La France est-elle à un tournant ?

Oui et non. Cette course en tête du Front National, on la voyait déjà aux dernières européennes et aux dernières départementales. La grande nouveauté, c’est le symbole. Car des régions effectivement présidées par des lepénistes, une partie de la vie quotidienne des Français d’Alsace, du Nord ou de Provence dictée par les lubies ou les fantasmes de Madame Le Pen et des siens, ça, ce serait un vrai basculement symbolique. Et ce serait, pour les gens, pour les citoyens, un authentique désastre.

Pour quelles raisons, au juste ?

On ne prend pas bien la mesure de ce qu’est ce Parti. On nous dit qu’il n’a pas de vrai programme, qu’il ne construit rien, qu’il n’a pas de solution réelle aux problèmes du chômage ou de l’insécurité, etc. – et c’est vrai. Mais il y peut-être plus grave encore. C’est un parti dont a vu, lors de précédentes élections, qu’il est bourré de repris de justice. C’est un parti dont on sait qu’il a du mal à cacher, lorsqu’ils s’étalent sur les réseaux sociaux, les nostalgiques du nazisme qui militent dans ses rangs. C’est un parti qui, chaque fois que notre pays est confronté à une situation de crise internationale et, plus grave encore, chaque fois que, comme au Mali, ou en Syrie, ou en Libye, il est en situation de guerre, prend systématiquement le parti de l’ennemi. C’est en ce sens que le Front National n’est pas républicain. Ses chefs peuvent répéter tant qu’ils voudront qu’ils sont élus par « le peuple » et que la démocratie c’est « le peuple » : il leur manque, pour être véritablement démocrates et républicains, ce souci de la chose publique, cet amour sincère de la France.

Qu’est-ce que cela révèle de l’état de la société française ?

Depuis quelques heures, j’entends partout dire que cela révèle une colère, un malaise, une exaspération, etc. Et c’est à qui se fera l’oreille la plus fine pour entendre (c’était le grand mot de la soirée électorale !) le message de détresse que ce vote Front National est censé adresser. C’est vrai, sans doute, pour un certain nombre d’électeurs. Encore que je trouve tout de même un peu gros de nous présenter comme une alternative au fonctionnement des partis traditionnels un parti qui est, bien souvent, la caricature de ce fonctionnement : regardez le népotisme qui règne entre les trois générations des Le Pen ! ou regardez les affaires de corruption que Madame Le Pen traine après elle ! Cela étant dit, je pense qu’il faut arrêter avec ce discours de commisération et de paternalisme sur le supposé « message de désespoir » que nous enverraient les gens qui votent du Front National. On peut être chômeur et ne pas voter Front National. On peut être paupérisé et ne pas se reconnaître dans cette France rance, peureuse, haineuse, déshonorée. Et je crois que, chez ceux qui le font quand même, chez ceux qui choisissent de donner à leur désarroi le visage de Mesdames Le Pen, il se passe autre chose qui n’a rien à voir, bien souvent, avec ces explications économistes ou sociologisantes.

Quoi, alors ?

Il y a quelque chose, en France, qui s’appelle l’« Idéologie française » ou, si vous préférez, l’extrême-droite. C’est un bloc de discours qui fonctionne à la haine de l’autre, à l’esprit de revanche, de pénitence ou de ressentiment, à la haine aussi de soi. Eh bien c’est ça qui revient en ce moment. Cette France là était tenue en lisière par les forces conjuguées du gaullisme, de la droite libérale orlénaniste et de la gauche social démocrate. Mais, aujourd’hui, elle relève la tête. Et ça ne sert à rien de se le cacher, sous prétexte de « ne pas culpabiliser les électeurs ».

Que doivent faire les partis, selon vous, face à cela ?

Tout faire, entre les deux tours, pour empêcher ces factieux soft de faire de nous la risée et la pitié de l’Europe.

