Ingénieur de formation, Waheed Burshan est un Libyen éduqué aux États-Unis. Il lance un appel désespéré au dialogue et à la réconciliation nationale.
Exilé aux États-Unis sous Kadhafi, j’ai rejoint, dès son déclenchement, en février 2011, la révolution démocratique qui allait libérer la Libye d’une tyrannie vieille de quarante ans. Ingénieur de formation, j’ai entrepris alors, avec d’autres, depuis la première zone libérée du pays, de brouiller le système de communications du dictateur afin de paralyser les forces et les colonnes armées qu’il lançait à l’assaut de son peuple. J’ai également contribué à la mise en place d’un pont aérien destiné à ravitailler en armes, depuis l’étranger, la rébellion du Djebel Nefoussa et de la région de Zintan. La révolution a triomphé à l’automne 2011, avec l’aide de nombreux pays amis, dont, en premier lieu, la France et les États-Unis : l’avenir s’ouvrait enfin ; la fraternité, la liberté, la prospérité allaient régner ; nous étions tous unis.
Trois ans après notre libération, mon coeur saigne. J’assiste, déchiré, à la ruine de ces espérances et à la division de notre beau pays. Comme tous, je vois cette guerre fratricide qui menace, ce chaos si proche, cette économie dévastée ou paralysée. Et, comme tous aussi, comme tous mes frères de Tripoli et de Misrata, de Benghazi et de Tobrouk, de Zinten et du Djebel Nefoussa, je sais qu’aucune des forces en présence ne peut l’emporter et qu’au bout de ce processus, si rien ne vient arrêter la course à l’abîme, il ne peut y avoir que la défaite de tous et la ruine de nos espérances.
Allons-nous assister au triomphe posthume de Kadhafi ?
Allons-nous donner raison aux ennemis de la révolution, aux nostalgiques de la dictature, à tous ceux qui, voyant le chaos actuel, concluent qu’en fin de compte Kadhafi avait du bon et que la maison Libye, au moins, était tenue ? Allons-nous assister au triomphe posthume de celui qui ruina le pays et fit le lit, à travers la répression sanglante qu’il développa durant des décennies, des adeptes du terrorisme et des ennemis de la paix ? Que peuvent faire les hommes et femmes de bonne volonté qui, d’un bout à l’autre du pays, ne se résignent pas à cela ? Quelles initiatives prendre quand on ne veut pas voir le rêve révolutionnaire tourner au cauchemar ? Inspirées de l’extérieur, des initiatives ont été prises, mais sont restées à ce jour sans effet. L’Organisation des Nations unies fait de son mieux, mais ne pourra jamais décider en lieu et place des Libyens eux-mêmes.
Je ne suis, pour ma part, d’aucun parti politique et d’aucun bord. Je n’ai qu’un parti qui est le parti de la Libye une et indivisible. Et j’appartiens à cette majorité silencieuse qui en a assez de la division et qui estime que la Libye est une seule et même nation. Alors, avec d’autres hommes et femmes de bonne volonté, sans attache partisane eux non plus, nous nous sommes réunis pour lancer un appel à toutes les parties en conflit afin qu’elles se retrouvent autour d’une même table.
Nous avons adressé des messages à toutes les forces en présence, politiques comme militaires, sans la moindre exception, pour les inviter à réfléchir, à mettre les problèmes sur la table et à se souvenir que ce qui les rassemble est plus fort que ce qui les sépare. Et nous les avons tous conviés à une réunion de réconciliation qui devrait se tenir dans un pays qui ne soit impliqué dans le soutien à aucune de ces forces et factions qui se combattent – la France, pays ami par excellence, serait évidemment une solution tout indiquée.
Il faut que les Libyens se résolvent à un bon compromis.
Pour que la paix revienne, il faut que chacun abandonne une part de son rêve de puissance, mette de côté une part de ses croyances et convictions et, plus encore, renonce à la négation de l’autre par la force ou par la loi. Pour que la paix revienne, pour que se réveille enfin ce grand pays de 6 millions d’habitants aux ressources immenses, avec 6 pays frontaliers et 1 900 kilomètres de côte méditerranéenne, où chacun pourrait avoir sa belle et juste part, il n’y a pas d’autre solution que le compromis, pas d’autre issue que la tolérance, pas d’autre avenir que le partage de notre richesse commune et le rattrapage de notre retard de développement et pas d’autre formule que d’implémenter un régime démocratique avec une Constitution moderne qui tienne compte de toutes les spécificités du pays. Pour que la paix revienne et que soit mis un terme à ce suicide de notre nation, pour que la paix revienne sans que telle ou telle puissance étrangère, forte de son propre agenda, l’impose à la force des baïonnettes ou des avions, il faut que les Libyens, et les Libyens seuls, se résolvent à un bon compromis où chacun, encore une fois, renonce à une part de ses aspirations et objectifs.
C’est cela ou le chaos. C’est soit ce grand dialogue national, soit un destin somalien, ou le retour de la tyrannie sous le couvert du retour à l’ordre. Cet appel s’adresse à tous les Libyens conscients. Ce message est destiné à toutes celles et tous ceux qui croient en cette nation libyenne que la dictature a non seulement ruinée, mais divisée et dressée contre elle-même et qui devait, dans nos rêves, naître de la révolution.
Il est encore temps. Tout juste temps, mais il est temps. Avec l’embrasement militaire qui, à l’heure où j’écris, ravage l’est et l’ouest de mon pays, les dernières fenêtres d’opportunité et de dialogue menacent de se refermer – mais tout n’est pas perdu si les uns et les autres, ainsi que les pays amis, acceptent de se ressaisir.
Lettre à la nation libyenne
par Waheed Burshan
14 décembre 2014
Waheed Burshan est un Libyen éduqué aux États-Unis. Il lance un appel désespéré au dialogue et à la réconciliation nationale.