Je suis encore sous le coup de l’émotion et de la peine. Ce jeudi 4 juin, nous avons tous appris le décès de Léonid Pliouchtch. À la nouvelle de la mort de ce célèbre dissident ukrainien, j’ai vu défiler mentalement les images du meeting pour sa libération à Paris, d’abord à l’Ecole Nationale Supérieure de la rue d’Ulm, puis dans la salle de la Mutualité, à l’initiative du « Comité des Mathématiciens » présidé par Henri Cartan, Laurent Schwartz et Michel Broué. J’étais adolescent alors, et cela m’a marqué. A l’époque, deux associations ukrainiennes avaient pris contact avec ce comité, créé suite au poignant témoignage de Tania Jitnikova, l’épouse de Léonid Pliouchtch, qui dénonçait l’arbitraire dont son mari était victime : le « Cercle d’Etudes Franco-Ukrainien » et « Les Jeunes Amis de l’Ukraine ». Grâce à une intense campagne, Léonid Pliouchtch a finalement été libéré. Le moment de sa libération et son arrivée à Vienne en 1976 – le visage encore boursouflé par tous les « calmants » que les médecins criminels lui avaient injecté durant ses quatre ans de détention à l’institut Serbsky à Moscou puis à l’asile psychiatrique de Dniepropetrovsk – ont été des événements considérables. Le livre L’Affaire Pliouchtch, de Tania Mathon et Jean-Jacques Marie, paru aux éditions du Seuil, permet de bien comprendre le contexte dans lequel sa libération a été rendue possible.

Une autre image me revient à l’esprit : celle des réunions, en sa présence cette fois, à Paris, rue de la Glacière dans le treizième arrondissement, chez un ami ukrainien, de ceux qui se battaient alors pour la libération des détenus politiques en URSS et dans les pays du « bloc socialiste », mobilisation qui a mené ensuite à la création du Comité d’Appui aux Luttes des Peuples de l’Est et de l’URSS (CALPEU), regroupant diverses associations qui représentaient ces peuples.

En tant que membre de la diaspora ukrainienne, Léonid Pliouchtch incarnait pour moi la voix de l’Ukraine actuelle, avec toutes ses contradictions et ses complexités. Beaucoup, parmi cette diaspora, ont été surpris lorsque, au moment de sa libération, il a proclamé qu’il était marxiste et communiste, tout en affirmant aussi qu’il faisait partie d’un peuple qui aspirait à l’indépendance. C’est ce qui explique qu’à Paris, les associations et les partis français engagés dans la bataille pour sa libération se réclamaient dans leur grande majorité de la gauche et de l’extrême-gauche.

Deux de ses livres sont parus en français : Dans le Carnaval de l’Histoire, récit autobiographique publié aux éditions du Seuil, et Ukraine : À nous l’Europe !, aux éditions du Rocher, qui véhicule sa vision de l’Ukraine.

Mais qui était vraiment Léonid Pliouchtch ?

Il voit le jour en 1938 dans une famille d’ouvriers ukrainiens installée en Kirghizie et qui retourne en Ukraine après la guerre. Le jeune Léonid fait ses études de Mathématiques à l’Université de Kiev, où il obtient son diplôme en 1962. En 1968, il prend ses distances avec le régime soviétique en prenant fait et cause pour deux dissidents, Guinzbourg et Galanskov, dans une lettre à la Komsomolskaia Pravda. Avec seize autres dissidents, il signe ensuite une déclaration dénonçant l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie. Peu à peu, il entre en contact à Kiev avec des personnalités de la dissidence ukrainienne telles qu’Ivan Svylytchnyj, Ivan Dziouba, Evhen Sverstiuk. Ses prises de position et ses fréquentations attirent l’attention et provoquent la colère du régime soviétique, d’où son arrestation en 1972 et son internement à l’Institut Serbsky à Moscou, puis à l’asile psychiatrique de Dnipropetrovsk.

Une fois libéré, il élit résidence en France avec sa famille. Après avoir d’abord habité Nanterre, très affecté par le suicide de son fils ainé Dmytro, il se fixe, avec sa femme et son autre fils Alexandre, dans une petite ville du Sud-Ouest où il vivra jusqu’à la fin de ses jours.

Il s’engage dans divers comités et associations de droits de l’homme comme Amnesty International. Il fait partie de la rédaction de la revue ukrainienne Sutchasnist et devient également le représentant du groupe ukrainien pour l’application des Accords d’Helsinki dans la diaspora, avec deux autres dissidents : Petro Hryhorenko et Nadia Svytlytchna. Le Groupe Helsinki a été créé en 1976 en Ukraine sous la houlette de célèbres dissidents ukrainiens tels que Mykola Rudenko, Levko Loukianenko et Viatcheslav Tchornovyl qui, hélas, ont tous été arrêtés et condamnés par le pouvoir soviétique. La représentation du Groupe Helsinki a œuvré sans relâche jusqu’à l’écroulement de l’empire soviétique.