Article paru dans Le Parisien, le 7 décembre 2015 

6 Commentaires

  1. J’ai signé la pétition contre la déchéance de nationalité envisagée pour les terroristes binationaux, non sans deux réserves :
    1. La possibilité que nous offre le droit français de déchoir de leur nationalité les citoyens naturalisés depuis moins de quinze ans ne nous exempte pas du devoir de protéger nos intérêts vitaux face aux menaces que font peser sur le Grand Satan les terroristes ayant rejoint la communauté nationale il y a plus de quinze ans. Si je m’oppose à la stigmatisation de mes compatriotes barbares possédant deux passeports, c’est donc pour une autre raison. J’estime qu’une telle mesure doit englober tous les Français sans exception, sans discrimination ethnique ou religieuse, dès l’instant qu’on a affaire à des individus qui se sont montrés dignes des collaborationnistes de 1940. La question de l’incompatibilité de la fabrication des apatrides avec le droit international est d’une autre nature.
    2. Le refus d’expulser les djihadistes binationaux vers leur pays d’origine n’a pas vocation à soulager l’Union incestueuse du panarabisme et du panislamisme radical du poids d’un effort de guerre qui ne l’effleure pas davantage qu’il n’éreinte le Fatahamas quand ce dernier attend la moindre occasion pour glorifier la soldatesque du Quatrième Reich. Ma réserve concernant l’objet principal que vise la loi martiale — Dieu merci, nous n’en sommes pas encore (moment d’hésitation) là — va vers un autre point. Je pense que, lorsque nous avons un nazi sous la main, il ne faut pas le laisser nous filer entre les doigts. Il serait, de surcroît, on ne peut plus simple pour ses chefs sans-frontiéristes de le parachuter n’importe où, muni d’un faux passeport qu’on lui aurait procuré auprès d’un faussaire de Daech ou d’ailleurs.
    Réserve en creux : La foi dans la rédemption universaliste demeure un pilier de notre civilisation. C’est pourquoi je doute fort qu’une forme quelconque de désendoctrinement puisse jamais s’opérer sous l’égide de ces néolittéralistes qui prônent le Jihâd spirituel en lieu et place de la raison critique et, de fait, nous exposent au cheval de Troie que représenterait la légalisation du Djihad de la République (islamique de France) avant de nous enjoindre à distinguer entre les bon et mauvais salafismes que seraient, d’une part, le traditionalisme (djihadiste) et, d’autre part, le djihadisme (traditionaliste).

  2. Nous demandâmes aux compagnons de la Liberté de désobéir à Masseret. Ils semblaient rétifs à l’autorité, nous fîmes en sorte que cela profitât à l’idéal qui nous unissait. Au même moment, nous leur expliquâmes qu’on ne pouvait pas laisser Philippot faire sa loi en France. Nous veillâmes à ce que ne soit jamais cité le nom du candidat de droite pour lequel ils ne voteraient pas, mais seulement le candidat du Front national contre qui nous sollicitions leur esprit rebelle. Nous n’avons pas laissé les nostalgiques du Saint-Empire romain germanique entuber, une fois de plus, une fois de trop, l’Alsace et la Lorraine.

  3. M. Bernard Henri-Lévy, je comprends avec toute la douleur voulue le désarroi dont vous vous faites le porte-parole parmi les mieux articulés, devant ce clair constat qu’il faut faire, avec la montée en flèche de l’étoile du Front National, de l’écroulement de l’univers sémantique francophone qui est le nôtre, de ce paradigme qui nous a fait grandir en tant que penseurs politiques engagés de toutes tendances lucides.

    Sans nullement minimiser l’ampleur de la tragédie, bien au contraire, je tiens toutefois à faire ici la rectification suivante : ce genre d’écroulement de paradigme a déjà eu lieu non pas à l’origine des fascismes nationaux européens du début du siècle dernier, comme on tend à répéter pour se rassurer en se référant à des forces qui furent défaites militairement, mais à la fin du même siècle dans tout l’espace nord-américain, et il s’agit là d’un danger non défait ni par les armes ni encore moins par la pensée, d’où la pudeur des intellectuels à le mentionner. Le parti dirigé par la smala Le Pen n’est pas un parti fasciste européen au sens classique du tout. Pour prendre le mot de Mac Luhan, ce n’est pas un médium politique chaud, axé sur la ferveur et l’usage intensif de la radio et du microphone dans des salles bondées d’ouailles fanatisées, non plus que de troupes de choc de groupies harcelant les passant pour les interpeler, les convertir. Le FN a toujours été et reste plus que jamais un médium politique « cool », fondé sur la technique de l’interview télévisé et de l’invitation publicitaire personnalisée, un médium qui se veut décontracté avant tout, de manière à introduire à doses imperceptiblement croissantes une nouvelle normalité, ainsi que l’a fait la fraction du Parti Républicain américain issus de la Révolution néo-conservatrice si bien décrite par Guy Sorman. Alors que les médiums politiques « hot » peuvent se comparer à des pestes quand ils tuent, du genre que la technique du sérum et du vaccin permettent de vaincre depuis Pasteur, Les médiums « cool », quand ils font leurs ravages, les font à la manière de cancers, et la technique simple et universelle de les vaincre est fort loin d’être trouvée.

    Cette nouvelle normalité n’est pas tant fondée sur la xénophobie, qui dans le cas du FN est plutôt modérée si on la compare aux excès où s’est volontiers complu le Parti Républicain quand il s’est adressé à son électorat le plus rural du Mid-West et le plus sectaire protestant de mentalité, que sur le rejet catégorique d’élites fondées sur le savoir et la pensée, ainsi que sur le mépris de l’intelligence et de tous les êtres qui en semblent trop doués. La faction du Parti Républicain que dirigea Reagan et nombre de néo-conservateurs issus des universités américaines les plus huppées promit au gros de son électorat d’en finir une fois pour toutes avec l’immigration de Mexicains et de Latino-Américains aux USA, dans le cadre d’une campagne de ressentiment ethnique anglo-saxon pas voilée du tout. On sait qu’il n’en fut rien du tout une fois Reagan parvenu au pouvoir, bien au contraire les intérêts économiques commanditaires de ce courant politique allèrent dans le sens d’un apport croissant de main d’oeuvre hispanophone venue du Sud pour casser les bas revenus locaux du travail agricole.

