Puisque nous nous rendons compte que la culture, l’immatériel comptent en vérité autant si ce n’est plus que la prospérité ou l’égalité économiques, pourquoi ne pas poursuivre la réflexion de cet été quant à la laïcité par quelques mots sur l’éducation ? Pourquoi, dirais-je même, ne pas tenter d’en faire l’un des enjeux de cette campagne ?
Il sera certes plus difficile, non pas de « gagner sur » l’éducation, mais de convaincre des militants et des « communicants » qui n’ont plus pensé depuis vingt ans, qu’ils le peuvent. Et pourtant, à vaincre sans péril, n’est-ce pas ?… J’aurai donc au moins essayé.
Les Français ne veulent pas de nouvelles lois, mais ils le croient ou on le leur fait accroire. Ce ne sont pas elles qui les rendront plus heureux, plus libres, ou meilleurs citoyens et, comme le relève Moses Mendelssohn au début de l’un des ouvrages fondamentaux de la philosophie politique des Lumières, Jérusalem, il est plus profitable à la société que le citoyen renonce de son plein gré à une liberté infinie qui pourrait autrement se retourner contre lui, plutôt qu’il ne s’en estime frustré par l’intervention de l’Etat ; la connaissance, la raison et la persuasion seules peuvent affecter nos convictions et ce n’est pas l’affaire de la loi qui ne sait, et encore, que commander nos actions. Il est bien sûr inévitable d’avoir des lois mais Rousseau les estimait déjà devoir être peu nombreuses, s’intéressant au général et non au particulier ; Mendelssohn ajoute qu’elles sont l’ultima ratio regum, instrument nécessaire car tout le monde ne peut être persuadé, mais qu’elles sont bel et bien, et par là même, un pis-aller acceptable lorsqu’il s’agit d’actions qui peuvent à la rigueur s’accomplir sans ferveur, inadmissible dès lors que l’on prétend former des opinions droites et libres à la fois, dès lors que l’on s’occupe des consciences et non plus des comportements eux-mêmes.
Plutôt que la loi, suggère le philosophe, la question qui doit importer à la société est celle de l’éducation : s’il nous faut bien quelques lois, d’une part pour la rendre obligatoire pour tous jusqu’à un âge donné, d’autre part pour interdire la diffusion d’idées séditieuses ou haineuses, l’essentiel n’est pas là.
L’essentiel, c’est l’éducation, l’éducation prise au sérieux.
Vous ne pourrez rien faire en effet lorsque, ayant interdit le burkini, vous verrez arriver sur les plages de Nice ou d’ailleurs des femmes qui se baigneront habillées ; vous ne pourrez rien dire lorsque, malignes, elles vous poursuivront devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme ou, pire, devant le jugement informel mais autrement plus tranchant des nations, pour leur avoir refusé un foulard que vous accordez à vos catholiques grands-mères ; vous serez impuissants lorsque, sous quelque prétexte qui n’aura apparemment aucun rapport avec la terreur religieuse, la tête couverte de quelque bandana un peu plus large que de coutume, certaines regarderont leurs « sœurs » moins pudiques d’un œil qui suffira à les faire frémir et à les décourager de se baigner, de se promener, d’étudier sans s’être auparavant vêtues comme des croyantes.
Vous serez impuissants car tout cela ne relève pas de la loi : que peut-elle contre un regard, contre un silence désapprobateur ? Vous ne pourrez ni ne devrez rien faire car on a le droit de se baigner à moitié nu ou en chemise et qu’il serait ridicule de prétendre l’interdire. Et pourtant, n’est-il pas épouvantable qu’après les progrès du XXe siècle, des femmes se croient à nouveau immondes, dissimulent leur corps comme on ferait d’une chose honteuse, parfois en armant leur superstition d’une rhétorique qui fait porter le chapeau au désir masculin alors que c’est leur propre désir qu’elles nient ainsi et que c’est bien, en même temps, au désir le plus objectivant, le plus dominateur, le plus brutal qui puisse se trouver parmi les mâles, que leur « pudeur » offre un blanc-seing ?
Lutter, dites-vous ? Oui, mais il est un autre pouvoir que celui des lois, et c’est celui d’éduquer.
