Vivant à New York où je poursuis mes études, je n’ai pas pu voir la marche du 31 octobre dernier, marche dite de la « dignité » et qui, si j’en crois plusieurs témoignages et surtout si je m’en tiens à la liste des signataires de l’appel, fut plutôt celle de l’indignité.

En revanche, vivant à New York et étudiant à Columbia, j’ai vu autre chose.

J’ai vu le philosophe Abdennour Bidar, venu participer à une rencontre autour de Charlie Hebdo, se faire traiter par une femme qui doit tenir L’Orientalisme de Said pour un livre incontestable, inquestionnable, incréé, d’ « orientaliste » et d’ « essentialiste » à cause de sa précieuse Lettre ouverte au monde musulman. J’ai vu des gens intervenir pour mettre sur le même plan la lapidation prévue par la loi islamique pour le péché d’adultère, et l’absence de femmes dans ce panel : « Nous, occidentaux, ne sommes pas meilleurs, la preuve… » J’ai vu la France du 11 janvier insultée, la laïcité ramenée à une vaste conspiration « islamophobe ».

Je tiens que ces deux délires n’en font qu’un, je tiens qu’il y a, comme je l’ai dit ailleurs, un contresens au sein d’une partie de la gauche qui ne se gêne pas, elle, pour « essentialiser » l’islam, en en faisant la religion des Damnés de la Terre, des opprimés et des colonisés. Je tiens que cette vision binaire de l’histoire et du présent des peuples, celle du « Parti des Indigènes de la République » en France et des saïdiens orthodoxes sur les campus américains, outre qu’elle est l’instrument de forces réactionnaires, obscures et brutales, n’est que le retournement à l’échelle de toute la terre, de l’hégélianisme d’apprenti qui pense une Afrique sans histoire, un Orient sauvage et une Méditerranée à laquelle seul l’Esprit grec donnerait vie, force et universalité.

Il faut refuser cette vision, non seulement parce qu’elle menace ce à quoi nous tenons – grands auteurs, réduits sur les campus à leur condition de « Dead White Males » ; art et littérature du passé car notre vision de la « race » ou du « genre » n’est ou ne serait plus la même ; mais aussi, pourquoi pas, on n’est pas à un paradoxe près chez les gauchistes, égalité entre hommes et femmes dès lors qu’on a démontré que la vision qu’on en a en France ou en Amérique vient d’une perspective située géographiquement et historiquement, en d’autres termes ethnocentriste –, mais encore parce qu’elle relève d’un racisme à la puissance deux.

C’est en effet le racisme des fils de colonisateurs complexés par leur histoire, qui veulent voir l’Arabe comme essentiellement innocent, le musulman comme essentiellement tolérant, le Noir comme le « Magical Negro » des mauvais films d’Hollywood, et le Juif comme tolérable ou même aimable s’il est lui aussi une victime, monstrueux s’il cesse de l’être, ce qui peut plus facilement lui arriver étant donné sa qualité d’être hybride.

C’est aussi celui de gens qui dénoncent la vision « orientaliste » de l’histoire, qui font de subtiles distinctions mais seulement quand ça les arrange – et qui, les premiers, se figurent un monde se partageant entre « Occident » et « Orient » ou entre « Blancs » et « Noirs », pour mieux cacher les tensions, les oppositions, les luttes de classes, les servitudes, les tyrannies, les obscurantismes et les révoltes qui traversent ces blocs.

