Il ne faudrait pas que le secret s’ébruite trop : tapie au fond d’une cour discrète du 7e arrondissement parisien, à deux pas de l’Assemblée nationale, la fondation Custodia nourrit depuis quelques années l’ambition de sortir du silence qui était le sien et de la confidentialité distinguée qu’elle conservait, à la manière d’un grand collectionneur, passionné et actif mais modeste, peu disert et tout entier à son art. Si elle n’est pas constituée en musée, cette institution unique en son genre organise cependant de plus en plus d’expositions, continue à enrichir spectaculairement ses collections par de nombreuses acquisitions et se veut un centre de recherche particulièrement actif, en particulier grâce à sa bibliothèque de 130 000 volumes ouverte aux chercheurs, l’une des plus riches pour l’histoire de l’art en France.

Créée en 1947, cette fondation dédiée principalement à l’art hollandais, conserve des œuvres immensément précieuses mais elle est avant tout une œuvre en soi, faisant de ce lieu intimiste l’un des fleurons de la culture à Paris et une réalisation exceptionnelle, un modèle de perfection pour tout amateur d’art (et dieu sait si le collectionnisme – quand il est bien et follement mené – est une saine monomanie de la perfection, une méticuleuse et systématique recherche du beau). C’est un tout, un organe dont chaque partie compose un ensemble cohérent.

Pour l’appréhender, cette œuvre qu’est la Fondation Custodia doit se restituer dans son contexte : cachée par une façade du XIXe siècle donnant sur une belle et haute rue haussmannienne, rien ne laisse présumer de la présence, de l’autre côté de la cour, d’un hôtel particulier néoclassique de la fin du XVIIIe siècle, l’hôtel Turgot, qui appartint au célèbre ministre réformateur de Louis XVI.

Dans les salles d’apparat silencieuses aux décors intacts, les quelques 220 tableaux de la fondation accrochés aux murs reflètent le meilleur de l’art hollandais du XVIIe siècle tandis que sur de grandes tables cirées les chercheurs viennent consulter les 7 000 dessins et 30 000 gravures qui font la célébrité de la collection. Feuilles néerlandaises et flamandes (Rembrandt, Rubens), mais aussi italiennes (Beccafumi, Guerchin, Tiepolo) et françaises (Lorrain, Watteau, Ingres, Delacroix, Degas). Comble du luxe, plutôt que dans des passe-partout modernes, ces dessins sont présentés dans des recueils d’époque avec leurs reliures anciennes qui sont patiemment recherchés, achetés et restaurés par la Fondation. Rien n’est laissé au hasard : tout semble, ici, le fruit d’une recherche bien calculée pour procurer une expérience esthétique complète. Une salle – le bureau du directeur – reconstitue un intérieur hollandais du XVIIe siècle uniquement avec des meubles d’origine tandis que la collection s’étend à des domaines rares et passionnants, complétant habilement les fonds plus classiques que sont œuvres graphiques et peintures : 1 000 cadres anciens d’origine, hollandais et italiens principalement, permettent de présenter les tableaux dans leurs plus beaux atours et 40 000 lettres d’artistes, de Michel-Ange à Matisse en passant par Dürer et Rembrandt, offrent une vue sans détours sur le cœur et la pensée des plus grands artistes – ce fonds épistolaire étant l’un des plus riches au monde. On trouve encore des livres anciens, de la porcelaine chinoise (car c’est celle qui inspira la célèbre faïence de Delft au XVIIe siècle) et des miniatures mogholes. Pourquoi ces miniatures ? Parce que Rembrandt en possédait quelques-unes et que tout ce qui concerne Rembrandt est, en ces murs, méticuleusement recherché : son œuvre gravé complet y est conservé. Cette richesse est entièrement dévolue au service de l’histoire de l’art : chercheurs et étudiants consultent les œuvres directement dans l’ambiance feutrée des vastes salons, sous le regard des tableaux et des boiseries.

Comme tout chef-d’œuvre, la fondation Custodia a son créateur de génie : une grande figure, qui, à l’instar de sa fondation, reste peu connu en dehors des cercles éclairés de l’histoire de l’art. Son nom est Frits Lugt. Singulier personnage : passionné de Rembrandt et de peinture nordique du XVIIe siècle, c’est à Paris que ce Néerlandais décida pourtant de poser ses valises. En étudiant sans relâche les fonds de dessins hollandais du Louvre, de la bibliothèque nationale et de l’école des Beaux-Arts, il garda un pied dans son pays et dans ce XVIIe siècle, âge d’or de la peinture néerlandaise, qu’il chérissait tant. La connaissance documentaire qu’il avait de cette époque, il la mit au service de deux grandes œuvres. La première est un monument d’érudition, un ouvrage nommé Les marques de collections de dessins & d’estampes, qui recense presque tous les cachets, tampons, signatures que les collectionneurs et musées appliquent sur les dessins qui passent entre leurs mains pour prouver leur appartenance. Une bible pour les historiens de l’art du monde entier qui veulent reconstituer la provenance d’une feuille. Son autre œuvre : une fondation, dédiée à la préservation de sa collection et à l’étude de l’histoire de l’art hollandais, qu’il décida d’établir dans sa ville adoptive. Premier coup de force : tout autre que lui aurait créé un tel établissement aux Pays-Bas, la France étant notoirement juridiquement compliquée lorsqu’il s’agit d’y créer une fondation, serait-elle dédiée à l’art et à la mise à disposition au public de collections insignes. Deuxième coup de force : choisissant ce terrain non facile mais vierge, il parvient, contrairement à d’autres fondations françaises, à faire de la sienne une institution non seulement pérenne mais suffisamment indépendante économiquement en créant une structure de droit hollandais (encore aujourd’hui, la Fondation ne dépend en rien de la France) et en prenant modèle sur les fondations américaines qui avaient fleuri outre-Atlantique dans l’entre-deux-guerres. Pendant la Seconde guerre mondiale, Lugt avait quitté Paris pour se réfugier aux États-Unis et il avait été frappé par la modernité et la fonctionnalité de cet outil au service de l’art que sont les fondations créées par les Getty, Barnes et autres Rockefeller : s’appuyant sur les capacités économiques illimitées de leurs fondateurs, elles devenaient de véritables centres de recherche, allouant bourses aux universitaires, se dotant de bibliothèques, élaborant des programmes de recherche et d’inventaires, d’archivage des sources utiles à la recherche, et achetant à tour de bras sur le marché des œuvres pour enrichir leurs collections.