    Le mal qui fut alors fait et qui a été accepté jusque dans les plus hautes sphères washingtoniennes est que désormais il n’y a plus aucune place dans cette société pour l’étalage généreux de ses capacités d’analyse sociale et de lucidité politique dans pratiquement aucun milieu que ce soit, le mot même d’intellectuel est devenu une injure jusque dans la bouche des intellectuels néo-conservateurs par ailleurs très doués de Harvard, il faut désormais se cacher pour penser. Et surtout posséder la fortune justifiant le degré de lucidité auquel on prétend, de la même manière qu’on pardonne aux très riches un usage de drogues dont la possession du moindre gramme met son homme pauvre en prison.

    Le parti du clan des Le Pen a été techniquement parlant et très clairement, à son origine même, une succursale de la faction reaganienne du Parti Républicain, arrivé maintenant au pouvoir de l’opinion majoritaire avec la génération de retard réglementaire qui convient à la France, et cela est en effet une tragédie inénarrable en soi, de par la fatalité même de l’événement. Désormais, la France où les hommes d’esprit pouvaient compter sur l’envol de leur esprit pour parvenir jusqu’à l’oreille des gens d’élite, cette France mise au monde par les gens des Lumières, a bel et bien vécu : penser trop haut est désormais mal vu, c’est quelque chose qu’il faut voiler pour être in. Le nouveau bi-partisme est bel et bien à savoir si on doit voiler les corps ou les esprits en premier, comme vous le dites si bien, le choix est désormais non plus entre la gauche du progrès humain et la droite des acquis civilisations, mais entre l’ISIS des jihadistes et l’ISIS la grande déesse mère de la France imaginaire du FN. Entre le croissant de Lune et la reine de la Nuit. Entre la gauche de la barbarie et la droite de l’obscurantisme.

    Oui la nuit s’est abattue, oui Vichy a bel et bien gagné la bataille de l’opinion, mais c’est un Vichy du genre qui après la défaite de 1945 eût réussi par des manoeuvres diplomatiques sordides et des échanges de juifs sordides du genre que se complaît à voir Zemmour à faire une paix séparée avec l’Amérique victorieuse comme le fit Franco. C’est Vichy qui a gagné, mais non pas la mouvance fasciste européenne heureusement défaite où Vichy s’est inscrit temporairement. C’est Vichy qui a gagné en se jumelant à un bourg américain obscurantiste du Mid West du genre toujours gagnant, avec pour tout haut temple de la culture à peine toléré par la population et par la chambre de commerce un café internet Starbucks. Car l’ennemi que Vichy voulut toujours abattre une fois pour toutes en tant que fléau premier, ce n’est pas une ethnie ou une religion adverse, toute fermeture d’esprit lui convenait, c’est la libre pensée, l’esprit des Lumières, l’exercice autonome de ses talents. Vichy ainsi qu’il fut très fier de se définir tout le temps qu’il dura c’est l’anti-Paris, c’est l’éteignoir de la lumière de la Ville-Lumière. Le massacre du Bataclan n’a été que le coup d’envoi d’une interminable débâcle militaire et philosophique de l’ensemble de la France que nous aimâmes qui ne fait que commencer, et dont la victoire du FN (sur l’opinion d’abord, puis sur le pouvoir politique) n’est qu’une étape de plus.

    Si Vichy a gagné une fois de plus, si Paris n’est plus, où est le nouveau Vercors d’où surgira la lumière de la Nouvelle Résistance? Je laisse la question ouverte à des philosophes plus chevronnés que je ne le saurai jamais.

  4. «C’est elle (la mère de Foued Mohamed Aggad) qui a souhaité que des tests ADN soient réalisés sur sa personne. […] Si elle n’avait pas collaboré comme cela, on n’aurait jamais pu identifier Foued», précise Françoise Cotta, l’avocate de Karim Mohamed Aggad, frère du troisième kamikaze du Bataclan. Et de poursuivre, avec cette remarque à laquelle nous accordons une attention toute particulière : «Je pense que c’est tout à fait exceptionnel comme démarche et comme attitude.»

  5. Entièrement d’accord
    Quelle est cette excuse que nous servent tous les représentants de gauche comme de droite ? Il y aurait donc une justification au vote extrémiste, le fléau du chômage impossible à juguler par les partis en place ? La crise dans laquelle le pays s’enfonce ? La désespérance ? Allons donc !
    Que chaque électeur prenne ses responsabilités, rien ne peut justifier, ne peut absoudre, le choix conscient et ( encore) libre des dangereux extrêmes.

  6. Il faut impérativement que, pour toutes les régions, le score de la Gauche unie soit calculé et rendu parfaitement lisible aux électeurs qui, craignant de voir le FN l’emporter d’une tête, pourraient choisir de voter, façon présidentielles, pour le candidat arrivé en deuxième position au premier tour des élections.