Le tournage de « Peshmergas », le prochain film de Bernard-Henri Lévy sur les combattants kurdes face à Daesch se poursuit avec ce nouvel épisode sur le Front Nord du Kurdistan. Avant, peut-être – les Kurdes en rêvent, mais cet énorme « morceau » ne dépend pas d’eux – que la libération de Mossoul ne nous ramène d’ici au printemps en ces terres amies, devenues les premières sentinelles de la civilisation face à la barbarie.
Face à Daesch, le Front de mille kilomètres tenu par les Peshmergas est divisé en dix Secteurs. Nous avions commencé le film par le Front sud, le plus calme des Fronts. La guerre avait été gagnée un an auparavant, quand les Peshmergas et leurs « alliés » locaux chassèrent l’envahisseur islamique de ces confins. Ce qui n’empêche qu’ils y maintenaient de nombreuses forces, que les routes étaient partout ponctuées de check-points et dominées par des fortins menant bonne garde. Nous avions rejoint une position au milieu de nulle part, impressionnant monticule de terre accumulé au bulldozer, fourmillant de Peshmergas, pour y découvrir, tapi derrière des protections de terre un char russe avec ses servants, canon pointé vers l’horizon… d’où avait disparu tout ennemi depuis novembre 2014.
La question, dans ce Secteur Un, est, en effet, de nature politique. Il constitue une vaste zone frontalière entre l’Iran et l’Irak, où cohabitent Kurdes chiites, qui inclinent vers l’Iran, populations arabes transplantées sous Saddam Hussein pour arabiser le Kurdistan rebelle, qui ne firent pas, loin de là, mauvais accueil à l’envahisseur Daesch, et enfin Kurdes sunnites partout ailleurs largement majoritaires dans le pays.
Faisant théoriquement partie d’un Etat, l’Irak en déshérence, qui n’a de fédéral que le nom, le statut du Kurdistan dit irakien est toujours en suspens, alors que le pays est, plus que jamais en raison de la guerre, indépendant de fait, avec son armée supérieure à cent mille hommes, un Etat et une administration qui fonctionnent, une économie basée sur le pétrole, hier encore florissante. Reste que la région sud du Kurdistan, jusqu’à Kirkouk et son pétrole précisément, est l’objet, de la part de l’Irak, d’un appétit de longue date qui alla, sous Saddam, jusqu’à la mainmise pure et simple et l’épuration ethnique des Kurdes en bonne et due forme, déportations et gazage par avion des populations à l’appui. Voilà pourquoi, face à l’allié qu’est sur le papier Bagdad avec ses forces stationnées de l’autre côté des collines bouchant l’horizon, les Kurdes maintenaient et maintiennent autant de Peshmergas l’arme au pied. Outre que des milices chiites plus ou moins autonomes participèrent à la libération des villages chiites de la zone, et continuent de les contrôler, que l’armée irakienne toute proche, aussi peu combative soit-elle, est elle-même quasi-entièrement chiite et encadrée par des officiers iraniens…
La guerre contre Daesch, ici, était finie, remplacée par une paix armée, peut-être provisoire, entre les vainqueurs. Serait-ce à une toute autre époque et sur une toute autre échelle, nous avions connu pareille situation il y a quelques décennies au cœur même de l’Europe…
Restaient du conflit vieux d’un an avec les attaquants islamiques, des villages entièrement vidés de leur population arabe, peu sûre, ainsi qu’une ville, Jalawla, qui n’était plus que ruines et poussière, royaume des chiens errants, où nous avions prudemment déambulé entre des monceaux de béton, de ferrailles, de tôles noircies, de fils électriques, d’éclats de verre, d’objets tordus, de magasins, de voitures, de marchandises de toutes sortes, de frigidaires, de mille objets domestiques, tous explosés. Chaque rue, chaque ruelle, chaque venelle avait été minée avant leur départ par les hommes de Daesch, et le chaos semblait irrémédiable. Dans le préau d’une école où nous nous gardâmes bien d’entrer, une fresque naïve montrait la ville, ses promenades, ses minarets, son pont sur le fleuve et son chemin de fer sous des couleurs riantes. Tout le bâtiment s’était effondré. Seule la fresque avait survécu. La ville, elle, était morte. Misrata, Vukovar, Grozny, Jalawla : l’urbicide est la marque fatale des barbares d’aujourd’hui.