La dernière fois que j’ai vu Léonid Pliouchtch, c’était en 2008 à Kiev, à l’Université Mohyla, lors de la présentation de son livre Le Carnaval de l’Histoire, publié en ukrainien. Deux autres livres de lui ont paru en Ukraine aux éditions Krytyka : l’un sur Taras Chevtchenko et l’autre sur Mykola Khylovyj, deux grands écrivains ukrainiens – preuve, s’il en fallait, que Léonid Pliouchtch, pourtant issu d’une famille russophone (puisqu’il partage sa trajectoire avec celle de nombreux Ukrainiens qui ont été « russifiés »), était profondément attaché à la culture ukrainienne. Léonid Pliouchtch est devenu un fervent partisan de l’orientation de l’Ukraine vers l’Europe, comme le fut en son temps l’écrivain communiste ukrainien Mykola Khylovyj (qui se suicida en 1933 pour protester contre l’oppression stalinienne en Ukraine). C’est, a-t-il dit, en lisant le livre d’Ivan Dziouba Internationalisme ou russification qu’il a compris l’enjeu du problème ukrainien.

Cet homme, pour beaucoup d’entre nous en diaspora, fut cette lueur qui a brisé le mur qui existait entre l’Ukraine et nous à l’Ouest. Car il faut le reconnaître : une grande partie de la diaspora était tristement victime du manque d’information et de la désinformation, dus notamment au « rideau de fer ». A l’heure où l’Ukraine traverse des moments cruciaux pour son existence, souhaitons que la vie et l’œuvre de Léonid Pliouchtch soient pour nous tous un exemple aujourd’hui et dans l’avenir.

3 Commentaires

  1. Leonid Plioutchch:

    Ce fut pour moi le « héros et le grand homme  » qui par la brillance dialectique de son argumentation osa braver , remettre en question et contester ouvertement le système soviétique: « Comment est-ce possible , camarade Plioutchch d’oser douter et critiquer un système politique « parfait », vous devez être « fou » dans votre tête , on va vous envoyer vous reposer en hôpital psychiatrique, le temps de « vous raisonnez et vous rincez les méninges « dixit les voix staliniennes des psychiatres – fonctionnaires de l’ Etat – URSS qui en  » âme et conscience  » l’envoyèrent en hôpital psychiatrique !
    Même le journal « Le Monde » continue à jouer le « dégoût » et le rejet envers l’annonce du décès d’ un Refuznik qui souffrit dan sa chair le droit de son pays l’Ukraine à être indépendante , de pouvoir être un « sujet pensant libre de toute contingences  » et d’infirmer par ses prises de position marxistes , de critiquer dans ses fondements le pouvoir politique du système socialiste soviétique !

    Il devait être un « boulet  » pour un tel système et puis ce fut l’accueil en France en 1976 après 4 ans d’internement et de prises de doses massives de neuroleptiques ordonnées par ses gardes -chiourmes psychiatriques !

    Charles-Henri Batjoens

  2. A peine j’avais envoyé le commentaire à propos de Léonide Pliouchtch que je recevais, en russe, l’annonce du décès, le 12 juin, donc hier, de Tatyana Khodorovich, morte donc quelque jours après notre ami. Spécialiste de Linguistique et de dialectologie, elle participa dès 1969 au group Initiative pour la reconnaissance des Droits de l’homme en Urss. En 1973, elle avait publié une lettre ouverte en soutien de L. Pliouchtch et en 1977, après avoir protesté contre la Constitution brejnevienne, elle partit pour la France avec sa fille et son fils.

  3. Vous avez raison de publier un hommage à Léonide Pliouchtch (26 avril 1939-4 juin 2015), mathématicien, dissident et ukrainien martyrisé. Son père avait été tué pendant la guerre, en 1941.
    Voici ce que j’ai écrit dans mes sites francophones : « Leçons ukrainiennes »
    « Fantôme de l’Europe », disait Léonid Pliouchtch. Il était arrivé à Paris en 1976, au sortir des camps d’internements, les GouLAGs psychiatriques. A cette époque, comme les dissidents refuzniks, notamment cet ukrainien né en Kirghizie, mathématicien à la jambe brisée, marié à une femme juive, ami de Sakharov, faisait les titres de ceux qui condamnaient tous les « fascismes ». Sa mort, le 4 mai, laisse un goût d’oubli sinon peut-être d’inculture. Sauf erreur, Le Monde n’a pas mentionne pas son décès (contrairement à Libération ou La Croix) reste symptômatique d’incompréhensions persistantes. Vous situez Léonid Pliouchtch sous un angle uniquement ukrainien, ce qui est votre droit et peut se concevoir. Je l’avais accueilli à Paris avec le Dr. Gaston Ferdière. Il se trouve que son épouse, Tanya, est juive de la même ville que ma famille. Il y aurait aussi à revenir sur sa destinée dans la mesure où elle s’est largement inscrite dans les tourments de l’Union soviétiques, les déportations ukrainiennes (et juives) vers l’immensité de l’Est sibérien et de républiques comme la Kirghyzie ou la Tadjikie. Il faut aussi témoigner de la résistance à l’inhumanité d’un régime qui utilisa ainsi la torture psychiatrique , déniant la liberté de la pensée et de l’être. Вечная память\вічная пам’ять, mémoire éternelle!