Mon ami Charlie est mort le 18 juillet dernier. Il était réalisateur de films – en particulier “La Mémoire est-elle soluble dans l’eau ?” et “Royal Bonbon”, prix Jean Vigo 2002 –, et écrivain, aussi.
Nous nous étions connus lorsque nous avions quinze ans et que nous organisions ensemble, pour le compte de deux organisations – rivales – d’extrême-gauche, des manifestations lycéennes. Nous faisions partie de ce que l’on appelait alors la “Coordination lycéenne”, où nous représentions nos lycées respectifs, et je me rappelle d’un jour où nous avions insulté ensemble, au cours d’une très importante et très officielle réunion, le secrétaire général de la CGT d’alors qui n’en revenait pas de voir deux ados se comporter ainsi, sans qu’il puisse réagir.
Nous étions devenus amis lors d’un concert d’Alice Cooper, qui avait lieu à l’Olympia, où nous essayons de rentrer gratuitement – nous n’avions guère les moyens de payer, à l’époque – au cri de : “La musique pour le peuple !” En l’occurrence, le peuple, bien sûr, c’était nous.
Je ne me souviens plus exactement par quel miracle nous avions réussi à rentrer dans la salle bondée mais nous avions fini par voir le concert – sans payer – et à aller boire dans des bars du coin, après. C’était le début d’une amitié qui ne s’est jamais arrêtée, même si, comme toutes les amitiés, elle a, évidemment, connu des hauts et des bas.
Nous avions quasiment le même âge. Un âge qui n’est pas, je trouve, un âge pour mourir.
Pourquoi “Mourir à trente ans”, cherchait à comprendre Romain Goupil (qui était le meilleur ami de Maurice, le grand frère de Charlie) ? Mourir à soixante, ce n’est pas mieux.
Nous faisions partie d’un groupe, tout-à-fait informel, de – très jeunes – gens qui nous étions rencontrés au début des années 70 et qui avions décidé, aux alentours de dix-sept ans, de ne plus jamais “grandir”. Et, encore moins, de vieillir.
Aucun d’entre nous ne l’avait, bien sûr, formulé, encore moins proclamé, et pas même avoué aux autres, mais nous savions, en notre for intérieur, que ce serait comme ça.
Nos grands frères avaient connu Mai 68, mais pas nous. Nous avions donc loupé quelque chose, que nous essayions de rattraper. Et ce “quelque chose”, c’était un serment de liberté : ne jamais accepter le monde tel qu’il est, ne jamais devenir un “vieux con” et croire que l’adolescence, surtout si elle se déroule dans les années 70, avant le SIDA et le terrorisme islamique, est vraiment le plus bel âge de la vie.
Je ne sais pas si nous nous sommes tenus à ces promesses mais je veux croire que nous avons, au moins, essayé.
Il y avait dans ce groupe, informel, deux musiciens, d’un groupe connu, à l’époque, deux frères dont l’un est devenu un cinéaste reconnu, deux ou trois futurs journalistes, un écrivain, aujourd’hui admiré, et quelques autres qui restèrent inconnus…
Je crois qu’un journal de l’époque avait fait un article sur certains d’entre nous et l’avait intitulé : “Les jeunes gens modernes”.
Nos idoles d’alors – elles le sont restées – étaient elles-mêmes des créatures sans âge et à l’éternelle jeunesse, que ce soit David Bowie ou Mick Jagger. Ou leurs successeurs, que nous admirions sans même avoir besoin de nous le demander, comme Prince.
Nous avions dansé sur leurs tubes, dans toutes sortes de soirée où nous nous incrustions, et cela continuait. Avec d’autant plus de plaisir qu’ils étaient restés au sommet de leur gloire, et qu’ils connaissaient même une nouvelle jeunesse et de nouvelles vagues d’admirateurs.
A vouloir ne jamais grandir, et donc à faire tout ce qui était interdit, beaucoup d’entre nous ont disparu, entraînés dans les excès d’une époque. Que ce soit avec la drogue, le Sida, et pas mal d’autres choses. Plusieurs finirent même dans la folie et la dépression.
Mais, après tout, ils s’étaient tenus à cette promesse, non dite, et étaient morts avant d’avoir vieilli. Pouvait-on vraiment le regretter ou le leur reprocher ? Non.