Il faut refuser cette vision parce qu’elle ne s’intéresse au racisme qu’en tant qu’il serait l’expression d’une « majorité » opprimant une « minorité » – alors qu’il est partout, qu’il n’est pas meilleur ici que là, que le pouvoir lui-même est partout, et que l’oppression peut facilement se retourner. Dira-t-on d’un ouvrier qui violerait la directrice de son usine, qu’il serait dans son droit parce qu’elle est sa patronne et lui l’opprimé ? Dira-t-on du Cosaque affamé, si jamais il le fut, qu’il est dans son droit lorsqu’il massacre une famille juive prospère ou supposément telle, que ces Juifs ne méritent notre compassion que s’ils sont pauvres eux aussi ? Dira-t-on que le génocide des Tutsis est la revanche des Hutus contre leurs anciens maîtres ? Ah ! Mais vous parerez cette dernière attaque en me rappelant que ce sont là des catégories inventées par les colons belges et que sans la France ce génocide n’aurait d’ailleurs pas eu lieu. Ouf ! on peut compatir aux souffrances tutsies : le schéma Blancs versus Noirs, oppresseurs versus opprimés, est ici conservé. Mais c’est faux ou en tout cas trop facile, il y avait bien des Hutus et des Tutsis, diversement utilisés par les puissances coloniales en effet, mais le ressentiment contre ces derniers a des racines plus profondes. Voici ce que l’anthropologue Pierre Alexandre écrit dans son livre sur l’histoire ancienne de l’Afrique : « L’institution [féodale du Rwanda], du fait même de son efficacité, se rigidifia au cours de la grande période expansionniste des XVIIIe et XIXe siècles, où le royaume s’étendit jusqu’aux limites de la présente République du Rwanda. […] On devine, à travers la poésie épique des généalogies royales, l’existence de tensions sociales, débouchant sur des jacqueries sporadiques. » Et alors, ai-je envie d’ajouter ? Le ressentiment de ces Hutus jadis inféodés aux Tutsis comme les serfs aux seigneurs de chez nous, ce ressentiment est-il une vertu ? Non, loin d’excuser le crime, le ressentiment des plus faibles est une force aussi haïssable que l’est la haine des gens établis et puissants contre leurs subalternes. Par ailleurs, savez-vous quoi ? Eh bien ! Mon antiracisme va jusqu’à considérer les Africains comme des adultes, agents de leur histoire, libres de faire le bien ou le mal. Oui, en un mot, cette vision que je dénonce est celle des ressentimentaux ou de leurs alliés si pleins de condescendance. Comme d’autres, j’ai joui de voir Plenel remis à sa place par des femmes musulmanes qu’il prétendait défendre : son pauvre amour est un amour de cureton, l’amour du maître qui se mire affranchissant ses esclaves. Amour de soi qui n’ose dire son nom.

Si elle suivait ses misérables intuitions jusqu’au bout, le pauvre type frustré qui n’a jamais su aborder une femme de sa vie mais qui viole une petite fille serait, pour cette gauche, excusable. Maladie de la gauche, qui ne voit pas combien l’envie est aussi répugnante que l’oppression. Si vous ne condamnez le racisme que lorsqu’il est l’instrument de cette dernière sans voir dans l’histoire des hommes la sourde force du ressentiment, vous ne comprendrez ni le génocide tutsi, je l’ai dit, ni l’antisémitisme qui a souvent oscillé entre mépris et ressentiment (et se nourrit, aujourd’hui que les Juifs sont libres et égaux aux autres hommes, plus nettement encore de ce dernier), ni sans doute maint autre racisme.

Oui, je suis persuadé que c’est souvent l’envie, la jalousie, l’admiration même plutôt que le mépris qui poussent en premier lieu le maître à sacrifier, à haïr, à molester l’esclave ou l’ancien esclave, voire à en faire son esclave s’il n’est pas né tel, jugulant ainsi la force qu’il craignait en lui. Je fais le pari que chez les racistes, le mépris n’est souvent que l’a posteriori du ressentiment. Après 1865, le petit blanc américain déteste le Noir qui peut désormais voter et s’enrichir : il en fait le responsable de ses propres échecs, il hait sa force vitale, il voudrait les talents, réels ou supposés, qu’il lui voit et que lui n’a pas. En un mot, il le jalouse. Souvenez-vous de Jason Compson, l’abominable raté du Bruit et la fureur. Plutôt que de voir le racisme comme l’instrument des forts contre les faibles, pourquoi ne pas y voir celui de tous les minables, des mauvais, des petits, des mesquins ? Hitler était un raté, non ? Les nazis se croyaient surhumains, ça ne veut pas dire qu’ils l’aient été, au contraire. Alors méfions-nous des ratés qui se vengent : ils deviennent des tyrans et font payer aux autres leurs misères passées, leurs insuccès, leurs humiliations, leurs révoltes avortées, leur soumission de faibles face au destin ou à Dieu.

Pour moi, je hais cette gauche amie du ressentiment. C’est elle qui a ouvert la porte de la cité à ses pires ennemis. C’est elle qui aujourd’hui, par la bouche d’un Mélenchon, proteste contre la reparution universitaire de Mein Kampf, mais oublie de dire qu’on pouvait jusqu’alors très facilement le consulter sur internet, sur le site islamiste Radio Islam par exemple, et pour le coup sans notes académiques ou perspective historique. Pourquoi Radio Islam ? Devinez. Et pourquoi n’en pas parler ? Devinez aussi.