Je ne dis pas que cela soit facile mais au moins ne courons-nous pas, en en usant, à un échec assuré.
Il ne s’agit pas, comme l’a fait si justement remarquer Raphaël Enthoven, de « mettre le mal hors la loi » ; mais plutôt de rendre à l’école, une fois pour toutes, sa mission première, mission résolument moderne : fournir à l’enfant un socle, un substrat sur lequel sa subjectivité pourra croître. Donnez-lui plus de moyens quand il le faut, mais c’est d’abord, c’est surtout un certain discours qui doit changer. Que l’on paie mieux professeurs et instituteurs : exigence légitime, décisive en un sens ; mais qu’on leur restitue l’autorité sans laquelle ils ne sauraient élever les mineurs qu’ils ont en charge, c’est là une exigence sainte. Aujourd’hui, les parents eux-mêmes s’insurgent de ce que l’on puisse réprimander leur précieuse progéniture – ne voyant pas qu’ainsi, loin de les émanciper, c’est au pouvoir et à l’uniformité du marché étendu jusqu’au tréfonds de leurs petites âmes, qu’ils livrent des enfants non point libres mais éternellement consommateurs. Et qui sont aussi, de ce fait même, plus susceptibles que jamais de tomber dans les pièges de l’obscurantisme. Car la « culture » que revendique l’adolescent de banlieue contre son professeur tétanisé se résume, on le sait, à l’abri rassurant et fantasmé à la fois de la tente tribale, ou au façonnage statistique à destination de masses robotisées – ou bien encore aux deux à la fois.
L’éducation telle que l’ont conçue l’Humanisme et les Lumières, ce sont deux gestes en un : arracher l’apprenti sujet à ses déterminations inconscientes et passives, le replanter dans l’Eden d’une mémoire sue et maîtrisée, une mémoire dont il n’est pas dupe, une mémoire à partir de laquelle il va pouvoir aller vers soi. La vérité de l’universalisme français ne serait pas dans la substitution d’un quelconque espéranto à notre langue ancestrale aussi bien qu’aux parlers régionaux ou même à l’idiome de l’immigré, mais bien plutôt dans le « plébiscite de tous les jours » cher à Renan, le « consentement actuel, le désir de vivre ensemble » qui s’enracine dans un « riche legs de souvenirs » et veut « faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis » : il n’est pas besoin, Dieu merci, d’être de sang celtique pour appartenir à la très vieille histoire de notre pays, mais il n’est pas faux qu’il faille au moins l’adopter, cette histoire, pour être pleinement français. Qu’il faille la connaître, qu’il faille l’aimer, d’un amour amer parfois et quitte même à en dénoncer les horreurs et à en redire les blessures – que l’on soit juif et petit-fils de déportés, protestant cévenol ou métis martiniquais.
Une chose pourtant est de l’être – ou d’être européen, ou encore occidental – consciemment et librement, de se reconnaître tel au terme de l’ascèse éducative, une autre est d’identifier ce qui est donc en fait un devoir-être à l’être des entrailles, à l’instinct, à l’être-là d’un sol inquestionné. L’éducation à la française apprend à être français en apprenant à être libre. Elle enseigne comment aller vers soi, mais en sortant d’abord de la maison de son père.
Pour retrouver cette mission, il nous faudra rendre aux humanités leur puissance, qui vaut émancipation, se détacher de l’instrumentalité du langage que la culture de masse, le tout informatique et la « science structurale » ont concouru à nous faire admettre. Car il y a au contraire une puissance qui n’appartient qu’à la parole, qui lui appartient de droit, et c’est celle du déracinement : voilà d’ailleurs le credo commun de la foi biblique et de la modernité. Ruiner les vérités sacrées : ce titre d’un très beau livre d’Harold Bloom ne désigne-t-il pas le propre de la littérature ? Seulement, on n’y arrive pas comme ça. Cela commence évidemment à sa propre culture et loin d’être chauvine, la culture occidentale que des générations de « clercs » ont jugé bon de transmettre fut l’apprentissage et l’histoire d’un perpétuel arrachement à soi. C’est l’éducation humaniste, écrivait Alain Finkielkraut dans La défaite de la pensée, qui donne « à chacun les moyens de faire le tri dans l’énorme masse de croyances, d’opinions, de routines et d’idées reçues qui composent son héritage ». N’est-ce pas à la tyrannie et aux préjugés de leurs propres familles que Roméo et Juliette ont d’abord dit non ?
