De Rojava (Kurdistan syrien)
Sérékaniyé est une bourgade de province. Une de ces petites villes posées dans la grande plaine du Nord syrien, au pied des montagnes turques.
On nous avait promis l’enfer, la guerre, les bombardements, nous y avons trouvé des femmes et des hommes organisés, solidaires, courageux. Fédérés par une langue et une culture communes, mobilisés contre la barbarie de l’Etat Islamique et pour la préservation de leur territoire, les Kurdes résistent. Tous les Kurdes. La société civile comme les combattants. Musulmans, chrétiens, syriaques ou arméniens, arabes, turcs, irakiens ou syriens, pour une fois unis, ils tentent de s’opposer à l’avancée de Daech.
Le calme apparent de Sérékaniyé cache une réalité bien présente. L’attente, à chaque instant, d’une reprise brutale des tirs de Daech. A l’hôpital Roj où nous sommes, les familles se pressent derrière la grille pour avoir des nouvelles de leurs fils ou de leurs filles. Les blessés, bien que moins nombreux ces derniers jours depuis que Daech a repris Mabruka, s’accumulent dans les chambres et la salle des urgences, la morgue, enfin, abrite les corps de treize martyrs tués en quatre jours qui attendent des funérailles solennelles. Le front de l’Est est à une vingtaine de kilomètres. Au-delà et jusqu’à Kobani (Ayn al-Arab), cent kilomètres du « couloir kurde » ont été conquis par la poussée islamiste.
Pour nos compagnons (ici tout le monde s’appelle camarade, haval en kurde), il n’existe aucune alternative au combat. Au Sud, Daech, au Nord, la frontière turque, honteusement close depuis le début de l’offensive. A vrai dire, Sérékaniyé est une petite Berlin d’avant 89. Une ville coupée en deux. Une moitié, qu’on devine par-delà les toits, prospère, moderne, l’autre, mutilée, vivant dans l’angoisse des retours du front. Entre les deux parties de la ville, les Turcs ont construit il y a quelques mois un mur en béton de cinq mètres hérissé de miradors. Un des récents martyrs a été abattu parce qu’il tentait de franchir la frontière.
Ce que tout le monde observe ici, c’est la progression de Daech vers le Nord depuis le début des frappes de la coalition internationale. Touchés à Mossoul, à Raqqa, à Sohr, les Islamistes se replient au Nord, vers le Kurdistan syrien dont les Turcs ont fermé les portes. Des millions de Kurdes sont aujourd’hui pris en tenaille entre un mur et Daech. Alors, ils résistent, avec leurs modestes moyens. Parce que c’est dans leur nature, parce qu’ils n’ont pas le choix. Ce sont des combattants – les filles comme les garçons – jeunes, très courageux et portés par un destin collectif. Leur seule crainte est d’être blessés et de ne pouvoir retourner au front avec leurs camarades. Ils sont sans aucun doute le meilleur rempart contre l’obscurantisme et la politique de terreur de Daech ou d’Al Nosra. Politiquement libéraux en Irak, plutôt « socialo-démocrates » en Syrie, « stalino-guévaristes » en Turquie, les Kurdes sont avant tout un peuple laïc où la place des femmes est sans équivalent au Moyen-Orient. Un tiers des combattants provient des rangs féminins et toute institution kurde doit avoir au minimum 40% de femmes et une direction bicéphale homme-femme.
Bachar al-Assad a conduit un régime criminel, tout le monde le sait. L’Armée Syrienne Libre, faute du soutien occidental au début de la révolution, s’est laissée infiltrer par les djihadistes. L’Etat Islamique est peut-être la plus puissante et la pire organisation terroriste que le monde moderne ait connue. Le gouvernement chiite irakien d’Al Maliki a montré son incurie, les Turcs d’Erdogan naviguent en eaux troubles, entre rejet des Kurdes, alliance avec l’Occident et soutien dissimulé aux islamistes sunnites (le passage des chars djihadistes à travers la frontière nécessitant au moins quelques complicités). Ce sont les Kurdes que nous devons soutenir. Militairement et par des actions humanitaires. Il y a urgence. Parce que c’est tout un peuple qui est menacé, le seul qui puisse opposer aux ténèbres un message d’espoir et de tolérance.