Elle veut nous faire croire, cette gauche ressentimentale, qu’elle combat le racisme en nous infligeant le spectacle de ses propres luttes d’arrière-garde : le totalitarisme d’aujourd’hui, parce qu’il n’est pas assez blanc/bourgeois/colonisateur à ses yeux, elle le dénonce du bout des lèvres – si jamais elle le fait.

Je hais cette gauche qui au fond méprise le peuple et les « opprimés » hypostasiés, essentialisés, infantilisés ; qui refuse de penser la complexité des relations entre les nations, les ethnies et les classes, qui oublie, comme par hasard, les traites négrières arabes et les esclaves philippines violées ou mutilées par leurs maîtres du Golfe.

Je crois pourtant que nulle part ailleurs qu’aux Etats-Unis, patrie de la droite la plus arriérée du monde démocratique, la gauche intellectuelle n’a poussé, peut-être en guise de réponse à son environnement, ce délire à son comble. Said, le prophète et quasi-dieu de cette gauche universitaire, « nous » reprochait de présenter les Arabes et l’Islam en un type idéal et statique, de nous fabriquer de l’ « Oriental » une manière d’essence platonicienne. Mais quel prodige de nous écrire un livre qui « déconstruit » l’imagerie orientaliste de l’Occident sans jamais questionner le regard de l’Islam, des Islams, du monde arabe, du « Moyen Orient » etc., sur ce même Occident érigé, lui, en mal transcendantal ! Qui dénonce la vision de l’Arabe lascif, mais n’interroge jamais celle de l’Occidental débauché dans le discours musulman contemporain ! La femme occidentale, « pute » qui ne serait bonne qu’à être violée au dire de certains imams – et de certains badauds de la Place Tahrir –, l’homme occidental, un demi-mâle qui laisse sa femme embrasser le premier venu comme l’a récemment déclaré un prêcheur francophone, lequel attribuait ces débordements à la consommation de viande de porc : « Qui mange du porc ressemble à un porc ! » Quel miracle de mauvaise foi qu’un livre qui nous explique comment la traditionnelle hostilité antisémite fut transférée du Juif à l’Arabe après la guerre, mais n’évoque jamais l’ignoble imagerie qui amusait déjà à l’époque de sa parution le monde arabo-musulman aux dépens des Juifs et le submerge aujourd’hui ! Quelle imposture qu’une démarche qui se prétend l’anti-métaphysique du discours impérialiste, qui dit déconstruire les mythes de l’Occident et leurs sources, pour mieux en dissimuler, en taire d’autres !

L’orientalisme, une discipline qui prépara la colonisation, une attitude qui fait parler l’autre dans le langage du même, depuis Eschyle qui articule la pensée de ses Perses en grec… L’Européen serait-il donc toujours coupable, qu’il fasse l’autre plus « autre » ou plus « même » qu’il n’est ? Said a beau jeu de signaler qu’il n’existe pas de discipline équivalente chez les « autres » justement. D’abord, il prétend déconstruire l’Orient mais ne le fait aucunement : il y a en effet beaucoup de réalités différentes que l’on range sous le vocable d’ « Orient » et il exista certainement au Japon pour ne mentionner que ce pays l’équivalent de notre « orientalisme », y compris de cet intérêt sincère dont l’intellectuel palestinien s’est bien gardé de parler si ce n’est pour le ridiculiser. Moi, l’anglomanie des Japonais de Mishima ne me semble en effet ni hypocrite ni simple produit de l’impérialisme anglais (le Japon ne fut jamais colonie, c’était plutôt à l’époque un fier et puissant empire). De même, on ne saurait réduire les citations du Coran des Nourritures terrestres à un « dispositif orientaliste ». Sans parler de cette foule d’islamologues allemands, juifs pour la plupart, français ou autres, dont en effet on cherche encore l’équivalent dans le monde arabo-musulman. Je crois qu’il est bien trop facile, pour ne pas dire de mauvaise foi, de faire passer un manque, en l’espèce le manque d’intérêt de l’Islam pour le christianisme ou le judaïsme ou même, depuis la chute de Constantinople, pour la civilisation gréco-romaine – pour une vertu.

