Palmyre, royaume arabe et grec à la fois, eut le tort d’exister avant l’Islam. On nous dit qu’ils l’épargneront, ne détruiront que les statues. Eux-mêmes l’assurent, n’ayons donc crainte. Pour nous aussi, c’est une bonne nouvelle : quand ils fracasseront la Vénus de Milo, soyons sûrs qu’ils laisseront en paix l’ancien château des rois de France et la rue de Rivoli. Et avant cela, ces Savonarole à barbe n’auront touché qu’à Titien et Botticelli, les Offices eux-mêmes auront été préservés et sans doute transformés en un mall plein de charme, propre et furieusement achalandé : la fameuse vision qatarie (l’Etat islamique et le Qatar sont amis, on le sait assez, je me réserve donc le droit de faire ce petit amalgame) du Paradis et de la beauté.
Les autodafés et les destructions dont ces démons se sont récemment rendus coupables, à côté d’actes de cruauté qui dépassent l’entendement, montrent bien quel projet est le leur : effacer le passé, créer un homme nouveau, sans autre histoire que celle de son interminable prosternation, avec la peur pour seul reste de conscience. On a beau avoir parfois abusé de ce terme, ce sont bien là les traits distinctifs de toute pensée totalitaire. Faire table rase de la durée, mépriser la vieillesse du monde qui nous a vus naître et qui nous verra mourir. Quand on s’intéresse un peu à l’imaginaire des djihadistes, français notamment, au kitsch chevaleresque affiché sur Facebook et Twitter par les candidats au martyre, à la fausse mémoire de ces anciens cancres, de ces enfants de l’oubli qui partent pour rejouer les premiers siècles d’un Islam fantasmé, on ne peut qu’admirer la cohérence du geste et de la pensée. Kitsch et totalitarisme vont de pair.
Destruction d’images : l’iconoclasme n’est pas propre à l’islam, il hante même l’histoire du christianisme et, évidemment, du judaïsme. Haine de l’image par mépris de l’idole ou par amour de la Vérité. C’est oublier qu’elle se donne à travers des esquisses, dans des représentations, la vérité, et c’est surtout ignorer, dans le cas de ces crétins qui croient ne connaître qu’un seul Dieu parce qu’ils ne connaissent qu’un seul livre, que les idoles peuvent être bien d’autres choses que des images sculptées ou peintes, que les œuvres d’art ne sauraient d’ailleurs être réduites à leur statut d’images.
Destruction de livres : normal, pour ces morituri du littéralisme et de l’illettrisme. Ce n’est pas la première fois qu’on tue des livres au nom de l’un d’entre eux, que la lecture sans différence, univoque, sûre d’elle-même, d’un livre unique, pousse à effacer le divers des mots. En voulant servir Dieu, ils refont Babel, monstre d’unité : « toute la terre avait une seule langue et des paroles uniques », c’est là leur vision de l’homme et c’est là, imbéciles qu’ils sont, leur vision de la religion.
Je les vois, leurs flammes, et je les imagine, eux, chantant leurs mélopées merdiques en y jetant des livres par milliers, fiers d’ainsi servir leur propre idole, fiers de leur force. C’est qu’il n’est pas difficile d’être fort quand on a face à soi une fillette yézidie ou un manuscrit millénaire. Pour moi, j’ai peut-être peu de force mais cela ne me fait pas honte et il se trouve que j’aime les livres. Sans trop savoir quelle nécessité m’attirait vers eux, j’ai commencé à l’âge de quinze ans à collectionner les livres anciens. Je ne suis pas ce qu’on appelle un bibliophile, je n’en ai d’ailleurs pas les moyens, et même si j’aime approcher d’exigeants collectionneurs, ma propre bibliothèque est bien modeste. J’ai compris le sens que dans toute leur diversité (car cela va de Tacite et Catulle à Zola, Baudelaire, Hugo et aux livres juifs), ces objets auraient toujours pour moi, en découvrant que l’un d’entre eux aurait pu disparaître à tout jamais. Il s’agit pour le coup d’un compendium rabbinique, imprimé à Venise au XVIe siècle (« Hath not a Jew eyes ? »), et dont plusieurs pages sont biffées à l’encre noire, sans doute par les mains expertes de quelque Juif converti à la foi dominante, stipendié pour ainsi effacer tout supposé blasphème.