La présence lumineuse de Lugt – qui est mort en 1970 – transparaît partout à la fondation et plutôt que de chasser le fantôme, tout est fait, dans l’hôtel Turgot, pour cultiver sa mémoire et son œuvre ainsi que pour la perpétuer (une édition revue et augmentée des Marques de collection a été publiée en ligne en 2010 après un travail de plusieurs années et est désormais accessible à tous), voire l’améliorer. Devant gérer mille choses à la fois, Lugt n’a pas eu le temps de se préoccuper de tous les détails de sa création, comme ce plafond blanc aux arabesques moulurées dans le bureau du directeur qui jure avec l’intérieur méticuleusement reconstitué d’une maison bourgeoise du XVIIe siècle hollandais, où l’on trouvait le plus souvent poutres et solives : les poutres existent, du XVIIIe siècle, sous le coffrage actuel et il est prévu de les rendre visibles, pour enfin conférer à cette period room sa totale vraisemblance historique.

Dirigée aujourd’hui par Ger Luijten, un ancien conservateur du Rijksmuseum, elle se muséalise et professionnalise de plus en plus, ce que Lugt, historien de l’art à l’avant-garde, aurait sans nul doute approuvé : de nouvelles réserves à la pointe des dernières innovations techniques pour la conservation des œuvres d’art ont vu le jour et, alors que l’Institut Néerlandais a fermé ses portes en 2014 à cause de la crise, la fondation s’est étendue en annexant ses locaux. Surtout, elle continue d’enrichir ses collections à bon train : lettres de Gauguin, dessins de David, tableaux de Jongkind, la liste est longue.

Les peintures achetées par Lugt étaient surtout des tableaux de cabinet, des petits formats particulièrement bien choisis qui révèlent le goût sûr du personnage, comme cette nature morte de De Heem uniquement composée de livres, cet étonnant assemblage anthropomorphe de coquillages de van Kessel ou encore le portrait si vivace du juriste Hugo Grotius à seize ans par van Ravesteyn. L’institution poursuit sur cette voie (deux portraits de Jan de Bray ont été récemment acquis) mais se concentre depuis quelques années sur la constitution d’un fonds unique de petits formats de paysage du XIXe siècle, hollandais, danois et français, accrochés à touche-touche dans l’escalier de l’hôtel Turgot. Aujourd’hui, la fondation achète plus que le Louvre. Et il n’y a déjà plus de place dans l’escalier.


Informations pratiques

Fondation Custodia / Collection Frits Lugt
121 rue de Lille
75007 Paris

Métro : Solférino ou Invalides
Tarifs du musée : entrée 6€, tarif réduit 4€
Horaires : Tous les jours (sauf lundi), de 12h-18h

Largilliere-Grappes_de_raisin-Fondation_Custodia
Nicolas de Largillière, "Deux grappes de raisin", 1677, huile sur panneau, 24,5 x 34,5 cm
Hugo Grotius at the age of sixteen, by Jan Antonisz. van Ravesteyn
Jan Antonisz van Ravesteyn, "Portrait de Hugo Grotius", à l’âge de 16 ans, 1599, huile sur panneau, diamètre : 31 cm
Rembrandt-Femme-assise-a-une-fenetre
Rembrandt, "Femme (Saskia) assise à une fenêtre", vers 1634-1635, dessin à la plume et encre marron, lavis sur papier, 17,2 x 12,5 cm
Van-Kessel-Festons-masques-Fondation-Custodia
Jan van Kessel l'Ancien, "Festons, masques et rosettes de coquillages", XVIIe siècle, huile sur cuivre, 40 x 56 cm
Guardi-San_Giorgio_Maggiore-Fondation_Custodia
Francesco Guardi, "L’Église San Giorgio Maggiore vue de la Giudecca", vers 1775-1780, huile sur toile, 48 x 66,5 cm
Fondation-Custodia-grand-salon-de-l-hotel-Turgot
Fondation Custodia, le grand salon de l'hôtel Turgot
Fondation-Custodia-Bureau-du-directeur
Fondation Custodia, le bureau du directeur

6 Commentaires

  1. Magnifique panorama de l’art néérlandais, mais pas seulement. Une institution vivement conseillée !!

  2. Après votre texte qui brocardait les expos block buster des grands musées parisiens, je suis enchanté que vous nous fassiez découvrir un lieu d’exposition peu connu du public et de qualité.

  3. Merveilleux!
    Une bonne idée pour nous reposer l’esprit de l’actualité

  4. Merci pour cet article très intéressant. Détail technique: Indiquer adresse et coordonnées de cette fondation.

  5. En général, les fondations un peu confidentielles ne sont pas très accueillante car elles donnent l’impression de n’être visitées que par un cercle d’initiés.

  6. Splendide! Je compte profiter du jour férié cette semaine pour m’y rendre si c’est ouvert. Merci pour la bonne adresse!