Paris, le vendredi des douleurs : des hommes, les yeux prophétisant la mort, des hommes bombes vivantes, possédés par une fièvre mortifère au cœur de la ville ; et la vie qui tangue et la vie qui tombe en sang ; et nous voilà privés de nos parents, privés de nos proches, privés de nos enfants. Abattus, abattus par des monstres aspirant à l’éternité en piétinant la vie.

Et on s’interroge. Mais comment se fait-il ? Comment peut-on… ? Et à qui a-t-on affaire ? Qui sont ces gens ? Des Djihadistes. Des djihadistes, les ténèbres en étendard  haut levé : toute respiration selon le Livre ; la vie, les codes de la vie, le licite et l’illicite, les institutions et la politique, la croute et la mise, le commerce et le travail, le profane et le sacré, l’Eglise et l’Etat, tout selon le Coran, tout ; et crime pour qui s’en éloigne ; dans Allah, seul dans la soumission totale aux commandements d’Allah résiderait le salut global de l’homme ! Vision absolutiste de l’islam. Khomeini : «Il n’est pas nécessaire, après avoir installé un gouvernement, de s’asseoir pour faire des lois. S’il faut des lois, l’islam les a toutes établies».

L’homme donc n’a pas à cogiter, à délibérer, à spéculer, à douter, à raisonner. Il n’a qu’à vouloir ce que Dieu veut. Tout a déjà été dit dans le Livre ; plus rien à dire, plus rien à inventer : le Livre est la première et ultime vérité ; seul importe le Livre. Toute autre croyance, forme d’adoration ou pensée non conforme à l’islam ? Abomination, sacrilège ! Et malheur aux mécréants, malheur aux mauvais croyants, morts aux infidèles, morts aux croisés, morts aux Juifs et à Israël…  Car qu’est-ce servir Dieu sinon tuer ? Déchiqueter. Et les yeux rivés sur la céleste récompense, le septième ciel avec 72 vierges là-haut, attentats, décapitation, violence crue…  Sousse, Lagos, Garissa, Londres, Copenhague, Bruxelles, Tel Aviv, Madrid, Bali, Dar Es Salaam… Du sang, du sang, du sang. Hassan el Banna, le fondateur des Frères musulmans, grand-père de Tarik Ramadan, avait annoncé le programme : «La violence, c’est le seul moyen de ramener les gens à Allah. (…) L’islam est dogme et culte, patrie et nationalité, religion et Etat, spiritualité et action, Coran et sabre.»

Oui mais ceux  d’ici… Parlons de ceux d’ici. Ceux du mois de janvier, ceux du 13 novembre, ceux d’ici n’étaient ni barbes longues, ni têtes coiffées de turbans, ni porteurs de djellabas… et le sable du désert n’était pas leur pays de naissance. Ils venaient de nos banlieues.  Affirmatif. Mais voyez-vous, ni la parure ni la longueur du poil ni le lieu de naissance n’ont jamais fait un djihadiste. Mais alors qu’est-ce qui fait un djihadiste ? Et surtout comment un être humain, comment un être normal, comment un jeune, la mort en bandoulière, la mort en ceinturon  et froidement la mitraille à tout vent dans un restaurant, froidement la mitraille et boum dans une salle de concert, boum explosée la vie… Nihilisme ? Nihilisme… rythmé par cinq prières quotidiennes ? L’idéologie. L’islamisme, le djihadisme est une idéologie close, mortifère, totalitaire ;  une idéologie qui invite à la commission du crime contre l’homme au nom de Dieu ; une idéologie qui absout d’avance le meurtre au nom d’Allah. Et sans bruit, sans vacarme, d’une saison à l’autre, à l’ombre de lieux de croyance ou d’enfermement, cette vision du monde a cheminé, rusé, creusé son sillon comme on creuse des tombes, portant partout Dieu comme un éclat de bombes. Et ce qui devait arriver arriva.

Oui mais… des jeunes… Comment des jeunes… Comment nos jeunes ? Misère morale ? Détresse sociale ? Fracture sociale, dirait Chirac ? Nos jeunes des crève-la-faim, des inadaptés hors champs en rage à mort contre tous les autres, ceux du dedans ?  Frustrations sociales ? La question sociale ? La radicalité islamique messianisme new age des nouveaux damnés de la terre ? Le djihadisme comme mystique d’une délivrance radicale ? La bande à Abaaoud, bande à Bader version religieuse ? Après les brigades rouges, les brigades vertes ? Raisonnement funeste, inconsistant. Mais alors ? Comment et pourquoi cette violence absolue sans retour ? Quelle mystique ? Est-il possible de comprendre ? Comment des jeunes…

