Comme un anachorète de la Rue des Saintes-Pères, un janséniste du petit théâtre de l’édition, depuis longtemps (depuis toujours?), Jean-Paul Enthoven se fait discret. D’admirables portraits (écrivains frères d’âmes, femmes choisies) en romans tantôt virtuoses tantôt mélancoliques, ce saturnien élégantissime – éditeur aux maisons couverture beurre frais, chroniqueur de presse et professionnel de l’invisible médiatique – ne se résout à écrire qu’avec la parcimonie d’un esthète. Prisonnier de Saint-Ger, homme précis, et lecteur autant par métier que par penchant, il a fait de ses apparitions en librairies un événement métronomique qui ravit les amateurs d’éclipse. D’où la surprise, et le plaisir, de le retrouver pour un recueil de textes, une anthologie d’Enthoven de son vivant, une enthologie qui distribue avec un rare savoir le jeu de trente années de littérature française.
Le dernier aérolithe a pour nom « Saisons de Papier », une super-production (saints-pères production ? ) au casting mirobolant, de Gary à Sinatra, Proust et Fitzgerald, Ingrid Bergman, Françoise Sagan et Saint-John Perse. Cet homme a rencontré ceux qui comptent et lu ceux dont personne ne se soucie, d’entretiens délicieux avec Borges (et son bol de riz) à Jankélévitch (qui s’achève sur une poignante note où le bonheur n’est qu’un pollen), de Michel Tournier (mort et célébré) à François Nourrissier (mort et oublié). C’est un vrac somptueux de belles plumes et d’âmes maudites, où tout n’est que sprezzatura, anecdotes, confessions d’enfants du siècle – souvent menuet, élégie parfois – qui ravira l’amateur de curiosa. JPE rôde à l’entour des fantômes, de ses statues intérieures et de ses professeurs en désespoir, toujours acharné à trouver amicalement le mystère des vies fanfaronnes ou gâchées. Il préfère, bien sûr, les dandys en cravates de soie, les vicomtes funèbres, les surréalistes en dehors, aux géants poussiéreux du Nouveau Roman. Ses maîtres, sans Marguerite (Duras)…
L’intérêt d’un tel livre ? Une définitive leçon de critique littéraire, cet art du retrait, de l’intelligence empathique, du jugement dernier où l’on passe un ultime quart d’heure au purgatoire des belles lettres. La façon de regarder les livres tomber, dans le silence ou la gloire ? N’être toujours, comme le philosophe jadis, que sur la grève de l’océan littéraire dont on connaît les moindres récifs et les plus petits coraux, avant de prononcer son « suave mari magno », et d’admirer – ou blâmer – les inconscients marins, explorant ici de nouvelles odyssées, cabotant là dans la vase et le limon.
Comment peut-on être perspicace ? En suivant les conseils de ce maître en ironie et en passion, au fil de ces six cent pages, localement géniales et globalement éblouissantes. Si, d’aventure, vous voulez connaître tel obscur et indispensable forgeur de maximes du XVIIIe siècle ; trouver d’incroyables portraits, de Simenon en « pharaon bling-bling » à Maurice Sachs, antipathique et fascinant ; de Guy Debord (« cette licorne terroriste qui bradait tout sauf l’imparfait du subjonctif » en bon « khâgneux léniniste » et qui, de gourou exposé, se fit imam au désert) à Julien Gracq et son air d’Académicien sans habit vert ; si vous voulez percer le secret des relations de Flaubert avec Maxime Du Camp ; ceux de Lou Andréas-Salomé (cette messaline cérébrale) qui eut trois amants illustres qui firent seuls sa renommée, ou vous frayer un chemin dans l’esprit de Madame de Staël (épouvantable raseuse, qui s’inventa, suite au dédain de l’Empereur un rôle de pasionaria politique, JPE conclue : « qui reprocherait à Napoléon, afin de s’épargner le commerce d’une telle furie, d’en avoir fait un martyr de la liberté ? »), c’est ce livre qu’il faut lire.
JPE se livre peu mais paye ses dettes, abat son jeu, évoquant ici Clavel (« téléspectateur d’une parousie perpétuelle ») dans quelques pages lumineuses, là Louise de Vilmorin, « qui fut aussi, mais oui, une manipulatrice de haute volée. Cela dit : qui ne l’est pas ? ».
