Dans le film « Peshmerga », on vous voit lors d’une mission humanitaire au Kurdistan irakien. Ce n’était pas toutefois la première fois que vous vous rendiez sur le terrain…

Non, en effet. Je m’étais déjà rendu à deux reprises au Kurdistan syrien, en passant par le Kurdistan irakien. Je suis également allé il y a très longtemps au Kurdistan d’Irak avec les Barzani, puis au Kurdistan d’Iran avec les Talabani. Je connais les Kurdes de la région depuis quarante ans.

Bernard-Henri Lévy a été interpellé par le drame kurde, et il a raison, comme souvent : c’est l’un des grands scandales du siècle où près de 40 millions de personnes sont considérées comme des sous-citoyens, privées de leurs droits, de leur Etat.

De plus, si la position des kurdes syriens face à Bachar al-Assad est ambiguë – ils n’ont pas soutenu les révolutionnaires laïques démocratiques de la société civile contre le dictateur syrien  –, il est certain qu’ils sont aujourd’hui le seul rempart au sol contre Daech. Et la coalition a forcément besoin des Pehmergas. Bernard-Henri Lévy a été touché par leur courage. Ces combattants méritaient qu’on leur consacre un film.

Qu’avez-vous pu percevoir de Daech sur le terrain ?

Daech est l’enfant maudit de Bachar. L’une des premières mesures prises par le dictateur syrien au début de la révolution syrienne a été de libérer tous les djihadistes emprisonnés en Syrie à leur retour d’Afghanistan. L’autre branche confluente à la formation de Daech résulte des décisions revanchardes du gouvernement chiite irakien, depuis la chute de Saddam Hussein, qui a exclu tous les officiers sunnites de l’armée nationale. Vexés, ils ont rejoint Daech. Enfin, les jeunes venus de l’étranger complètent le tableau. Ce sont des terroristes qui cachent des mines dans des cadavres et dans des objets inoffensifs, qui utilisent des armes chimiques interdites par toutes les conventions internationales.

Quelles armes chimiques utilisent-ils ?

Ils font usage du gaz moutarde – ils n’ont pas encore le gaz sarin –, celui qui a servi en 1915, en Flandres, et qu’on appelle l’ypérite. Ce gaz brûle les poumons et se fixe sur les vêtements des victimes devenant ainsi brûlant pour ceux qui les soignent.

Justement… Dans l’une des scènes de « Peshmerga » on vous voit apporter des masques anti-gaz aux combattants kurdes. Est-ce pour répondre aux attaques par ce gaz ?

Oui. Bernard-Henri Lévy m’avait demandé d’apporter du matériel médical sur place suite à la demande du Général Sirwan Barzani qui disait avoir besoin de protection contre le gaz moutarde pour les soignants. Je leur ai donc apporté quinze combinaisons NBC neuves et de très bonne qualité grâce à Médecins Sans Frontières dont je suis l’un des trois fondateurs et ancien président. Leur magasin m’est heureusement resté grand ouvert.

Dans une autre scène du film, on vous voit aux côtés de Ala Hoshyar Tayyeb, le cameraman blessé lors du  tournage. Que s’est-il passé?

Il était dans un pick-up, debout sur le marche-pied, filmant avec un seul bras et se tenant avec l’autre, presque à l’extérieur du véhicule. La voiture a sauté sur une mine. Il a été éjecté et a eu le bras quasiment arraché. Les combattants peshmergas qui étaient à l’intérieur de la voiture sont tous morts. Il a eu une chance énorme. Il a été touché surtout vers l’extérieur de l’épaule, mais les nerfs du plexus brachial situés dans l’aisselle n’ont pas été touchés.  Il pourra vivre normalement même si certaines activités ne seront plus possible. Mais il m’a dit qu’il ne prétend pas être un grand sportif.

Est-ce qu’à votre avis Daech sera vaincu ?

Oui. Et rapidement. Il se peut que dans douze mois il n’y ait plus d’Etat islamique. Maintenant qu’ils doivent faire face aux bombardements de la coalition, ils mobilisent moins les illuminés de nos banlieues belges ou françaises. Sans parler, bien sûr, de la résistance de l’armée kurde. C’est suicidaire aujourd’hui de s’engager auprès d’eux en Syrie ou en Irak.

Et pourtant, vous vous êtes rendu sur place...

Je soigne des personnes en mission humanitaire depuis 50 ans et n’ai pas envie d’arrêter. C’est comme une drogue dure.

Vous ne sauvez pas autant de vies à Paris, où de nombreux médecins sont en mesure de faire votre travail. Vous sauvez vraiment des vies lors de catastrophes naturelles, de guerres.

Là, vous pouvez vous retrouver face à un enfant de trois quatre ans, dans les bras de sa mère en pleurs, avec les tripes contenues dans un torchon. Vous le soignez comme vous le pouvez et quinze jours après, l’enfant est en parfaite santé – les enfants récupèrent à une vitesse incroyable – , en train de tirer la jambe de votre pantalon pour vous réclamer les bonbons que vous aviez pris l’habitude de lui donner pendant sa convalescence. Dans ces cas, vous pleurez d’émotion, vous vous dites que c’est ça la médecine : le rapport avec les gens.

Je sais que cela est dérisoire. Un chirurgien qui se donne un peu de mal et qui est compétent, peut opérer 7, 8, 9 malades maximum dans la journée tandis qu’un bombardement sur le marché à côté peut provoquer 120 morts d’un coup. C’est totalement dérisoire, il faut rester humble, mais il faut le faire. C’est une obligation morale. J’ai peut-être sauvé 100, 200 personnes qui seraient mortes si je n’avais pas été là. Et l’essentiel c’est d’y avoir été.