Détruire le préjugé, y compris sans doute celui qui nous empêche de nous ouvrir, le cas échéant, à la raison des autres – mais seulement si d’abord on se connaît, que l’on sait d’où l’on part et d’où l’on parle et si ça n’est pas pour laisser les autres, y compris les Français issus d’une « minorité » quelconque, s’enfermer dans leurs propres préjugés ou, pire, tenter de nous en rendre avec eux prisonniers. J’ai déjà expliqué en quoi enseigner l’arabe pourrait être une formidable opportunité : ça ne le sera qu’à condition de le faire pour Averroès et Abu Nuwas, certainement pas si le Ministère essaie par là de « faire plaisir » aux nostalgiques du « bled » et de la chaleur maternelle. Célébrer la communication universelle, oui, mais le faire en la fondant sur ce que la différence aurait d’intransmissible est proprement insensé. Nous ne voulons pas le multiculturalisme, nous voulons fonder une communauté intersubjective, ce qui implique de se garder à la fois de l’anti-intellectualisme relativiste, qui dénie toute existence à l’universel, et de l’anti-intellectualisme universaliste, qui verrait bien les amoureux comme les artistes porter l’uniforme de l’abstraite et commune raison.
Foi biblique et modernité : je n’ai pas dit religion mais je cherche, je tâtonne parmi les textes qui nous fondent ceux où s’est d’abord dite cette parole qui fait vivre et libère, et voilà, je n’y peux rien, que Jérémie se rappelle à ma mémoire, lui qui nous dit que la parole est comme feu car elle fond toute chose, dévore et façonne ; et comme un marteau qui fait éclater le roc. Mots dégelés, mots éparpillés, démultipliés, sens qui s’échappe en mille surprises.
Penser contre sa tradition, tout contre, penser contre soi-même. S’arracher, avec Rabelais et Molière, jusqu’à l’admiration passive et servile vis-à-vis du savoir et de ses dépositaires : la culture, la grande culture sait dénoncer le jargon des Diafoirus, des Trissotin et des Janotus de Bragmardo, de tous ceux qui prétendent la représenter, comme elle sait démasquer les Tartuffe. Saine discipline que ne pratiquent d’ailleurs pas toujours les nouveaux clercs… Elle sait, quand il le faut, faire correspondre la pensée au jardin, plutôt que de l’identifier aux fausses subtilités de Pangloss. Elle sait en un mot sa propre subversion.
L’éducation doit soustraire l’enfant, et cela vaut pour l’enfant blanc, bourgeois, chrétien, hétérosexuel, au prestige infini de ses racines, c’est-à-dire à la domination du préjugé. En même temps, il ne doit pas s’agir de se nier, au contraire : pour être libre, il faut toujours se connaître, mais l’enjeu est de parvenir à n’être dupe ni de son cogito, ni des chaînes qui relient ce dernier à tout ce qui le précèderaient, ni de l’Autre.
Aborder la différence à partir de soi, car on part toujours de là, de sa conscience, de sa demeure, de sa sphère d’appartenance, et le faire en se gardant de classer aussi bien que de séparer : une véritable, sincère et authentique éthique de la relation doit être le but ultime des études humanistes. Je crois qu’on fait d’ailleurs un peu trop grief aux Lumières d’avoir recherché l’universel au mépris des singularités et de la pluralité humaine. C’est en partie vrai mais c’est aussi parmi ces philosophes héritiers du bon sens cartésien que l’on trouve les plus grands adeptes du décentrement : que l’on songe, à titre d’exemple, aux Lettres persanes, que l’on songe au Supplément de Diderot. Deux siècles plus tôt, Montaigne rendait déjà hommage à la beauté « tout à fait anacréontique » de la culture amazonienne, tout en appelant son lecteur à garder ses propres coutumes, quoique avec distance et scepticisme : que sais-je, après tout, dans ce monde qui est en train de devenir infini ?
