Si on devait définir le rêve français, comme le rêve américain, comment le définirions-nous ? Je crois que c’est cet esprit des Lumières et de l’humanisme qui devrait nous guider dans notre réponse. Loin de chercher à faire fortune, on part en France pour s’affirmer, pour mettre en valeur notre condition d’homme libre et moderne. Et c’est en fredonnant une chanson de la sublime Fayrouz « Paris Oh ! Fleur de liberté » que j’ai entamé mon deuxième voyage dans l’Hexagone. Le premier avait été si bref que j’en garde essentiellement un émerveillement de touriste. J’avais participé à une rencontre au MuCEM à Marseille, fait le saut jusqu’à Paris pour visiter le Louvre, et été un peu déroutée par un réveil au goût du bled – comme disent les Français – en découvrant le marché du dimanche à Saint-Denis –  dans ce même quartier où des mois plus tard on traquerait et on arrêterait des terroristes !

Pour mon deuxième voyage, je me suis promise d’aller à la rencontre des gens. Certes, la France est un pays où, pour la Marocaine que je suis, on peut prolonger le voyage du touriste à l’infini, mais j’ai ce défaut des écrivains : ce regard qui veut comprendre. C’est pourquoi j’ai accepté d’aller, en compagnie d’une amie, Latifa Baqa, écrivaine marocaine elle aussi, à la rencontre de lycéens qui suivent le cours de langue arabe dans un établissement de Lyon. Nous avons vu séparément des élèves de troisième et de première. Les premiers étaient avides de discuter avec des écrivaines venues d’ailleurs. Ils nous ont essentiellement  posé des questions sur l’écriture et sur les sujets que nous abordons dans nos publications. Ils avaient ce regard malicieux du début de l’adolescence. On sentait chez eux un désir de comprendre derrière leurs questions empreintes de petits rires et de profonde curiosité.

Les seconds étaient probablement influencés par un article de mon amie Latifa que leur professeur leur avait fait préalablement découvrir. Dans ce texte elle a essayé d’imaginer un monde sans hommes. Quelle audace ! D’emblée, le thème principal de nos échanges a été la condition de la femme dans l’islam. Dès le début des questions, nous avons dû toutes deux faire face à une indignation non formulée. Une jeune fille nous posa la question suivante : pourquoi vous n’aimez pas les hommes ? Les hommes on les aime, bien sûr, nous voulons juste qu’ils nous fassent de la place. Celle qui nous revient de droit et que nous méritons.

Il paraît évident que ces jeunes-là ont une conception de l’islam assez traditionnelle, et qu’ils n’ont pas connaissance des grands débats qu’on ose aborder au bled. C’est une rupture regrettable avec les pays d’origine. D’ailleurs, je remarque souvent dans mon pays ce discours traditionaliste chez de nombreux Marocains résidant à l’étranger, un attachement à des traditions et des valeurs que la société marocaine actuelle tente de dépasser. Cela commence chez eux par la recherche d’habits et objets de décoration artisanaux, passe ensuite par la quête d’une mariée du bled, bien sage et bien vierge, et se termine par l’adhésion aux groupes islamistes extrémistes et terroristes. Je ne fais nullement de raccourcis, mais il me semble que, de cette vénération du « made in Bled » au fanatisme religieux, il n’y a qu’un pas à faire. Tant que ces natifs de pays européens ne s’intéressent pas au devenir de leur pays d’origine, ils resteront déconnectés  des combats  que les sociétés civiles tentent d’y mener.

La question est cependant plus complexe. Derrière cette recherche du pays d’origine, est-ce qu’il n’y a pas en effet un désir d’appartenance qu’ils ne trouvent pas particulièrement dans ces pays où ils vivent ? N’est-ce pas un manque qu’ils cherchent à combler ? Un désir qu’ils essayent d’assouvir en simulant si bien l’appartenance au pays d’origine qu’ils en arrivent au fanatisme ?

Nous avons été, Latifa et moi, bien surprises par ce trouble d’identité assez clair chez ces  lycéens quand nous avons procédé aux présentations. Est-ce vraiment pour nous ressembler, pour s’assimiler à nous qu’ils se sont tous présentés en tant que Marocains, Algériens, Tunisiens, Coréens, Turcs…? Aucun d’eux n’a précisé qu’il était français –  d’origine marocaine ou autre. Pourquoi le déni de cette appartenance alors même qu’ils étaient en majorité natifs de France ? Et même si ce n’était qu’une forme d’assimilation à mon amie et moi, pourquoi alors ce besoin de se justifier par une appartenance autre que française ?

Il me semble, que ces jeunes n’arrivent pas à s’identifier vraiment ni à leur pays d’origine (qui entre temps a évolué) ni à leur pays actuel (où ils n’arrivent pas à s’intégrer). C’est une impasse assez délicate, et rares sont ceux qui parviennent à s’accommoder de leur statut ou à en faire un atout. D’ailleurs, j’ai remarqué que parmi les Marocains qui se sont installés en France pour terminer leur études ou après les avoir terminées, cet état d’impasse est moindre. Peut-être est-ce parce qu’ils ont réglé préalablement ce problème d’appartenance, ou encore parce que leur immigration est un choix librement fait.

Cela me ramène au rêve français, pour poser justement deux questions, qui me semblent assez pertinentes : de quelle France rêvent ces lycéens ? Mais aussi de quel pays d’origine rêvent-ils ? Sans aucun doute un début de solution pour cette situation d’impasse dans laquelle ils se trouvent passe par la réponse à ces deux questions. En faisant le balayage des fantasmes, des idées reçues, des supercheries répandues par les groupes extrémistes, en s’ouvrant au dialogue et à une meilleure connaissance des origines, et en reconnaissant la complexité, la pluralité et la diversité de l’identité de chacun, on peut s’affranchir et rêver d’une société de liberté et d’humanisme.