On voudrait citer par tranches entières ce livre étourdissant, car JPE a tout lu des biographies des vies minuscules menées par les seconds couteaux du XIXe ou telle silhouette des bals du comte d’Orgel. Les pages sentent le parfum Chanel, le cuir vieilli du Collège de France, les vacances sur la Riviera, les fragrances d’un gueuloir trop arpenté, les senteurs de rose d’un tableau de Chardin. C’est une vaste conférence, une assemblée générale de l’ORU (Organisation des Romanciers Unis), de travées en travées, dans cet hémicycle où tous les conférenciers, des plus éminents aux plus anonymes, délégations de potentats ou modestes états baltes, vous sont un à un présentés. En lisant, en écrivant, enthovant.
En passant, perché sur sa monstrueuse curiosité pour n’importe quel prosateur des trois derniers siècles, édité, quasi publié, ou wanna-be écrivain, il suggère, annote, rectifie les biographies qu’il compulse, suggérant ici une liaison entre Paul Morand et l’une des soeurs Heredia, montrant ce qu’un tel doit à Tocqueville, ou bien en quoi Roger Caillois tout entier tient dans son minéral patronyme. Intranquille savant de ses herbiers intimes, il médite sur ce qu’a écrit (ou non) Elsa Triolet le jour de la rencontre avec Aragon, sauve Emmanuel Berl de l’oubli, et, au détour d’une page, on voit Gide ou Jean Paulhan.
« Toujours étincelant, complexe, simple, dense, amusant », il ne manque pas d’être hilarant, quand il résume, façon Sarkozy, « La Princesse de Clèves » : « Imagine-t-on l’héroïne avouant : Avec Nemours, c’est du sérieux ? ». Comme dans la tirade du nez, il essaie plusieurs masques, et s’en tire toujours par l’auto-dérision ( « les éditeurs qui, par une fatalité singulière, font profession, au début, d’être inattentifs »). Il accroche ses lubies et ses passions aux crânes quai-contiesques de certains, comme à un porte-manteau, tombe amoureux d’une dame du XVIIIe, ou d’une figure lascive et noyée dans les limbes qui traversa les années 30. Génie des formules – c’est un festival – des métaphores narquoises, il fait sien le mot de Valéry Larbaud, « ne trouver beau que ce qu’écrivent les autres », avant de révéler pourquoi – et comment – selon Malraux, Drieu La Rochelle fut le moins priapique et le plus successful des séducteurs. Chez lui, les gays sont uraniens, les épouses, rarement présentables, et les femmes, toujours adorables. Inactuel, sans être mécontemporain – ou l’inverse –, il est l’ultime prince d’une ligne qu’on a dû débrancher, the last tycoon fitzgeraldien d’un temps perdu, quelque part entre le lac de Côme et Combray. D’où ce livre, écrit avec la grâce, qu’on dirait presque dicté à cheval en quarante-deux jours.
Ce qu’il aime ? L’Italie, les écrivains, et les écrivains italianophiles. Est-ce tout ? Rajoutons : Chamfort et Charlus, les stoïciens et Apollinaire, le XVIIIe siècle et les années 30. Sa triade amoureuse ? Cavaillès-Desnos-Prevost, de délicats et modestes héros. Ce qu’il déteste ? Les poseurs infatués en général, et Régis Debray en particulier – ce qui nous vaut trois articles parfaits de style et d’ironie, on lira, pour rire beaucoup, ses « grands cimetières sous sa plume »… Mais encore ? Les fachistes et le manque de talent, les biographies qui ne lui apprennent rien, les dogmatiques et les momies des lettres, les sangsues et les fâcheux.
