Le onzième roman de Toni Morrison débute par une naissance et se termine sur l’annonce d’une grossesse. Entre ces deux événements un faisceau d’histoires imbriquées, dont le fil conducteur est le personnage de Lula Ann, qui se fait appeler Bride. C’est elle, le bébé du premier chapitre. Elle vient de naître, et sa mère est désespérée, ne comprenant pas comment elle a pu mettre au monde un enfant si noir, alors qu’elle et son mari sont des mulâtres au teint blond. Le père s’enfuit, convaincu que l’enfant n’est pas de lui. La mère élève seule sa fille, sans tendresse, sans jamais la prendre dans ses bras. Jusqu’à ce que Lula Ann accuse une institutrice d’attouchements sur des enfants. La mère, soudain fière du geste de sa fille – oser pointer du doigt la coupable, devant un tribunal –, la prend, enfin, par la main. La petite fille n’attendait que cela, ne voulait que cela. Quitte à faire un gros mensonge, aux lourdes conséquences. Vingt ans plus tard, la belle Lula Ann devenue Bride occupe un poste d’importance dans une société de cosmétiques. Elle est la responsable de la ligne TOI, MA BELLE, roule en limousine et en Jaguar, vit une histoire d’amour sensuelle avec Booker. Mais voilà que son bel amant la plaque, brusquement. Bride en est chavirée. Elle va tenter de le retrouver, en suivant la mince piste d’une facture arrivée chez elle.

Délivrances est un roman dans lequel les violences faites aux enfants sont omniprésentes : mères distantes ou maquerelles, prédateurs sexuels. Cette violence s’exerce autant contre les enfants noirs que contre les enfants blancs. Le frère de Booker a été enlevé, torturé et tué alors qu’il faisait du skate-board. La petite Rain, recueillie sur la route comme un chiot perdu par un couple de hippies, a été jetée hors de chez elle pour avoir mordu un client quand sa mère l’obligeait à être gentille avec lui. Délivrances est aussi le roman du mensonge et du silence : mensonge de Lula Ann qui fait condamner à tort l’institutrice ; mensonge de la mère de Lula Ann à elle-même, lorsqu’elle affirme s’être comportée durement avec sa fille pour la mettre en condition, pour lui apprendre très tôt à quelles avanies elle sera condamnée à cause de la couleur trop noire de sa peau. Silence des amants entre eux, Bride ne s’intéressant pas à la vie de Booker, ne sachant même pas qu’il joue de la trompette ou qu’il a perdu un frère, toute centrée qu’elle est sur sa carrière et sa jouissance ; silence de Booker qui s’en va sur une phrase qui claque plus fort qu’une gifle : « T’es pas la femme que je veux » ; silence de la famille de Booker au moment des obsèques du frère aîné, lorsque débarque la tante Queen à la réputation sulfureuse, mariée sept fois à des hommes de nationalités et de couleurs différentes. C’est vers elle que se tourne Booker lorsqu’il s’enfuit de chez Bride, vers cette tante aux cheveux roux qui concocte une soupe délicieuse dont elle dit « C’est ma recette des Nations Unies, à base d’aliments des villes natales de tous mes maris ». Soupe que Bride, elle aussi, dégustera avant de retrouver l’homme qu’elle aime.

Si le titre original insiste sur les enfants et se base sur une apostrophe à Dieu, le titre de la traduction française, Délivrances, joue sur l’ambigüité : délivrance, pour la mère de Lula Ann, de l’accouchement puis souffrance de la naissance d’un enfant trop noir ; délivrance, pour Bride, par l’aveu de son mensonge dans le témoignage contre l’institutrice ; délivrance par les pleurs pour l’institutrice lors de sa sortie de prison ; délivrance, pour Brooklyn la meilleure amie de Bride, qui occupe enfin le poste qu’elle convoitait dans la société de cosmétiques, puisque la responsable de la ligne TOI, MA BELLE a tout laissé tomber pour retrouver Booker.

L’art de Toni Morrison s’exprime dans sa parfaite maîtrise du récit. Délivrances donne la parole aux différents personnages féminins, qui souvent s’adressent directement au lecteur. Les voix de Bride et de sa mère, de Brooklyn, de l’institutrice, de la petite Rain, font entendre chacune une musique particulière. Lorsqu’il s’agit de Booker, Toni Morrison a recours à la troisième personne, et l’on n’entend sa voix que dans les dialogues, ou dans les poèmes qu’il compose. C’est lui qui prononce les phrases-clés du roman : « Des mensonges. Le silence. Juste le fait de ne pas dire ce qui était vrai ni pourquoi » et « Scientifiquement, il n’existe rien de tel que la race, Bride, donc le racisme sans race est un choix. Enseigné, bien sûr, par ceux qui en ont besoin, mais c’est tout de même un choix. Les gens qui le pratiquent ne seraient rien sans lui ». L’art de Toni Morrison repose aussi sur la faculté d’évoquer la musique – le jazz rythme le roman – et de jouer avec les couleurs. Lorsque Lula Ann naît, sa mère décrit la couleur de la peau et la couleur des yeux de sa fille comme un « noir bleu ». Dans le deuxième chapitre, lorsque l’on entend pour la première fois la voix de Bride, les couleurs sont omniprésentes, que ce soit pour évoquer les panneaux d’autoroute ou la banalité d’un paysage ressemblant à un dessin d’enfant. La couleur noire, celle de la peau noire, n’est pas réductible à la synthèse soustractive des chimistes. Lorsque Bride décide, sur les conseils d’un coach, de ne plus s’habiller qu’en blanc, elle découvre que le blanc possède lui aussi une infinité de nuances, et n’est pas non plus réductible à la synthèse additive des physiciens. Permutation ultime : la blanche et blonde Brooklyn se coiffe en dreadlocks alors que les cheveux de Bride-la-noire-bleutée sont souples et bouclés.

Délivrances est un court roman d’une densité exceptionnelle. Tout y est précis, brillant. Madame Toni Morrison est vraiment une grande dame de la littérature mondiale.