Le fait qu’aujourd’hui encore nombre de musulmans se croient autorisés à parler de la Torah sans l’avoir lue – sous prétexte que certains de ses récits se retrouvent, considérablement édulcorés pour ne pas dire émasculés, dans le Coran et la Sunna – alors que les universités israéliennes ont toujours compté des chercheurs reconnus dans les sciences de l’islam, de la pensée et de l’histoire musulmanes, de la philologie coranique, non, ce fait n’est pas à mettre au crédit du monde musulman. Il n’y a pas plus d’innocence là-bas qu’ailleurs.

En outre, s’il ne s’agit de nier les horreurs du colonialisme, l’hypocrisie de nombre de ces savants ou pseudo-savants qui remplissaient en effet une fonction dans leurs empires respectifs, pourquoi faire comme si les « non-blancs » n’avaient pas eux aussi une histoire traversée de tensions coloniales, d’asservissements, de conquêtes, de racisme ? Et ce jusqu’à nos jours ? Les Arabes furent-ils jamais tendres avec les Africains ? L’Afrique elle-même n’eut-elle ni empires esclavagistes ni rois guerriers et cruels ? Elle en eut, ni plus ni moins que l’Europe, l’Amérique ou l’Asie. Nous sommes tous hommes, tous cruels hélas. Le remarquable Devoir de violence, du Malien Yambo Ouologuem, n’est pas si pusillanime lorsqu’il évoque la continuité des impérialismes africains et européens et leur commune histoire cannibale.

Mais si la France a demandé pardon pour son rôle dans la traite atlantique, on aimerait savoir quand le monde arabe reconnaîtra la destruction des cultures berbères, l’extermination qu’il orchestra de millions d’Africains, l’esclavage, sexuel notamment, les garçons castrés pour servir d’eunuques aux califes, aux sultans, aux beys. On aimerait voir des chaires universitaires d’introspection culturelle semblables aux nôtres, des thèses par exemple sur « la figure de l’esclave noir hypersexualisé, pervers et pédophile dans les Contes des Mille et Une Nuits et son rôle dans la mise en place d’un dispositif d’asservissement de masse », des mémoires sur le dhimmisme, le chiensdinfidèlisme et le gensdulivrisme dans les sources musulmanes, sur les esclaves blancs et chrétiens d’Alger et de Tunis au XVIe siècle, sur le pro-nazisme d’Amin Al Husseini et du Farhoud irakien, sur les fillettes juives enlevées, violées et revendues à bas coup car déjà utilisées dans le Maroc précolonial, sur les Juifs sans cesse molestés avant le Décret Crémieux et après même, sous la Sainte Alliance de salauds pieds-noirs et de salauds arabes. A raciste, raciste et demi !

Que chacun demande pardon ou que personne ne le fasse. Et sachez une chose, peuples, si jamais l’on ne vous demandait pas de vous excuser : c’est sans doute que ceux que vos ancêtres ont massacrés le furent jusqu’au dernier et n’ont à ce jour aucun descendant qui puisse demander justice pour leur sang.

Par ailleurs, je ne vois pas de quel droit on traiterait d’essentialiste un « critique » de l’islam tel que moi, qui cherche justement à briser l’essence imposée, et de l’intérieur et de l’extérieur, à cette civilisation et à cette religion. Car j’aime à jouer, pêle-mêle, la frivolité des Mille et Une Nuits, la poésie de l’athée Aboulallah el Maari, Averroës qui tenait la matière première pour éternelle – et donc rivale de Dieu –, Palmyre et les voix enterrées de l’Arabie préislamique, Boualem Sansal, Kamel Daoud ou Alifa Rifaat, l’Egyptienne qui évoqua dans Vue d’un minaret cette jouissance que l’ordinaire misogynie de son pays refuse aux femmes, les beuveries perses d’Omar Khayyam, la révolte théologique de Farid al Din Attar, la mécréance d’Ayaan Hirsi Ali, la protestation d’Ousmane Sembene, la subversion littéraire de Salman Rushdie – contre toute la bigoterie coranique. Qui donc est l’essentialiste, qui est l’ « orientaliste » de moi ou du disciple aveugle d’Edward Said ?