Sur leurs pas, sur leurs traces, la bête, l’islam radical, bête calculatrice, froide, informée de leurs blessures narcissiques, de leur insécurité affective, a frappé, toqué à leur porte. La da’wa. Séduction, endoctrinement, inoculation du virus de la haine, enrôlement,  promesse d’une gloire éternelle dans l’horreur de la vie à détruire. Aux âmes paumées la violence comme lumière et le meurtre comme obligation religieuse. Détruire ? C’est exister. Paroles de Sayyid Qutb, le maître à penser de l’islamisme, l’inspirateur idéologique d’Al-Qaïda : «Il sortira des entrailles de cette Oumma, toute une génération, qui n’aura aucun objectif autre que la satisfaction d’Allah… et qui n’aura aucun slogan autre que la victoire ou le martyr (…) Notre objectif est la terre entière.» Tenez encore ces propos de  Rantissi, co-fondateur du Hamas ; Rantissi l’éclat des ténèbres dans la bouche : «Nous n’ordonnons pas à ces jeunes de le faire, nous leur donnons simplement la  permission de l’accomplir à certains moments.(…) Il ne s’agit pas d’attaque suicide, mais d’istîshadi, « martyre qu’on a choisi soi-même » (…) C’est la stratégie la plus efficace… Pour nous c’est équivalent aux F16.»

Au commencement de cette «extase vers le bas», la da’wa donc ; la da’wa masquée de piétée, la da’wa dévoyée affirmant l’islam comme un ordre fini, immuable, un
ordre en guerre mondiale contre les impies. Propagande, manipulation, puis émergence de mouvances et inexorablement, logiquement au bout une véritable fabrique de tueurs sacralisée religieusement et portée par des mouvements terroristes : Al-Qaïda, Boko Haram, Ansar al-Charia, Ansar Dine, Schebabs, Jemaah Islamiyah,Talibans, Djihad islamique, Hezbollah, Ansar Beït al-Maqdess,
Daech… D’Al-Qaïda à Daech, du terrorisme mouvant au califat ; Daech et les décapitations comme spectacles, les exécutions massives, les enlèvements, les viols des femmes yezidis, les enfants brutalisés, broyés, les colonnes de réfugiés fuyant la terreur…

Bon. Et nous ? Pourquoi nous ? Pourquoi Paris ? Pour quelles raisons ? Notre passé ? Le passé colonial de la France ? Retour de boomerang de l’histoire ? Et quelle terre du Moyen Orient donc envahie, colonisée par le Kenya, le Nigéria et le Cameroun tout autant frappés, dévastés ? Et quelle serait donc cette prétention hégémonique reprochée au Mali, au Danemark, à l’Australie tout aussi visés ? Les raisons ? Il n’y pas de raison. Il ne s’agit point dans cette affaire de raison ; il s’agit d’une déraison religieuse en guerre contre l’altérité. Notre crime ? Etre ce que nous sommes : des sociétés libres, ouvertes, des sociétés qui se conjuguent au pluriel, des sociétés qui prennent un malin plaisir à confondre les dogmes, à bousculer, transcender les frontières, mélanger les cultures. Réalité insupportable, insoutenable pour les djihadistes : autrui ne saurait exister sans être soumis, converti. Interdit d’exister autrement. L’altérité ? Une transgression, un délit, une faute, une hérésie à nettoyer. Quitte à saccager, immoler le monde entier… La violence extrême, totale, totalitaire, tel est le destin du djihadiste.

Mais comment faire face ? Comment faire face ensemble maintenant ? Demeurer
nous -mêmes ; demeurer ce que nous sommes : liberté de croire ou de ne pas croire, joie du corps et de l’esprit, pulsation, danses, rythmes… Affirmer nos valeurs. Badinter : «L’Etat de droit n’est pas l’Etat de faiblesse.» Résilience. Lucidité. Ne pas céder à la tentation, la tête penchée vers le soupçon communautaire, de tracer de nouvelles frontières à l’intérieur de nous-mêmes, car l’ombre aurait ainsi vaincu notre clarté. Que dans ce corps à corps avec l’ennemi, la raison demeure notre bouclier ; que l’aveuglement, que la douleur ne nous emportent pas vers les rivages boueux de la haine sans lisière. Ne pas dans l’empressement, submergés par l’émotion de la souffrance, touchés dans notre légitime besoin de sécurité, ne pas essentialiser l’ennemi, ne pas confondre Islam et djihadisme.

Les yeux lucides, l’ouïe fine, la pensée alerte et critique, continuons, continuons pour les nôtres emportés le 13 novembre ; continuons, lucides et droits car qui en ce temps où l’obscurité haineuse nous toise, qui face aux ténèbres en éclat dressera en riposte, jusqu’au bout du monde, nos clartés ? Qui aujourd’hui et demain, anticipant les multiples métamorphoses de la bête, qui comme l’aube dissoudra les monstres sinon nous-mêmes ?
Demeurer nous même et continuer…