J’ai compris que ce livre en lambeaux était tous les livres, qu’il me parlait de leur commune fragilité, de leur poussière à tous, de leur disparition à venir, à l’œuvre dès l’impression, dès l’écriture. Combien de ses frères, au lieu de cette encre hideuse mais néanmoins clémente, n’ont-ils connu que les flammes ?
Pourtant, il est une chose que les brûleurs de livres ne comprennent pas, c’est que les mots ont une vie, c’est que les mots se rient d’eux et de leur agélastie. Comme le dit l’écrivain tchèque Bohumil Hrabal, évoquant dans Une trop bruyante solitude la vie d’un misérable employé par l’Etat à broyer d’indésirables volumes, « tous les inquisiteurs du monde brûlent vainement les livres : quand ces livres ont consigné quelque chose de valable, on entend encore leur rire silencieux au milieu des flammes, parce qu’un vrai livre renvoie toujours ailleurs, hors de lui-même ». Il est des larmes aux choses, il leur est aussi des rires. Aux livres à plus forte raison.
Les choses, les « images ». Les choses qu’ils haïssent, prosternés devant l’Etre unique dont l’absolu les nierait toutes. Mais les choses aussi les narguent, triomphantes en leur humilité. (Il y a plus d’humanité dans maint regard de Rembrandt que dans l’œil maussade d’Al Baghdadi…) Ils ne savent pas que l’humanité est là, pour la même raison qu’elle vit d’abord dans l’instant, l’instant libre et sans telos. A moins que ces ennemis du genre humain ne le sachent que trop ! Les choses du passé, et les œuvres d’art singulièrement, portent le souvenir des hommes, du passage, en elles mille instants continuent de palpiter, et les contemplant, nous nous rattachons à des années, des siècles, des millénaires d’humaine durée qui valent mieux que la mesquine éternité des racailles de Dieu.
Il est des larmes aux choses, le mot est fameux, il est de Virgile. Premier livre de l’Enéide : Enée et ses compagnons ont trouvé refuge dans le temple africain de Junon, leur ennemie. Là, une indicible surprise s’empare d’eux, celle de voir représentés les hauts faits de la guerre de Troie, cause de leur exil. Il faut dire que du temps a passé depuis la chute de leur ville et les prouesses des héros grecs et troyens, les leurs propres, sont désormais connues de l’univers entier. Plus que leurs prouesses, leurs misères, et c’est pour ces parias, ces exilés, un réconfort. Enée s’écrie, bouleversé : « Sunt lacrimæ rerum et mentem mortalia tangunt ». Il y a des larmes de choses. Il est des larmes aux choses ou pour les choses, et le sort des mortels touche l’esprit. Les choses pleurent, ou l’on pleure pour elles : c’est le sens un et contradictoire de ce célèbre génitif. Les choses pleurent pour nous, nous pleurons pour elles, cela revient au même. Où est l’idolâtrie là- dedans ?
C’est que pour commencer il y a malentendu sur ce mot d’idolâtrie. Mohammed a brisé les idoles, réitérant le geste attribué par le Midrash à Abraham. Mais si le geste est le même, le sens qu’il a diffère. Abraham brise la loi du père : Terah, son géniteur, est polythéiste. La loi du tyran Nemrod, bâtisseur de Babel. Abraham ne construit pas, lui, de nouvelle puissance et il n’encourage pas non plus les vandales du futur : il détruit, une fois pour toutes, l’idée de soumission.
Il y aura par la suite des images dans le sanctuaire des Hébreux : les Chérubins, image androgyne de l’amour divin, ne couronnaient-ils pas l’Arche d’Alliance ? Et si le veau d’or devant lequel les Hébreux ont dansé est détruit, il n’empêche que d’autres représentations bovines – symboles de force et d’éternité –, sans doute assez semblables au veau maudit, figurent dans l’inventaire du Temple de Salomon ! On le voit, dans la Bible en tout cas, l’image n’est pas condamnée en elle-même, c’est l’usage qu’on en fait qui l’est. Ce qui n’empêche que beaucoup de Juifs, aujourd’hui encore, partagent l’absurde iconoclasme indûment déduit du Décalogue.
