompensera les justes. » Et sur toutes les télévisions du monde, au plus haut des ondes, en prime time, les mêmes images de l’horreur absolue : des corps et des corps flottant sur la Nyabarongo, des corps et des corps mutilés jetés sur les bords des routes. Et ces meutes d’assassins armés de machettes, armés de gourdins, armés de coupe-coupe… Et l’air essoufflé, empestant la mort. Génocide. Extermination. Et l’humanité, notre humanité vacillante, le sommeil lâche de mille ans.

12 avril 1994 ; nous sommes le 12 avril 1994. Opération Amaryllis. Opération Amaryllis en cours. Sur cette terre désormais rouge sombre des Milles Collines, opération Amaryllis : des hommes du 3e RPIMa (Régiment Parachutiste d’Infanterie de Marine), des hommes du 35e RAP (Régiment d’Artillerie Parachutiste), des hommes du 8e RPIMa. Opération Amaryllis.

Sauvetage des victimes ? Être là pour les condamnés à l’effacement pour crime de naissance ? Être là pour les pourchassés, les découpés, les tués pour être nés ? Être là comme une lueur d’espérance au milieu de ce vent de haine roulant sur la vie, tels les ténèbres l’obstination de tuer raide, métallique ? Secours tout-à-coup, enfin, porté aux victimes ? Grand geste d’humanité, de noblesse jaillissant soudain du fond de nos ailes argentées pour protéger les suppliciés ? La fraternité comme ligne d’horizon ? Néant. Dans les ténèbres, néant d’humanité : évacuation des ressortissants, des seuls ressortissants français et occidentaux du Rwanda ! Et les victimes ? Les victimes dépouillées du droit à l’existence, destinées à l’anéantissement ? Sur notre passage, leur malheur loin de nous : et que les morts et les vivants continuent à crier ; imperturbables à notre conscience leurs hurlements et salut, oui, salut : adieu et à une autre vie.

Opération Amaryllis. 9 avril, à contre-sol, élévation vers les nuages du premier vol avec à son bord 43 français mêlés à 12 membres de la famille de… Habyarimana. Du brouillard du sang, dans l’écume de ce jour, les Rwandais sauvés par le mouvement de nos bras compatissants ? Ni les vies traquées, ni les vies fracassées, mutilées, ni les vies en calvaire, en haillons, en sursis, titubant, achevées en bordures de notre chemin, aux portes de nos colonnes de secours. L’ordre de mission, qui après avoir noté « l’arrestation et l’élimination des opposants et des Tutsis », précisant : « Le détachement français adoptera une attitude discrète et un comportement neutre vis-à-vis des différentes factions rwandaises ».

Opération Amaryllis, 12 avril 1994 : un autre avion sur la piste de l’aéroport de Kigali ; un autre avion qui s’élève, s’envole et dans ses entrailles d’autres étranges passagers. Quelques noms ? La famille de Félicien Kabuga et le sieur Ferdinand Nahimana.

Kabuga ? Date de naissance : 1935 ; profession : homme d’affaires ; président du Comité provisoire du Fonds de Défense Nationale (FDN), président du Comité d’initiative de la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM). Oui, Kabuga, Félicien Kabuga, Président de Radio machette ; Kabuga, importateur de 25 tonnes de machettes en novembre 1993 ; Kabuga, encore lui, importateur de nouveau de 50 000 autres machettes en mars 1994. Kabuga, Félicien Kabuga, wanted man, encore recherché aujourd’hui pour les crimes suivants : génocide, incitation directe et publique à commettre le génocide, tentative de génocide, entente en vue de commettre le génocide et crimes contre l’humanité (persécution, extermination).

Et Nahimana ? Ferdinand Nahimana, longtemps recherché et en cavale, finalement arrêté au Cameroun, en mars 1996. Nahimana ? Portrait dressé par la juge Sud-africaine Navanethem Pillay, devant le TPIR : « Nahimana était un universitaire de renom, professeur d’histoire à l’Université nationale du Rwanda. Il était directeur de l’Office Rwandais de l’information et fondateur de la RTLM. Il était pleinement au courant de la puissance des mots, il a utilisé la radio, le média de communication qui atteint le plus grand nombre de gens, pour propager la haine et la violence ». Nahimana condamné au terme de son procès à 30 ans de réclusion « pour avoir incité directement et publiquement à la commission du génocide et pour persécution constitutive de crime contre l’humanité par le biais d’émissions de la RTLM. »

12 avril 1994 ; nous sommes le 12 avril 1994. Opération Amaryllis. Opération Amaryllis et dans notre affairement du jour donc, le ciel de notre cœur insensible aux cris des victimes, notre humanité affaissée, démantelée, ensablée dans l’obscurité, et voilà embarqués dans nos bagages, et la famille du financier du génocide, et l’idéologue de ce crime sans au-delà. Geste d’une monstruosité effroyable qui, dans les caves de notre histoire, nous accuse et continuera de nous accuser encore et encore demain. Et ni la falsification des faits, ni les discours bavards sans regrets ni honte, élevés au ciel de la propagande, n’effaceront cette honteuse tâche nauséeuse.

Questions : où était donc passée, ce jour-là, la conscience des gardiens de notre destin national ? A quel moment le commencement de ce délitement dans le marécage de l’histoire ? Quand avons-nous commencé, là-bas, à tourner à l’envers de la lumière, à perdre notre clarté d’homme et à renoncer à ce que nous sommes ? Quelques saisons plus tôt déjà ? Quelques années auparavant avec l’Opération Noirot ? Le moment est venu de déverrouiller les cadenas putréfiés de notre mémoire officielle et de dérouler le parchemin de notre opaque présence au Rwanda. Même coupables sous le regard de l’histoire, le courage jusqu’au bout de nos traces, la mémoire sans fuite, devoir de chercher la vérité comme garant d’un autre futur. Et inutile de continuer à tourner les pages à l’envers de la véracité des faits.

Un commentaire

  1. Cher Gakunzi,
    Je viens de decouvrir par un ami, ton article Paru dans « La Regledu Jeu.org »…je m’en voudrais d’en rater a l’avenir tellement tes chroniques nous interpellent comme Africains et Citoyens du Monde.
    Auss, ai-je decide de m’y abonner.
    Intare Kristof Muhigira