L’avènement d’une nouvelle revue littéraire est toujours un événement. Les revues sont l’espace idéal pour le débat et le constat, la polémique et le rapprochement, le retour sur les écrits antérieurs et l’ouverture sur les œuvres en devenir. Il n’y a pas de contre-exemple. Chez Grasset, en ce mois d’avril 2015, Charles Dantzig offre la première livraison de sa revue Le Courage. Il n’y aura qu’un numéro par an. Parce qu’une revue littéraire n’est pas une revue de kiosque à journaux. Son propos n’est pas l’actualité immédiate, la course journalistique et le sensationnel. La revue, ici, est envisagée comme une somme de « variétés », un ensemble d’essais, de réflexions, d’illustrations et de textes formant un état des lieux et offrant un itinéraire de l’esprit contemporain en marche.
Le Courage est polyglotte. Les textes sont en chinois, en hébreu, en anglais, en italien, en espagnol, et en français. Les contributions en chinois et en hébreu sont proposées en version bilingue, ce qui permet de regarder le texte original dans sa graphie native, délicieusement mystérieuse pour grand nombre de lecteurs. Notons que l’on trouve également quelques lignes en cyrilliques. Les contributions rédigées dans les langues européennes ne sont pas traduites. Ce parti pris est… courageux, et parfaitement défendu par Charles Dantzig dans sa note préliminaire. Se référant à la revue Cosmopolis qui à la fin du XIXe siècle publiait des textes de Mallarmé et Kipling dans leur langue d’origine sans traduction, il écrit :
Si on parle telle langue et pas telle autre, cela n’est pas grave, d’autres les parlent, et ces autres sont nous ; et puis peut-être cela nous donnera l’idée de les apprendre. […] Le Courage est une revue internationale, ouverte et détendue.
Il y a, dans l’affirmation « ces autres sont nous », la notion-même de la culture commune et de l’abolition des frontières, le refus des replis et le plaisir du partage. Il y a, aussi, sans aucun doute, dans cette affirmation, un glissement du littéraire au réflexif. On pense à Jorge Luis Borges, pour qui tous les livres étaient les livres, tous les hommes étaient les hommes. Le champ linguistique européen est, dans la revue, envisagé comme une aire où la réflexion et la création s’adressent directement au lecteur, du cœur-même du creuset. L’exact contraire de la mondialisation. Cela n’est pas seulement courageux, cela est nécessaire. Nous sommes – nous devrions être, nous serons – multilingues.
La forme de la revue – sa forme linguistique – reflète et révèle son fond. Cette première livraison consacrée à la littérature et à la création en 2015, alors que nous n’en sommes qu’au quatrième mois de cette année, propose un kaléidoscope ordonné en quatre tableaux : Rhétorique, Le Monde, Nos Héros, Vingt-cinq ans en 2015. Quatre sessions comme autant de points cardinaux, qui nous emmènent du cinéma d’Oshima à Pierre Klossowski, de Gabriel García Márquez aux romanciers chinois, en passant par Port-au-Prince et Israël. Itinéraire autant scriptural qu’illustré : Christophe Honoré livre une idée de film sous forme de photographies-photogrammes sous-titrés, Zeina Bassil bédéise un « Monsieur distingué », Marta Melotti offre à la publication des dessins inédits de son père Fausto Melotti, dont on découvre quelques notes et pensées, parmi lesquelles : « Le leggi che governano la belleza, che è poi la verità, non sono molte e sono immutabili. Ogni artista prima della partita, rimescola il mazzo ».
La figure tutélaire française de Victor Hugo est passée au scalpel de l’analyse de Patrick McGuinness : « Hugo identifies History with Himself ; and with himself as poet ». Poésie et politique… Politique aussi, autant que littéraire, le panorama dressé par la romancière Chun Sue dont le roman Beijing Doll a été interdit en Chine. Lorsqu’elle écrit, page 142 de la revue, « En Chine, de nombreux romanciers, auteurs de blogs et contributeurs de revues s’expriment en permanence, mais leurs créations sont d’une qualité assez moyenne », elle déplore l’abandon de la vision romanesque au profit du commentaire de l’actualité immédiate. Silvana Pasternostro, page 312, rapporte les dires de Gabriel García Márquez à propos des techniques littéraires dans les reportages : « El único aspecto literario del Nuevo Periodismo es su estilo narrativo. Las licencias literarias son aceptables siempre que resulten creíbles y sean fieles a los hechos comprobables ». Il revient au lecteur – polyglotte, ou tout au moins hispanisant – de relier les deux contributions. Mais tout se tient. Dans « Oshima ou la vision du mâle », William Marx décortique en français quatre films emblématiques du réalisateur japonais. Arrêtons-nous un instant sur Max mon amour (plutôt que sur L’Empire des sens). Le désir de Charlotte Rampling pour un chimpanzé est mis en balance avec « le diplomate lisse et fade qui lui sert de mari ». Sur un scénario de Jean-Claude Carrière – le complice du Buñuel de la plus belle époque – c’est encore la politique, et son volet socio-économique indissociable, qui est à l’œuvre.
La littérature est le reflet amplifié du réel ambiant. Dans ce réel-là, l’ontologie le dispute à l’imaginaire. La première livraison du Courage donne la parole à trois jeunes romanciers qui ont vingt-cinq ans en 2015, comme Jonas aurait eu vingt-cinq ans en l’an 2000, en référence à un film d’Alain Tanner. Arthur Chevalier, Natasha Ryan et Alexis Akyne discutent et disputent de ce qu’ils attendent de la littérature. Cette dernière section de Courage ouvre sur des perspectives non seulement contemporaines et futures, mais – disons-le ainsi – assises. L’assiette de ces trois jeunes auteurs oscille entre tradition et modernité, recul et indagación (nous nous permettons ici un terme espagnol que la traduction appauvrirait, et ainsi nous restons dans le thème de la revue…). Alexis Akyne dit : « Nous gardons évidemment des traces de nos lectures mais ces traces sont des images plutôt que des idées » (p. 392). Le passage d’une génération à l’autre n’est qu’apparent – le passage de l’idée à l’image. Il boucle, au contraire, avec le corpus proposé dans la revue. Et ouvre – entrouvre – une autre voie de déchiffrement.
Le fait littéraire – ou créatif, pour le dire de façon plus ample – est partie prenante de l’ici et maintenant. Les temps que nous vivons, ici et maintenant, nous forcent à penser, ou repenser, les classifications. La Règle du jeu s’y emploie, faisant résonner et raisonner le politique, l’artistique et le philosophique. Telles sont les bases d’une revue digne de ce nom. Charles Dantzig, dans sa revue Le Courage, revient sur la notion de populisme qui pourrit le débat politique (p.46) :
Je parle de populisme littéraire. Il consiste à mépriser la forme. On ouvre un peu plus la porte. La brutalité entrera dans un grand courant d’air. […] Le populisme est une pathologie, en littérature comme en tout.
Oui, les revues sont l’espace idéal pour le débat et le constat, la polémique et le rapprochement, le retour sur les écrits antérieurs et les œuvres en devenir. Bon vent au Courage !
NB : La collection Le Courage accueille de jeunes écrivains, romanciers et essayistes, qui seront la littérature de demain. Quatre livres par an, dont la revue. Disponibles : Pierre Ducrozet, Eroica (roman) et Laurent Nuñez, Si je m’écorchais vif (essai) dont Aliocha Wald Lasowski a rendu compte sur le site de La Règle du jeu.