Novembre, maintenant. Cinq cents kilomètres plus au nord, ce sont les Monts Sinjar de sinistre mémoire où les populations yezidis fuyant Daesch trouvèrent la mort par milliers à l’été et l’automne 2014, et ceux qui n’avaient pu s’échapper furent conduits en esclavage par Daesch, à commencer par des centaines de femmes, jeunes ou moins jeunes, promises aux combattants d’Allah. Nous sommes reçus par Zaïm Ali, le général en chef du Secteur 10, un Peshmerga légendaire, quasi-septuagénaire, rentré d’Allemagne où il est allé soigner une blessure reçue il y a un an, quand Daesch, au prix de très durs combats, fut chassé de l’immense plaine de ce nord Kurdistan, de l’autre côté des montagnes. Toute la zone est interdite à quiconque, exceptés les combattants, dans l’attente, ainsi qu’en courre partout la rumeur, d’une offensive sur la ville-même de Sinjar, qui couperait la route stratégique entre Mossoul, aux mains des islamistes et Raqqa leur capitale au centre du Califat. Le temps n’est pas bon, qui empêche les avions de la Coalition de couper la dite-route et interdire d’éventuels renforts, et ne permet pas davantage aux voitures blindées des Peshmergas de passer à travers champs, gorgés d’eau, pour éviter les routes et les chemins minés. Mais l’hiver arrive et bientôt les Monts Sinjar seront couverts de neige. La fenêtre est étroite. Ce n’est plus qu’une question de jours, voire d’heures.
Notre convoi s’engage par un étroit défilé sur la seule route qui traverse les Monts. A gauche, un immense mémorial coiffe une colline entière. C’est un mémorial à la gloire des combattants morts du PYD kurde syrien, frère idéologique du PKK de Turquie, tous deux d‘obédience marxiste, qui revendiquerait peu ou prou cette partie nord du Kurdistan. On en est là. A cette même entrée dans les Monts Sinjar, un convoi de Peshmergas semblable au nôtre a été bloqué par les hommes du PYD – ils seraient un millier – il y a une semaine. Ce qui, outre le mauvais temps, explique aussi le report de l’offensive. Nous passons sans encombre, ce qui est bon signe, et gravissons une route en lacets qui débouche sur une haute plaine boueuse parsemée de milliers de tentes blanches : les réfugiés yézidis. BH descend de voiture pour filmer ce paysage de misère humaine, d’où s’échappent de maigres fumées de feux de bois, au milieu des troupeaux de moutons et de chèvres.
La route redescend en lacets de plus en plus sévères vers la ville de Sinjar qu’on aperçoit à l’œil nu en contre-bas. Il faut faire vite parce que notre convoi est en vue directe des artilleurs de Daesch.
Nous parvenons au creux de la vallée, au QG des Peshmergas masqué derrière le relief, dernière position à trois cents mètres des lignes ennemies. Le Commandant de la position nous offre le thé rouge traditionnel, tandis qu’un sifflement d’obus passe au-dessus de nos têtes, sans troubler l’assemblée des Peshmergas qui écoutent leur chef nous décrire la situation, prier rituellement l’Occident d’envoyer de l’armement lourd qui fait plus encore ici qu’ailleurs cruellement défaut, et BH dire à tous ces hommes qu’ils sont les acteurs ce film en cours et qu’il est leur propre film. Quand leur chef prendra-t-il la ville de Sinjar, à portée de main ? Avec ses trois mille cinq cents Peshmergas, quand il en recevra l’ordre du Président Barzani lui-même. Et les combats ? Il lui faudra vingt-quatre heures. Optimisme, bravade, conviction, rapport réel des forces en présence ?
Nous sortons du fortin. Deux obus, coup sur coup, tombent à proximité dans une décharge d’ordures, sans exploser. Nul ne s’affole. On nous dit que Daesch a des munitions périmées, prises aux Irakiens en déroute, ou bricolées. BH demande à chaque soldat quid de Daesch ? Les réponses fusent. On lit sur les visages et dans les voix une colère froide doublée d’ironie cinglante et de mépris. Daesch, pour ces Peshmergas, dont des centaines des leurs sont morts, des milliers ont versé leur sang, est un Tigre de papier.