8 Commentaires

  1. Ils n’ont pas choisi de venir ; et le rêve qui a guidé leurs parents ou grands-parents s’est transformé en  » galère « .
    Que leur reste-il que le fantasme (trace inatteignable d’un rêve jamais vécu), la frustration ou la colère. Ce n’est pas un  » problèmes  » d’intégration. Nous vivons tous la même violente contrariété : Le rêve disparu de nos ainés, mais faute d’un fantasmatique ailleurs, nous luttons pour un ici et maintenant à faire. Ou, toujours faute d’ailleurs, le cherchons dans l’alcool (ie) ou les antidépresseurs.

    • Pour « l’ici et maintenant à faire » , afin de se reposer de la notion de lutte, Camus, « Noces- le desert ».
      Ici et maintenant – action /
      Ici et maintenant – contemplation

  2. En effet, cela me semble être une partie de l’explication, mais elle n’est pas unique.
    Quid des Tibétains, Chinois, Sri Lankais, Pakistanais qui s’installent en France? Leur culture est très éloignée de la culture occidentale, ils fantasment sans doute également leur pays d’origine, et ne se transforment pas en djihadistes pour autant.
    Il me semble qu’il faille chercher du côté de l’Islam, comme l’ont justement crié, Abdennour Bidar et Ghaleb Bencheikh, et plus particulièrement dans un islam arabocentre ( le monde arabe, a majorité musulmane qui s’étend de l’Afrique du Nord à l’Asie centrale).
    Bien sûr, la France ne peut se dédouaner à si bon compte!
    On ne peut passer sous silence, les territoires perdus, mais aussi l’école de la république. Alain Finkielkraut avait ( hélas) raison.
    Comment apprendre à aimer la France, quand, au nom du multiculturalisme et de la modernité, on travaille les textes de Bob Dylan ( artiste talentueux, du reste) au détriment de la sublime poésie d’Arthur Rimbaud?
    En plus de cela, nous avons trop longtemps abandonné nos enfants face aux écrans d’ordinateur. Seuls, ils se sont débrouillés comme ils ont pu. Michel Serres a ouvert la voie avec « petite Poucette » mais même si l’Ecole rectifie le tir aujourd’hui en investissant massivement dans le numérique, il nous faut rattraper le temps perdu. Les enfants vont beaucoup plus vite que les adultes, professeurs compris. Faute de les avoir compris, ils quittent massivement les bancs de l’école.
    Un travail colossal est à construire. Il nous faut ré enchanter l’Ecole, comme il nous faut re enchanter le monde.

    Oui, nos enfants ont changé. Non, ils ne sont pas devenus des monstres.

    Mais…Quel espoir d’avenir offrons nous à ces jeunes, toutes cultures d’origines confondues? Quelle société?
    Une société corrompue, ou l’image, donc le monde des apparences, règne en maître?
    Une société du toujours plus, ou la consommation s’emballe au point de mettre en péril toute l’humanité ( grâce au génie humain, nous vivons la plus importante extinction massive d’espèces depuis 65 millions d’années)?
    Bien sûr, les sociétés occidentales sont des terres de liberté où il fait bon vivre, mais ne nous voilons pas la face sur le revers de la médaille!
    Farhad Khosrokhavar a lui aussi, sans doute un peu raison, quand il nous dit que le Jihad est le nouveau rêve romantique, comme Katmandou était le nôtre après les années 60.
    Nous voulons tous jouir de liberté, dans un monde juste, or les inégalités sociales se creusent au lieu de se résorber.
    Sans aborder la question historique, très débattue ces temps ces temps- ci, des conséquences du colonialisme, nous avons la suffisamment matière à réflexion.

    Il ne s’agit pas de vivre dans la nostalgie d’un âge d’or mais de construire une société saine, ancrée dans un territoire donné, en l’occurrence la France.
    Chacun, là où il se trouve, doit relever les manches.
    Le travail ne fait que commencer.

    • Je partage à 1000 % votre remarque sur les tibétains etc, sur la nature de l’islam et sur l’impérieuse nécessité de se nourrir de K Daoud etc.

  3. Peut-être ces jeunes, dont les parents ont fait tant d’efforts pour gommer leurs origines, ce qu’on a exigé d’eux, sentent un désir de réaffirmer cette part qui fait partie d’eux, sans qu’on leur laisse la possibilité de l’exprimer avec raison et équilibre. alors la seule voie qui leur reste pour renouer avec cet héritage serait la radicalisation…

  4. Il y a un véritable problème d’intégration en France. Pourquoi ces jeunes français préfèrent-ils rêver d’un pays où ils n’ont jamais vécu ? C’est qu’ils manquent de rêves et d’opportunités ici…

  5. Ce sujet me rappelle une chanson de Doc Gynéco, « Né ici », racontant une version idyllique de la Guadeloupe dont sont originaires ses parents, en opposition à un Paris décrit comme hostile. Une chanson sortie il y a 20 ans déjà….

  6. Très intéressante cette analyse selon laquelle les jeunes issus de l’immigration, nés en France, n’ayant que peu de connaissances de la réalité du pays d’origine de leurs parents ou de leurs grands-parents, se construisent une version fantasmée d’un ailleurs où ils se sentiraient plus à leur place… Malheureusement, comme vous le dites, ce n’est qu’un fantasme et cet entre-deux est une cause de mal-être…