Nous étions juste un peu moins nombreux lorsqu’il s’agissait d’organiser une soirée ou bien de se retrouver après l’habituel coup de fil de Charlie de 19 heures, me demandant : “T’as pas une fête?”.
Beaucoup d’entre nous choisirent, comme je l’ai dit, des métiers de liberté : cinéma, musique ou littérature, mais pas forcément, puisque certains devinrent aussi (haut) fonctionnaires ou s’engagèrent dans la politique. A gauche, évidemment.
Mais jamais très longtemps car l’irresponsabilité de la “jeunesse éternelle”, ou qui se croit comme telle, est incompatible avec ce genre de responsabilités.
Pas mal d’entre nous n’eurent pas d’enfants – ou bien ils les eurent tard – car, pour rester un enfant, peut-être faut-il ne pas en faire ? Ce n’est pas ce que je pense, mais c’est une idée que je comprends.
Avec Charlie, nous avons été attirés, presque toujours, par les mêmes choses : le monde noir – lui avait choisi Haïti, où il passait son temps, à la recherche des zombies et de toutes sortes de croyances en l’immortalité, et moi, l’Afrique – et le monde juif –, lui avait fait un film sur sa mère, Solange, omniprésente et déportée à Auschwitz, moi sur les Juifs (noirs) d’Ethiopie. Cela nous permettait de rester proches, ce qui était bien, car, entretemps notre “groupe informel” avait éclaté. Il s’était dispersé dans la nature.
Ses membres avaient-ils renié leurs engagements ? Je ne savais pas trop.
C’est à son enterrement – qui a eu lieu sous un soleil éclatant –, au cimetière de Bagneux, que je me suis rendu compte qu’il n’en était rien.
Je l’ai vu à quelques détails, dans la coiffure ou dans l’habillement. Telle marque de tennis, tel type de pantalon, des détails insignifiants, que presque personne, sans doute, n’a remarqué, mais qui étaient toujours là. Comme une fidélité à nos promesses.
Cela m’a fait plaisir de retrouver cette “armée des ombres”, malgré la tristesse de la situation.
Je suis allé, le soir, dans la maison de Charlie, à Bagnolet. Sa compagne y avait organisé une fête, comme à la grande époque. Avec les mêmes, plus quelques nouveaux, glanés au cours des années, et quelques enfants, évidemment.
J’avais l’impression qu’il était toujours là, comme d’habitude, à entraîner les autres dans des danses délirantes.
J’ai vu les pochettes des CD qui traînaient à côté de son lit, vide. C’étaient les mêmes que celles des vinyles que nous avions lorsque nous nous retrouvions, avec notre petit groupe “informel”, dans le temps. Il y avait juste quelques chanteurs africains ou haïtiens en plus, comme chez moi.
Nous avons dansé sur la musique de nos dix-sept ans, jusque tard dans la nuit, beaucoup bu, comme avant, et nous nous sommes promis de nous retrouver à une prochaine fête.
Mais où ? Chez Charlie ?
Ce serait, en tous les cas, mieux qu’au prochain enterrement.
Je me reconnais tellement dans ton texte que, si on se voyait, on s’apercevrait qu’on est des vieux potes. En tout cas c’est l’esprit…
J’avais fondé un ciné-club au lycée Balzac en 72-73-74 et c’est là que j’ai connu Charlie – c’est aussi mon prénom : il n’avait pas son pareil pour faire comprendre « huit et demi » à l’assemblée chahuteuse qui prolongeait la révolution permanente pendant les projections. Précieux. Et puis nous avons eu les mêmes routes et nous sommes toujours croisés, entre Alice Cooper et Romain Goupil, la même route, je te dis…
J’ai aussi fait des films – des poèmes radicaux de gauche – et plein d’enfants qui me donnent plutôt l’impression de retarder le vieillissement. C’était une bonne surprise, ton mot, tes mots, merci.
PS : à l’enterrement de Pierrot, au Père Lachaise, un graffiti sur une tombe : « aujourd’hui on ne se voit plus qu’aux enterrements ». Un petit malin y avait ajouté, à la craie : « heureusement y’en a beaucoup… »