Je regarde M. Martinez avec son œil de chien battu et son air triste, si triste, que ne parviennent à égayer ni ses déclarations fracassantes ni la surenchère de ses points presse.
J’observe sa façon mâle, toujours un peu pathétique, de surjouer son «bras de fer» avec l’Etat, d’assurer qu’il ne «cédera» pas, qu’il ira «jusqu’au bout», qu’il fera «plier» la France et la mettra, si besoin, «à genoux».
J’écoute et réécoute, en marge des défilés où les feux, les lacrymogènes et les fusées d’alerte prennent le pas sur les slogans et les chants ouvriers d’antan, ses fortes déclarations sur la «brutalité policière», la «violence patronale» et sa capacité, lui, M. Martinez, tout seul et comme un grand, à renverser le «rapport de forces» avec une gauche «sociale-traître» qui aurait érigé la perfidie en méthode de gouvernement et de survie.
Le plus frappant, dans cette comédie, c’est le spectacle qu’offre d’elle-même une CGT naguère si puissante et si maîtresse de sa puissance.
C’est cet appareil dont les services d’ordre faisaient la fierté des militants et contrôlaient, dans les défilés, tous les débordements mais qui n’a plus, là, soudain, ni l’autorité ni la volonté de contenir les nouveaux casseurs.
C’est ce corps exsangue, et sous perfusion, dont on sent bien qu’il ne gueule si fort que parce qu’il ne tient plus rien et dont on voit, plus clairement encore, qu’il ne serait pas si radical en paroles et symboles s’il n’était conscient d’avoir déjà perdu dans le réel, le seul qui compte, celui du monde du travail – ils sont loin, les spectres de Georges Séguy et d’Henri Krasucki ! loin, les beaux jours de la bataille de Renault et des subtils compromis obtenus, à l’arraché, de Pierre Dreyfus ! et loin, presque effacées, ces pages extraordinaires d’intelligence et de civilisation qu’étaient les grandes négociations syndicales du siècle passé !
Le plus frappant et, pour le coup, le plus triste, c’est cette petite foule sans âme que conduit le patron de la CGT et qui n’est plus que l’ombre des rassemblements, des masses, des groupes en fusion révolutionnaires, des fraternités sartriennes ou des foules mallarméennes «déployées en coups d’aile», des peuples, qui enflammèrent nos esprits de jeunes hommes avant de violemment nous dégriser.
Car il y a eu des peuples. Il y a eu, forgée au creuset des hauts-fourneaux, des chaînes de production, des hurlements de la machine industrielle et des luttes pour s’en émanciper, quelque chose qui s’est appelé le peuple.
Il y a eu, de Dickens à Tolstoï, du «Cuirassé Potemkine» à «Qu’elle était verte ma vallée» – il y a eu, en France, de Robespierre à Michelet, et de Lamartine à Hugo, cet être fragile et colossal qu’on appelait le peuple et qui n’était ni la tourbe des Latins, ni le gros animal des Athéniens, ni cette masse béante, chosifiée par la machine, dans laquelle elle est en train de se noyer, ni, encore moins, cette émeute devenue meute et projetée, sur fond de slogans débiles et de destruction de mobilier urbain, sur un boulevard Diderot où l’on ne sait plus que singer la geste prolétarienne.
Il est tombé, bien sûr, ce peuple. Il s’est égaré, il s’est perdu.
Il s’est donné à des idoles immenses et terribles : l’idole politique, quand il s’est voulu nation; la communiste, quand il s’est rêvé international, sans frontières, genre humain ; l’idole religieuse, évidemment, sous le nom et la guise des Eglises.
Mais enfin il a été.
Il lui est arrivé d’être grand.
Et il y avait de la grandeur, et il y avait de la puissance d’esprit et de pensée, dans le mystère de cette agglomération d’hommes au cœur d’une langue, d’une tâche et même d’une terre qu’ils décidaient d’habiter ensemble en se réglant sur de beaux noms inspirés de la volonté générale et du souci républicain.
Or ce qu’atteste le quart d’heure warholien dont bénéficie M. Martinez, c’est que tout cela est mort.