Retrouver ce que cette quête contre le sacré a précisément de sacré, voilà un enjeu dont la difficulté est autrement plus redoutable que celle de trouver de nouveaux crédits, de rénover un bâtiment un peu vétuste, ou d’équiper une classe d’ordinateurs. A l’âge du chacun-ses-goûts, comment imprimer dans l’esprit de Pinocchio qu’il doit d’abord renoncer à ses instincts s’il veut devenir le « vrai petit garçon » qu’il a toujours rêvé d’être ? Ringard ? Je tiens qu’à tout prendre, ça l’est moins que la mythologie du « maître ignorant ». Qu’est-ce qu’éduquer si ce n’est rompre avec l’immédiateté des traditions familiales comme avec celle des instincts ? Rihanna n’est pas Mozart, un point c’est tout, et vous ne vous ferez pas mieux respecter de vos élèves en tentant de leur vendre du Booba en lieu et place de Baudelaire : peut-être même vous en mépriseront-ils davantage.
Dans Je et Tu, Buber a ce mot admirable : « Destinée et Liberté sont fiancées l’une à l’autre. Seul l’homme qui réalise la liberté rencontre la destinée ». Apprendre à être libre, c’est évidemment renoncer au fatalisme, c’est se rencontrer loin de ce pour quoi l’on était « programmé » ; en cela, l’éducation est combat livré, aussi bien au marché qu’à l’intégrisme religieux. Il ne s’agit pas de querelles vétilleuses (quels programmes ? combien d’heures de ceci ou de cela ? quel nouveau sigle inventer pour quelle nouvelle fabuleuse discipline fantoche ?), mais d’une guerre contre la fatalité et ceux qui y croient – au nom de son parfait opposé, la destinée de qui devient soi-même, comme dit Pindare en ses Pythiques, une fois qu’il l’a su.
Et c’est reparti avec le burkini!
« On écrit l’histoire en France comme on fait un compliment à l’académie française ; on cherche à arranger ses mots de façon qu’ils ne puissent choquer personne. Et puis, je ne sais si notre histoire mérite d’être écrite. »
Voltaire
https://postcolonialbrittany.wordpress.com
« l’arabe pourrait être une formidable opportunité »
Effectivement, mais les arabophones ne vont pas se contenter d’Averroès et Abu Nuwas.
L’arabe, mais pas le berbère ? pas le yiddish ? pas le cévenol ? pas le martiniquais ?
https://postcolonialbrittany.wordpress.com
« La vérité de l’universalisme français ne serait pas dans la substitution d’un quelconque espéranto à notre langue ancestrale aussi bien qu’aux parlers régionaux ou même à l’idiome de l’immigré, mais bien plutôt dans le « plébiscite de tous les jours » cher à Renan, le « consentement actuel, le désir de vivre ensemble » qui s’enracine dans un « riche legs de souvenirs » et veut « faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis » : il n’est pas besoin, Dieu merci, d’être de sang celtique pour appartenir à la très vieille histoire de notre pays, mais il n’est pas faux qu’il faille au moins l’adopter, cette histoire, pour être pleinement français. »
« Chacune de nos sectes prétend le titre d’universelle; mais qu’avons-nous à répondre quand nos adversaires prennent une mappemonde et couvrent avec le doigt le petit coin de la terre où notre secte est confinée ? »
Voltaire
L’ « universalisme » français n’est qu’un ethnocentrisme/suprématisme destiné à justifié une « domination française ». Les mensonges de l’école et du roman national « nos ancêtres les Gaulois » n’ont plus prise.
Le « national » français est basé sur une imposture depuis la révolution française, qui a visé à détruire toutes les autres nations en détruisant leurs langues, leurs cultures, leurs institutions. Ni les Corses, ni les Tahitiens, ni les Canaques, ni les Bretons, n’accepteront désormais cette « domination française/parisienne ».
Un indigène éduqué est moins manipulable qu’un indigène non éduqué. Lisez Léopold de Sausssure : « Psychologie de la Colonisation Française dans ses Rapports avec les Sociétés Indigènes »