Quels sont les liens établis sur le terrain?

Les gens sont très reconnaissants, ils comprennent que vous prenez des risques sous les mêmes bombes qu’eux, que vous avez quitté votre métier, votre famille, votre pays, votre confort, pour leur venir en aide.

Parfois, quand vous faites ce que vous pouvez pour sauver un patient dont l’état était trop critique et qu’il meurt sur la table d’opération, vous êtes surpris par la famille qui vient vous remercier. Au début, je n’arriverais pas à recevoir ces remerciements : « Mais il est mort ! ». Les familles ont pourtant des phrases magnifiques à vous offrir : « Oui, il est mort, docteur, mais au moins vous lui avez donné une chance. Si vous n’étiez pas là, il mourrait sûrement. Merci ». Aujourd’hui je comprends. C’est ça la médecine d’urgence.

J’essaye aussi toujours d’aider le personnel soignant, chirurgiens ou infirmiers locaux à opérer. La formation est évidemment bien plus importante que la substitution. Au début, ils sont réticents mais je leur dis : « Je vous montre ce que vous voulez, mais ça ne vous servira pas. Dans trois semaines, je serai reparti. C’est votre combat, c’est votre peuple, c’est vous qui devez le faire ». Mais je suis là, de l’autre côté de la table, prêt à prendre le relai s’il se passe quelque chose. Il s’en souviennent ensuite parce qu’ils l’ont fait avec leurs mains.

Et en France, est-ce que votre travail est suffisamment reconnu ?

Il y a trente ans, quand je racontais que je faisais de la chirurgie de guerre, mes copains disaient : « Tu peux faire mieux que ça, quand même. Tu peux faire de la bonne chirurgie, sophistiquée, avec de la technologie, dans le 16e, avec tout le matériel et en te faisant bien payer ». Il y a eu par la suite des films sur la chirurgie de guerre – Mash et d’autres – qui ont rencontré un certain succès et l’opinion a commencé à comprendre. Maintenant, c’est un travail reconnu.

Il est vrai que l’on prend des risques, qu’on a peur, qu’on est bénévole et qu’on touche beaucoup moins d’argent que les copains installés dans le 16e. Mais on paie aussi moins d’impôts (sourire) et surtout , on reçoit énormément, on apprend l’humilité et même des façons nouvelles de travailler… J’ai la chance d’avoir une expérience de 50 ans de chirurgie, il faut que ça serve à quelque à chose. Et si je meurs lors d’une mission, ce n’est pas grave. Je préfère mourir sous une bombe que paralysé dans mon lit, en étant devenu un poids pour ma famille.

Et comment s’organise-t-on pour partir si régulièrement et dans l’urgence au bout du monde ?

Je suis doublement chanceux.

J’ai eu la chance de travailler au sein d’un hôpital où mes activités humanitaires étaient connues et respectées. Si bien que lorsqu’un tremblement de terre en Colombie était annoncé un soir à la radio, le lendemain tous s’étonnaient de me voir à l’hôpital : « Ah t’es là ? On te croyait en Colombie. On avait tout organisé, pris tes gardes, etc. ».

Puis, j’ai la chance d’avoir épousé une femme formidable. Lorsque nous nous sommes rencontrés, nous étions tous deux divorcés. Nous étions matures. Elle savait que je partais régulièrement en mission. Dès le début de notre histoire, elle me voyait partir cinq, six fois par un an à l’étranger. Il n’y a pas eu de tromperie sur la marchandise. Et elle comprend que, quelque part, ça me fait du bien. Il lui est même arrivé de me dire : « Toi, tu deviens vraiment lourd à la maison, tu devrais partir faire une mission. Moi, ça me fera des vacances, et toi, ça te fera du bien ».

Pour ce qui est du matériel, j’ai toujours ma « boîte à malices » avec moi. En plus des instruments habituels – que je confie aux médecins locaux –, j’ai toujours sur moi des instruments qui m’ont manqué une fois dans ma vie. Des choses très précises : comme du fil métallique de fixation dentaire pour une mâchoire déchiquetée et surtout la pince indispensable pour les couper en catastrophe si besoin, qui restera scotchée aux pieds du lit du patient pour éviter un dramatique encombrement pulmonaire en cas de vomissement. Ce sont des choses qui m’ont manqué une fois mais qui ne me manqueront plus jamais.

Quelle est la situation des hôpitaux kurdes en Syrie ? En Irak?

Ils ont de vrais hôpitaux, assez bien organisés, même si cela reste sommaire. D’ailleurs, où que ce soit, l’essentiel n’est pas tant le matériel que le personnel, et les basiques : l’eau et l’électricité. Au Kurdistan, si ces basiques restent opérationnels, la jonction entre les blessés et les soins demeure le principal défi. Un groupe de médecins bénévoles, civils, ont d’ailleurs mis en place un système de soins assez efficace : ils ont établi entre le front et Erbil, à mi-distance, trois postes où l’on peut opérer et soigner avec le matériel nécessaire de base de la chirurgie de guerre. Lorsqu’un secteur du front les appelle pour des blessés, ils orientent ces derniers vers tel ou tel poste et ils partent immédiatement, en temps réel, vers l’un des trois points de soins. Il y a ainsi un réel gain de temps. Je me suis rendu disponible pour travailler de façon plus approfondie avec eux sur ce projet.

Est-ce que vous retournerez au Kurdistan ?

Oui. Sûrement. Surtout au Kurdistan syrien. Médicalement, ils en ont vraiment besoin.

 

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