C’était la Grande Marée du siècle (les océanologues ne sont pas tous d’accord). Et j’ai, comme Salvador Dali, dans un tableau célèbre, se représentant enfant sur le bord du rivage, soulevé la peau de la mer.
Ce que de mémoire d’homme on n’avait jamais vu, j’ai contemplé, avec des millions de mareyeurs d’un jour ce que nous cachent les eaux océaniques depuis la fonte des glaciers du quaternaire et la montée fatale du niveau des mers encouragée de plus belle par ces réchauffeurs de terre que nous sommes tous devenus. (Et après nous, le déluge).
Qu’y avait-il sur cette côte nord de la Bretagne s’offrant à découvert telle une Ophélie ou une Eve marine vêtue d’algues qui se dénuderait de ses habits flottants une heure seulement de son éternité, avant de se dérober pour cent nouvelles années au désir et à la curiosité des humains ? Pour le navigant d’occasion que je suis, aimable plaisancier estival, c’était d’abord un sentiment d’effroi. Des roches sous-marines surgissaient de partout, qu’on n’avait jamais vues, jamais même soupçonnées, que nos quilles, parfois même les coques de nos bateaux, avaient à chaque sortie ou presque innocemment frôlées, sauvées du naufrage par la seule grâce (ou la fantaisie) de Neptune. Notre horizon maritime s’en voyait réduit d’autant, cette vastitude où nous nous croyions libres de tirer des bords comme on tirait jadis sa révérence aux choses sans importance rétrécissait en peau de chagrin. Finis les caps buissonniers hors des chenaux, des perches et des sévères balises, plus de passage au gré du vent et au jugé entre deux îlots, qu’une chaussée souterraine inédite interdit désormais au barreur, plus de flirts, au mépris des cartes et des relevés hydrographiques, au plus près de cailloux qu’on croyait amicaux et francs, aux fins, hier encore, d’épater la galerie et les dames amarinées à bord. Dangereuse par le haut, traîtresse par le bas, la mer reprenait son visage et ses droits de souveraine absolutiste, attachée de plus belle à régner par la crainte qu’elle suscite et non par l’amour qu’elle inspire.
Sur les minces bandes de terres émergées de l’onde une petite heure de temps avant qu’elles ne replongent dans le néant subaquatique, une seconde marée, humaine cette fois, s’était abattu à son tour, qui, levée de bon matin, avait, par centaines d’embarcations de toutes sortes, gagné le large, jusqu’aux moindres ilets, les rochers les plus nus, les grèves les plus habituellement solitaires, les criques inviolées, les vasières les plus molles et les moins accueillantes. La ruée générale vers la manne halieutique peuplait les moindres rivages de bataillons entiers de chercheurs de crustacés qui, bêches, râteaux, crocs, épuisettes en main, sondaient chaque pierre, chaque faille, chaque cache d’un rocher, dérangeaient chaque goémon, raclaient, l’eau jusqu’à la poitrine, les fonds de sable, soulevaient, retournaient des blocs entiers de granit sans, souvent, les remettre d’aplomb, pour saisir par-dessous les ormeaux, glissaient des bâtons à crochet sous le ventre des roches pour en déloger les homards, ratissaient les mares à crevettes, piétinaient méthodiquement la vase à l’affût de la bulle d’air de la praire cachée. Une battue maritime jamais vue, un labour où les derniers vieux pêcheurs à pied, ces travailleurs de la mer jadis chers à Hugo, brocardant les silhouettes des néophytes qui avaient envahi leur domaine de toujours et les en dépossédaient comme si cette marée d’exception était à tous et non d’abord à eux, déploraient, de retour au port, les récoltes miraculeuses d’antan, quand la mer n’avait pas été pillée ni polluée et qu’il suffisait, à chaque simple basse mer, d’arpenter l’estran le plus proche pour peupler sa besace en osier de théories sans fin de coquilles Saint-Jacques, d’étrilles, d’huitres sauvages, de palourdes et de couteaux.
Oui, marée du siècle ou pas, la mer n’était plus ce qu’elle était. Un spectacle pour tous ; un divertissement de masse, un immense terrain de jeu. La grande marée démocratique. Moderne hommage à la mer nourricière. Tant pis pour les crabes et les rochers qui, tous comptes faits, préfèrent les vraies tempêtes. Tant mieux pour les marins et tous les amoureux des vents et des courants qui auront vu de près les dents de la mer toujours recommencée.