L’idole, c’est ce qui subjugue : les rois du Croissant fertile avaient des idoles, ils étaient eux-mêmes des idoles. Les sculptures qui nous restent (pour combien de temps ?) de la reine arabe Zénobie, ne sont pas des idoles, elles ne subjuguent pas ni ne voilent la transcendance ; les clips de Daesh ou, moins dangereusement, ces petits objets, ces fétiches « capitalistes » que nous servons plus qu’ils ne nous servent et qu’aucun djihadiste ne songerait à détruire, en sont bien davantage. Et puis, quelle naïveté théologique que celle de ces « anti-associationnistes » qui prétendent ne servir qu’un Dieu mais en parlent comme d’une personne qui veut, ordonne et délire autant qu’eux, comme d’une espèce de tyran à leur image, un Saddam Hussein, un Al Baghdadi cosmique ! La Bible avait vidé le ciel et la terre des dieux que la superstition antique y avaient mis. Le but n’était pas de transférer sur une seule tous les attributs ridicules des divinités païennes : il s’agissait plutôt de conduire l’homme à la prise de conscience de sa liberté, au sens de la justice, de l’amour et de la lutte. L’islamisme constitue de ce point de vue une gigantesque régression métaphysique : le dieu qu’ils vénèrent n’est pas, quoiqu’on dise, le Dieu des prophètes ; je le crois plus proche d’un Marduk ou d’un Baal, de l’une de ces idoles antiques dont les images subsistant ne chantent plus la gloire éphémère mais l’émouvant passage de ceux qui y ont cru. Il est alors tout à fait naturel que les sectateurs d’un Marduk unique et jaloux – qu’ils appellent « Dieu », les pauvres – croient ce tyran devant lequel ils inclinent le chef, menacé par les « idoles » du passé, ses pairs. De là le saccage de Nimroud.
J’insiste sur cette naïveté théologique car là est la source de tout le mal. « Dieu tout-puissant. » « Tout est écrit par avance. » « L’homme n’est rien, Dieu tout. » Vivre prosterné, devant ce tout et devant les seigneurs terrestres qui s’en réclament. Au contraire, j’aime dans la Bible la contestation d’Abraham, la révolte de Job, la victoire de Jacob sur l’être divin qui s’est agrippé à lui. J’aime que David doute de Dieu (« Pourquoi m’as-tu abandonné ? »), j’aime aussi qu’il ose dire de l’homme : « Tu l’as fait de peu inférieur à Dieu* ; et de gloire, de magnificence tu l’as couronné ! » Cette gloire, cette dignité de l’homme, cet honneur de la pauvre créature, voilà la source de nos droits.
André Neher a écrit d’émouvantes lignes sur la célèbre fresque de Michel-Ange dépeignant la création de l’homme. Le doigt de Dieu et le doigt de l’homme ne se touchent pas, et pourtant ils se font face : cet écart est l’espace où s’exerceront le libre arbitre et l’infinie volonté de l’homme. Dieu n’est pas le Tout-Puissant, suggère Neher au rebours d’une terminologie superficielle et vulgaire, mais l’être qui accepte de limiter son pouvoir car au-delà c’est le domaine d’un autre, le domaine de l’homme. Non, Dieu n’est pas le Tout-Puissant, pas plus qu’il n’est le Bon Dieu. Et il est encore moins bon et tout-puissant à la fois : c’est la poignante découverte d’Hans Jonas, dans Le Concept de Dieu après Auschwitz. En fait, c’est déjà l’aporie du Livre de Job, et c’est depuis toujours une profonde intuition de la mystique juive. Affirmer le contraire est faire de Dieu une idole et ça n’est pas anodin : qui vit prosterné devant le vide haïra fatalement la liberté politique, et celle des autres plus encore. Daesh a instauré l’esclavage : quoi de plus logique ? C’était son nécessaire devenir théologico-politique.
L’Etre qui se rétracte, qui diminue son existence pour laisser l’homme exister et le contester : voilà une pensée libératrice ! Si je suis malade, je vais consulter un médecin, je ne prie pas l’Etre infini dont l’homme que je suis, que nous sommes, marque la seule limite, par le fait même qu’il lui est, selon le mot du Psalmiste, juste un peu inférieur. Prier au lieu de me soigner, adorer la divinité quand il est temps d’agir et de sortir mes poings ou d’aiguiser mon esprit, ce serait autant insulter la grandeur de son être que méconnaître ma propre grandeur, celle de l’humaine science et de l’humaine dignité. C’est parce que je m’inscris dans une tradition religieuse, parce qu’à ma manière j’ai une foi, que je refuse non seulement Daesh (tout homme civilisé déteste autant que moi l’Etat Islamique) mais encore les bases théologiques de ces destructeurs d’images : la haine conjointe de l’homme et de ses instants, de sa vie simple, de sa beauté.
* Ou aux anges : Elohim est un terme ambigu. Je cite le Psaume 8.