Avec nous, nos cameramen sont dans l’attente de l’offensive espérée par tous… Sur la route, nous croisons un cortège de voitures de police, de berlines noires et de jeeps militaires qui se dirigent à toute allure vers là d’où nous venons. Le Peshmerga en chef, le Président Barzani peut-être, à deux pas du Front ?
L’état-major kurde nous met en garde que Daesch ne cesse de bombarder le secteur, parce qu’un berger, dont les services kurdes ont saisi la communication, avait averti par portable de notre passage. Il est vrai que les Peshmergas n’avaient pas choisi la discrétion, avec une escorte de plus de dix véhicules…
Entretien dans un village de la plaine, Snuny, avec le chef des combattants yezidis, Kassem Sachou. Il explique comment lui et ses hommes ont brisé l’encerclement par Daesch de la population zeyidi en fuite au cœur des Monts Sinjar, grâce au sacrifice de centaines des siens et aux parachutages d’armes et de vivres des Américains. Mais tant de femmes, d’enfants, de vieillards sont morts, et les survivants furent emmenés en esclavage. Pourquoi Daesch se montre si impitoyable envers les Yezidis ? « Parce que nous n’avons pas la même religion, la même culture, les mêmes mœurs, qu’ils sont arabes et nous pas. » Que pense-t-il de l’islam ? « C’est une religion dangereuse, basée sur la mort des autres. Les musulmans, en Europe et ailleurs, sont comme un serpent. Tant qu’ils se tiennent à distance dans le froid, ils se montrent paisibles et pacifiques. Mais si vous les réchauffez sur votre sein, alors ils vous piquent. Nos voisins musulmans avec qui nous vivions en bonne intelligence depuis des siècles, nous ont dénoncé à Daesch pour mieux piller nos biens, s’accaparer nos filles. Nous ne retournerons sur nos terres, dans nos villages, que quand une force internationale aura chassé Daesch et pris pour longtemps le contrôle de toute la Syrie, passée sous mandat international le temps qu’il faudra. » On ne raisonne pas un homme frappé de tant de deuils et d’épouvante.
Nous apprenons au Sinjar la mort d’André Glucksmann. Je lis à haute voix, la gorge serrée, l’hommage que Bernard-Henri Lévy vient d’écrire dans la fièvre pour Le Monde sur ce contemporain capital. « Glucks » mort ! Il avait ses propres combats, la Tchétchénie martyre, l’Ukraine envahie, il soutenait les nôtres, qui étaient ailleurs les mêmes. Il était, entre tous, un enfant du siècle, le vingtième siècle, ce siècle de sang et de fer,, dont il subit en direct dans son enfance le feu et la foudre , parce que juif, puis partagea les mystifications et les utopies tout aussi meurtrières du communisme, avant, livre après livre, de donner des clés contre la barbarie et les mangeurs d’hommes, Marx en premier, à toute une génération idéaliste qui avait lu Pierre Pascal, Victor Serge, Boris Souvarine, Panaït Istrati, André Gide, Arthur Koestler, Orwell, Kravchenko, et qui, malgré cela, mis au seul compte de la terreur lénino-stalinienne, croyait encore juste et beau de vouloir changer l’homme en ce qu’il a de plus profond, par la lutte des classes.
Une part de moi jeune, fils de communistes sincères, s’en va peut-être. Elle s’en va le même jour où nous sommes sur ce Front du Sinjar et où nous nous prenons à vouloir rester pour l’offensive des Peshmergas, comme nous le faisions, BHL et moi, avec d’autres combattants de la liberté, à Sarajevo, à Ajdabiya, à Kramatorsk. Au plus près de cette absurdité fascinante qu’est la guerre. A l’ombre du courage des Peshmergas. La mort de « Glucks » a sonné comme un rappel. Rester au Sinjar ? Aller payer mon hommage à un homme qui aura symbolisé notre époque et ce que nous avons eu de meilleur, y compris dans nos égarements du côté de la Havane et Pékin, à la recherche de l’introuvable Révolution qui réconcilierait les hommes avec eux-mêmes?
Adieu aux armes, adieu au Sinjar, adieu à « Glucks », crématorium du Père Lachaise, vendredi 13 octobre 2015 à 15H30.