Paradoxe vivant, ce proustien orthodoxe ne peut s’empêcher d’aller avec Sainte-Beuve, mettant les oeuvres au rouet des biographies, passant les frasques au scalpel des textes, détruisant les idoles des lettres avec le burin des anecdotes, des liaisons dangereuses, des faillites sans gloire. Peu en réchappent (Jean-Edern Hallier, Ernst Jünger « dès que ce dandy décrispe ses méplats, on ne voit plus que son monocle d’officier »). Mi-Humphrey Bogart à la recherche des preuves manquantes dans un cas de crime passionnel, mi-lépidopterophile jamais rassasié, il n’en a toujours pas fini avec le cas Nizan ou Pierre Herbart, mais JPE a l’élégance d’avoir les passions contagieuses…
Question : comment ce grand sensible passe-t-il (chez certains) pour snob ? Ce qui se lit dans ces pages trépidantes, c’est un coeur intelligent, c’est-à-dire, le contraire du snobisme, cette socialité des imbéciles. Intelligence de l’humilité, qui lui donne une faculté d’estime et de louange, sans jalousie ni rancoeur ; intelligence de l’érudition, qui ne lui fait jamais voir, comme jadis le duc de Guise, des morts plus grands que des vivants ; intelligence et sensibilité qui criblent ici un Bourdieu de poignards raffinés, là un René Girard de sagacité à lame dure. Toujours étranger à la mode du temps et au zeitgeist (que les vents soufflent en faveur de Marx, Althusser, Chevènement ou Dalida) doucement nostalgique mais jamais amer, c’est un Jean-sans-deuil qui n’hésite pas à braver le courant des opinions, à commencer par les siennes. JPE, et c’est toujours insensé et ravissant, pense contre lui-même, rattrapant par la manche Angot, détestant les surréalistes en bloc mais les absolvant ensuite dans le détail. Courtois jusqu’à l’indulgence, il ne se décide pas à exécuter Onfray, qui, pourtant, le mérite. Incorruptible et thaumaturge de la vérité des textes, il reproduit un article plutôt goguenard, quoi qu’admiratif, sur Bernard-Henri Lévy. Les gens qu’il a aimés et qui l’ont trahi, ou oublié, sont, sous sa plume, toujours charmants, et au final, excusables. Cet ancien catholique politique (tiens donc?) admire les gens de gauche, et cet ancien marxiste (le temps d’un été) ne parvient pas à haïr les tenants de l’ordre. Lui qui aime, comme les lacaniens qu’il déconstruit brillamment, deviner, dans un patronyme, le drapé d’un destin, faisant de Benjamin Constant un très vieux aîné fluctuant, pourrait bien subir le même sort : Jean-Paul comme Sartre, il a certaines nausées, et ne considère jamais que l’existence détermine absolument l’essence d’un écrivain (ce qui contredit le précédent paragraphe, mais JPE est toujours génialement contradictoire). Enthoven par nom de famille, il est toujours enthousiaste, subtilement enthousiaste, décidément enthousiaste. Mais faut-il laisser la science des patronymes à Lacan, et la retirer des mains de Proust, qui inventa, Le « Degré Zéro » dixit, une utopie cratyléenne, les noms magiquement reliés aux choses ou aux gens ? Ce serait confondre escroquerie et poésie, voleurs de feu et voleurs tout court…
Mais, tout de même, qu’apprend-t-on sur JPE ? Sous sa plume, on l’imagine volontiers jeune homme pressé, aux temps superbes du structuralisme, chemises fines et les Mémoires d’Outre-tombe en poche, près d’un demi, à deviser avec Roland Barthes ; prince malicieux des lettres, demander à Edmonde Charles-Roux, dans les coulisses d’un prix, tel ou tel détail obscur sur un épisode qu’il ne comprend pas dans la vie d’Aragon ; promeneur de ses propres labyrinthes intérieurs, courir voir Capri et mourir d’extase sur une pensée de Marc Aurèle ; se renseigner, universitaire gratuit et méticuleux, sur ce que faisait ou ne faisait pas Marcel Proust un jour de mai 1902, auprès d’un spécialiste obscur dont il paiera le déjeuner ; annoter des impressions d’Orient en vue d’un roman dont il songe aussitôt que Morand l’a écrit mieux ; flatter les rumeurs qui le disent mondain dans des dîners où, sous chaque masque de la fortune du jour, il replace avec goguenardise les plus infatués des personnages de La Recherche ; jouer au tennis avec des amis plus célèbres et peut-être moins heureux ; s’arrêter dans une rue de Venise à la vue d’une femme, et lui dédier secrètement un vers de Lamartine ; faire des pèlerinages selon son coeur, et des rituels pour des dieux de papier, que lui seul connaît, ou lit encore. D’une insondable douceur (mais oui) il offre, comme un bonus, les quelques conseils de lecture jadis donnés par Françoise Sagan, pour soigner ses peines et ses heurts.
Spectateur d’une époque flamboyante et médiatique (Sollers, Lévy, Glucksmann, Jean d’O), aux premières loges d’un temps où le monde se refaisait au Twickenham ou au Récamier, JPE a pourtant l’heuristique aiguisée, l’indulgence incommode, l’admiration éblouissante. S’il va chez Pivot, c’est pour parler au nom de Cioran, qui, à sa grande honte, lui fait remarquer le lendemain sa soudaine célébrité dans la rue ; s’il fréquente le monde, c’est pour vérifier ce qu’il a appris chez les Guermantes ; s’il commente ses contemporains, c’est que, pour avoir trop usé les reliures et les pages cornées du vieux monde, il est en manque de shoots poétiques, d’îles paresseuses et de fruits savoureux, et qu’importe le flacon pourvu qu’il ait l’ivresse. Il ne dissèque pas publiquement les nouvelles parutions de ses amis, si ce n’est pour en dire du mal ; s’enorgueillit, trente ans plus tard, d’une entrevue avec telle majesté déchue que personne ne lit plus ; regarde sans effroi de plus bruyantes locomotives passer.