Et, de cette mort, de cette CGT anémique et qui en rajoute dans la fausse force, de ce Front de gauche caricaturé par un tribun de parc à jeux, de ce gauchisme rendu synonyme de nihilisme (et attention ! pas le nihilisme des philosophes ! pas même celui de Netchaïev ! un nihilisme de paumés, de vagues repris de justice qui trompent, non la mort, mais l’ennui et la conscience de leur propre nullité), il n’y a lieu ni de rire ni de pavoiser.
La mort d’un peuple n’est jamais une bonne nouvelle.
Elle est probablement même, aujourd’hui, l’une des pires nouvelles qui nous menacent.
Et ce n’est pas ici que l’on entonnera je ne sais quelle «Multinationale» (dont les paroles restent à inventer, c’est dire…) en lieu et place de «L’internationale» défunte ou, ce qui est pire, guignolisée (car ce carnaval du peuple convoqué sur la petite scène du Grand Spectacle contemporain ne signifie rien que la perte avérée du sens, sa dissolution dans la friche de l’inculture, l’enflure de cette matière mi-morte mi-vivante qui prolifère quand se décomposent les corps et dont Polybe, le plus grand des historiens grecs, disait qu’on ne sait plus trop s’il faut la brûler ou la noyer…).
Comment fait-on pour ressusciter un peuple ? Je ne le sais pas – mais une chose est certaine : le silence des esprits et la mise au pas des consciences produiront, à coup sûr, l’effet inverse.
Je veux bien voter pour un monde juste, mais pour cela, je vais avoir besoin d’un monde crédible.
Un monde où je ne serai pas autorisé à fouler, une rose à la main, les allées du cimetière où aura été ensevelie la dépouille d’Ehud Barak, fusillé pour avoir osé accuser de fascisme un gouvernement fasciste.
Un monde où Emmanuel Macron terminera ses phrases en sorte qu’on ne puisse pas l’accuser de n’avoir pas à cœur de tout mettre en œuvre pour que tous les Français soient en situation de s’offrir un costard sur mesure.
Un monde où le frontiste de gauche rappellera à son électorat que, s’il l’a effectivement appelé, en 2012, à faire bloc derrière un ennemi personnel dans le seul et unique but de repousser le diable bleu dans son cloaque, Hollande ne lui a pour sa part jamais proposé quoi que ce soit en retour hormis une entrée terriblement compromettante, j’allais dire mitterrandienne, au gouvernement de la France.
Un monde où les partis totalitaires ne se draperont plus dans les couleurs d’une République dont ils conchient les trois valeurs primaires.
Un monde où nous serons libres d’être égaux et frères, égaux pour avoir été frères en liberté, frères pour avoir appris à chacun d’entre nous à estimer à quel moment c’est à son tour ou, au contraire, au tour de l’autre de céder le passage.
Mais ce n’est pas tout.
Car il me faut un deuxième monde où les nations ne manqueront pas de l’intelligence minimale requise pour utiliser à des fins stabilisatrices le chaos laissé par Daech en Irak et en Syrie, mettant fin à plusieurs siècles de négationnisme antikurde, reconnaissant enfin la souveraineté d’un peuple sans terre, d’un peuple ayant besoin d’une position d’appli et de repli en cas de reprise des persécutions à l’encontre de ses branches diasporiques.
Un monde où Erdogan rencontrera un obstacle diplomatique de taille chaque fois que lui reprendra l’envie de cracher dans le dos de l’Histoire.
Et puis, sans vous commander, je ne serais pas contre l’attribution d’un troisième monde avec lequel je suppose qu’adviendra le procès des procédures déprocessives du processeur suprême.
Ce monde distinguera d’autant mieux l’injuste du juste qu’il n’effacera pas de son écran l’actrice principale de la grande scène de crime et constatera qu’elle fait tout son possible pour éviter d’abattre un petit soldat du méta-empire israélovore dont l’arme blanche a — c’est l’image qui parle — été précautionneusement écartée à quelques mètres de lui au moment où quelque chose s’est produit qui allait déclencher le tir létal d’un meurtrier involontaire/d’un assassin patenté; ce n’est pas à moi de trancher.