La gauche qui n’est pas Charlie reproche au malheureux Cabu d’avoir fait porté un turban à Mohammed. Oh ! C’est en effet très grave, quelle insulte ! Quelle vision mesquine de l’Orient compliqué où tous les turbans ne se ressemblent pas ! Et puis, qui sait si Mohammed ne portait pas en fait un costume trois pièces et un Borsalino ? Cette gauche est subtile, elle déconstruit à merveille : félicitons-la. Elle ne voit pourtant pas que les forces de la pire des réactions l’ont prise en otage. Houellebecq l’a prédit : le moment viendra où les « anti-impérialistes » et peut-être même une gauche de gouvernement en perte de repères dérouleront le tapis rouge au conservatisme le plus brutal. Pourquoi ? Parce qu’il sera venu d’Orient.

La bassesse européenne disait : « L’Orient, c’est le mal. » Aujourd’hui, une autre bassesse se contente de dire : « L’Orient, c’est le bien, l’Occident, c’est le mal. » Et appelle cela « déconstruire » et « dénoncer l’oppression ». Pour moi, j’en reste à ces quelques principes : la cruauté est chez tous, la laïcité nous protège de l’ethnocentrisme de chacun, les cultures sont complexes, plus hybrides que ne le croient les bourgeois, mais plus encore que ne le croient les demi-habiles.

Quelques semaines après les attentats de janvier dernier, de retour à New York, j’eus dans un taxi une expérience, bien sûr anecdotique et qui ne dit rien du monde musulman dans son ensemble, ni des musulmans de New York en particulier mais qui montre bien, selon moi, et les limites de la tolérance religieuse, et les mérites de la laïcité. L’honorable sieur, pakistanais, qui me conduisait, argumentait ainsi : « Je respecte toutes les religions. Eux ne respectaient pas ma religion. Ils méritaient donc leur sort – même si je suis contre la violence car l’islam est une religion de paix. » Il me demanda ce que j’étais. Je répondis : « Juif. » Il s’écria : « Ah ! Une belle religion ! Je respecte vos prophètes ! » Je lui rétorquai : « Facile. Ce sont les vôtres. Mais respectez-vous les croyances d’un Hindou ? » A cette question, il éclata de rire. « Mais ça n’est pas une religion, ça ! Ils se prosternent devant des statues ! » Il poursuivit, croyant m’apprendre les rudiments de ce culte qui l’amusait tant. Les bigots de tous bords ont en effet cette tendance insupportable à croire qu’on est aussi incurieux qu’eux : je l’ai aussi constaté avec des hassidim étonnés de voir que j’avais quelques connaissances talmudiques ou zohariques, ou même que je savais – et sans doute aimais – mieux la Bible qu’eux. Je dus donc lui couper la parole pour lui dire que même si je n’atteignais pas son expertise, j’avais modestement étudié la « philosophie indienne » à la Sorbonne et que j’avais lu la Baghavad Gita ainsi que quelques bribes de la littérature pouranique et védique. Aussi, dus-je préciser, je savais qui était Ganesha et il n’avait pas besoin de m’expliquer que « ces idiots » d’hindous vénéraient un dieu à tête d’éléphant.

J’eus beau tenter de lui faire entendre que son Allah était peut-être aussi absurde aux yeux d’un Hindou, d’un taoïste, d’un Sioux ou d’un athée, que l’étaient aux siens les vaches sacrées, Ganesha et Vishnou, il resta sur sa position que je pourrais à peu près résumer ainsi : « On ne se moque pas d’une religion – mais avec les chiens d’infidèles, c’est différent. » Ah ça ! Il n’avait rien contre les Juifs, j’aurais pu lui en savoir gré mais non, à vrai dire son discours me fit froid dans le dos. C’est sans doute pour cela, parce que l’hindouisme n’a pas la dignité d’une religion et que ses croyances prêtent à rire, c’est sans doute pour cette raison, lui demandai-je, qu’on a aussi le droit de poser des bombes à Delhi ? Il ne comprit pas ou fit semblant de ne pas comprendre.

Anecdote ? Pas seulement. Qu’on ne me dise pas que c’est là un discours purement marginal. L’essentialisme est un mal mais il ronge toutes les sociétés et les musulmans sont loin d’être en reste. Moi, j’essaie de m’en tenir éloigné et suis d’ailleurs loin, bien loin de vouloir dresser une équivalence entre « non-blancs », Noirs, Arabes et musulmans, comme le font par trop ces racistes antiracistes, disciples inopinés de Morano. La laïcité, au moins, crée un espace de neutralité où l’on peut s’insulter mais sans jamais se faire violence et où nous sommes tous égaux pour le faire, pour conférer avec franchise et humour, où un Hindou vaut un athée ou un lecteur du Coran.