Question : que devenir, quand on connaît trop les écrivains, et leurs misérables petits tas de secrets ? Stendhal, son cher Stendhal ? JPE est trop aimé des femmes. Paul Morand ? Idéologiquement pestilentiel, et dont le talent et la silhouette de tweed ne sauve pas des lâchetés. Un hussard ? Trop à droite pour cet homme de gauche. Un nouveau philosophe ? Trop à gauche pour cet homme de droite. Malraux, Gary, Aragon ? Il ne s’aime pas assez, et a la mélancolie mieux mise en sourdine. Sceptique et élimé par tout le sel de ses lectures, JPE ne croit en rien, et d’abord pas à sa propre statue. Funambule mélancolique entre sa lucidité et son entregent, préférant la position de Cyrano, souffleur, à celui de Christian sous les sunlights, il s’est alors inventé ce rôle d’éditeur (le comptable, l’intrigant, le mauvais payeur, selon le préjugé) et de critique (l’affidé, le jaloux, l’eunuque), ce costume dont – heureusement – il s’est enfin défait, pour rejoindre ses frères dont il a passé tant d’années à se savoir différent. Longtemps, JPE avait son gouffre, avec lui se mouvant…
Le cas Sollers sert spécialement de révélateur, de bâton de sourcier pour sonder ce mystère. Car on découvre que du prélat catholico-maoïste, JPE se fait un contemporain capital. Le voilà appelé – requis – dans cette amitié où, Patrocle d’un Achille devenu star, il ne se lasse pas de contempler l’impudeur vaniteuse, le gourmand appétit de pouvoir et d’éclat, l’absence totale de scrupules et de bassesse. On sent passer là le vertige d’un possible destin, en touy cas, d’une fascination indécidable…
Amant fou des livres, on sent JPE trop lucide sur lui-même pour franchir ce piteux Rubicon, peuplé au-delà d’égotiques et peu souvent respectables fantômes ; Bartleby qui préfère ne pas exposer au monde ce talent qu’il asservit à l’admiration, il est perspicace jusqu’à l’inattention de ses tourments ; lecteur génial, il ne veut pas se décevoir. Puisque, dans sa cosmographie intime des bibliothèques, on ne peut réussir et sa vie et son oeuvre sans tricher, alors il faut faire le pari de jouer les Alceste et faire retraite des librairies. Si sa mélancolie dissout comme un acide quelque chose, c’est d’abord sa propre vanité. Il voudrait être moins sagace et plus Sollers. Admirable idiosyncrasie, faite de non-amour de soi, qui lui donne l’air d’un comte Mosca (sans la jalousie) : déjà revenu de la littérature, aîné d’emblée et vieux sage à trente ans, ami sincère et dévoué des écrivains qu’il voudra tous (à jamais) sauver de leurs défauts.
Et, si sont parus « Ce que nous avons eu de meilleur » et l’« Hypothèse des Sentiments » , c’est qu’il a injecté ici ce qui fait son prix là-bas, l’oeil ironique dans les arabesques du roman. Composés comme un parfum précieux, un stuc patientant dans des amphores et des verreries d’alchimiste, ses romans sont heureusement chargés de ces patientes circonfessions dans la bibliothèque. Le gouffre, avec ravissement, s’en est allé…
Les Saisons de Papier, c’est un livret de famille, un pedigree, et en cela, peut-être, le plus intime des livres de JPE. La loyauté aux textes, c’est le premier et le dernier des commandements selon lui-même. De là en ressort cet autoportrait (édito-portrait ?) si attachant et cristallin, où, partout, la musique de la phrase ensorcelle, furète, puis se fait curare ou miel. « Le plaisir l’a poursuivi avec acharnement », dans je ne sais plus quel portrait, encore une fois, on voudrait tout citer… Potache et encyclopédique, humble et virtuose, jamais dupe et infatigable chasseur de trésor, fatigué de sa personne en ayant l’élégance de tromper son monde, et certainement encore plus compliqué qu’il ne veut bien le dire, ou le laisser deviner, il nous apprend que, comme dans La Recherche, les faux snobs sont les vrais gens bien. Et que, chez les Guermantes, quand on chasse les mondains, restent les grands mélancoliques. Encore une fois, of course, tout était déjà dans Proust…
Quel hymne à la littérature !
Quel article laborieux
enfin tant que l´auteur s´éclate à écrire des articles que personne ne lira jamais, c´est déjà çà
Visiblement vous n’avez pas compris : il s’agit d’un pastiche, plutôt bien réalisé et qui fait justement preuve d’autodérision…