C’est dans ce dernier monde que la Confédération rompra avec sa propre fracture asociale et renouera avec la nature primitive de sa fonction salutaire, cessant de s’employer elle-même à empêcher toute sortie de crise pour aboutir de préférence au compromis censément recherché, chose qui n’a rien à voir avec de la compromission envers un idéal de société qui, jusqu’à preuve du contraire, a renoncé à la lutte armée quand l’automate révolutionnaire visait l’instauration d’un régime communiste, lequel se passe très bien de syndicat puisqu’il range son prolétariat-esclave dans une boîte à outils aristotélicienne, pour son bien? ben voyons.
Par dernier monde, j’entends, faut-il le préciser, dernier en date, n’étant pas moi-même éviscéré par le rouet des temps, que je sens défiler à sa propre vitesse, n’ayant aucun pouvoir d’en accélérer le processus qui, soit dit entre nous, me dépasse, raison de plus pour m’y projeter modestement, et donc, par l’esprit que représente la raison saupoudrée d’un je ne sais quoi que je situe entre l’intuition juste et la passion que je ressens à l’endroit du droit, dès lors qu’il ne se confond pas avec le rectiligne, envers lequel je n’éprouve pas d’aversion particulière à partir du moment où celui-ci se reconnaît une idéalité formelle qui, si elle n’est pas sans lien avec la réalité, ne parviendra jamais à forcer le réel à se conformer au diktat de ses intelligibles.
Alors, avant qu’un quatrième monde ne se soit incorporé dans les trois subsumences qui, dès le principe, lui sont consubstantielles, j’entreprendrai, non sans mille ans de décalage, les fouilles archéologiques de la Terre sainte des Juifs où sera mise au jour la maison natale de ce Prépalestinien qui avait été le premier leader arabe à avoir eu le courage de reconnaître avec exactitude la dette infinie de l’islam à l’égard des récepteurs de la Tora.
Je révélerai à l’avant-premier monde ce lieu de mémoire et d’histoire impeccable.
Et je le chérirai.
Pou que votre monde soit crédible, il faudrait d’abord que vous arriviez à en parler plus simplement.
Nous leur expliquons que la résistance au nazisme ne s’en prenait pas aux civils désarmés, ils entendent le message, et concentrent tous leurs efforts de destruction autour des cibles militaires. Nous leur demandons alors de bien vouloir tenir compte de l’inversion de paradigme qui sépare terrorisme antinazi et terrorisme nazi, très bien, disent-ils, alors nous nous limiterons à viser les miradors du camp d’Auschwitz-Gaza ou du ghetto musulman de Molenbeek-Saint-Jean. Nous ne pouvons plus nous pourlécher sur la soucoupe de série Z d’une gauche Barbarella. Dommage. L’uppercut n’est jamais aussi efficace qu’après un bon crochet.
Alcoolique vous aussi?
Décidément, la nostalgie n’est pas bonne conseillère, BHL cède de plus en plus au : »c’était mieux avant » dans ses articles, du coup, il est de moins en moins dans le coup, certains ne s’en plaindront pas mais je trouve qu’il ferait mieux de mettre ses qualités de philosophe et d’écrivain au service du monde actuel au lieu de sans cesse ressasser le passé .
» le silence des esprits et la mise au pas des consciences produiront, à coup sûr, l’effet inverse » Justement toutes ces manifestations (CGT, Nuit Debout,etc..) prouvent le contraire, les consciences se réveillent, les esprits se rebellent. Ce qui gêne peut-être BHL, c’est qu’on ait plus autant (voire plus du tout) besoin de lui pour affirmer ses idées et choisir ses combats. Il se sent désavoué voire inutile lui qui c’est toujours rêver en porte parole revendiqué de ce peuple qu’il ne comprend plus. Il suffirait qu’il soit moins méprisant à son égard pour comprendre qu’en réalité le peuple ne peut pas mourir, il n’a donc pas besoin de ressusciter. Le problème c’est que BHL vieillit mal.
Le peuple est mort, vive le peuple!
Tristesse…. Tristesse…. Et tristesse
Doublée d’une angoisse,
d’une peur sourde qui me tenaille le ventre et ne me quitte plus