Entretien avec Bobby Demri, le co-fondateur de GOV, cette nouvelle application pour smartphone dédiée à la politique.
En Tunisie, difficile de dissocier démocratie et réseaux sociaux. Depuis sa révolution en 2011 initiée sur Facebook et alors que la coalition laïque de Nidaa Tounes vient de remporter les élections législatives, devançant ainsi le parti islamiste d’Ennhada, les communautés d’internautes jouent un rôle de plus en plus déterminant dans l’exercice d’expression de la souveraineté du peuple Tunisien.
A la veille des élections présidentielles tunisiennes du 23 et 24 novembre — les premières au suffrage universel dans l’histoire du Maghreb — Bobby Demri se rend régulièrement en Tunisie pour le lancement de son application pour téléphones mobiles GOV, une plateforme communautaire et interactive dédiée à la politique.
Un tournant politique historique pour la Tunisie en guise de « baptême du feu » pour ce jeune entrepreneur du web qui souhaite réinventer la participation politique de son pays d’origine, mais pas seulement. Car, c’est avec le public français que le co-fondateur de ce nouveau dispositif de mesure de l’opinion a trouvé un terrain propice au développement de son outil social. Depuis plus d’un an, chaque citoyen français a la possibilité d’évaluer les personnalités politiques à son gré et de lancer ses propres débats via le réseau social GOV. Avec son application, Bobby Demri surfe sur les pratiques et les mutations médiatiques en entrant avec souplesse sur un terrain qui n’est plus sous le seul contrôle des instituts de sondage.
Désormais, à l’âge du numérique, une nouvelle façon de prendre part au débat politique émerge. Les frontières semblent s’effacer entre les médias, les établissements chargés des enquêtes d’opinion et les usagers. Ambitieux, Bobby Demri entend installer GOV au cœur de ces transformations potentielles entre électeurs et politiques, au profit d’une vision plus contestée de l’expression de l’opinion publique. De quoi inspirer de nouvelles réflexions sur les concepts d’e-citoyenneté et de démocratie participative ?
Simon Blin : Vous êtes un jeune entrepreneur dans le domaine du web. Pouvez-vous nous expliquer votre parcours ?
Booby Demri : Je suis diplômé en sciences politiques, avec une spécialisation en relations internationales. Cependant, j’ai toujours été un entrepreneur. J’ai toujours eu des idées et l’envie de construire des projets. Très vite, je me suis rendu compte que la difficulté majeure n’était pas d’avoir des idées mais de les mettre en application. Et je me suis dit que, pour cela, j’aurai besoin de quelqu’un. Un jour, j’ai fait une rencontre incroyable. J’avais dix-sept ans, je venais d’avoir mon Bac. J’avais entendu parler d’un pirate informatique israélien qui était notamment le seul homme de l’histoire à avoir piraté le Pentagone, ce qui avait déclenché tout un scandale. En sortant de prison, il a commencé à chercher des fonds dans la perspective de développer un logiciel qui permettait de sécuriser les ordinateurs à 97% quand le ratio de l’époque était de 60%. Ce jeune s’est retrouvé un jour chez moi à me demander si je pouvais lui trouver des fonds. Plutôt que d’aller courir après des investisseurs, je me suis dit qu’il fallait plutôt aller voir l’Etat français. Je suis donc allé à Bercy pour leur parler de ce pirate informatique de génie. Là-bas, j’ai été mis en contact avec Pierre-Alexandre Teulié, un haut fonctionnaire d’Etat, ancien numéro 2 du cabinet de Christine Lagarde, avec qui je suis resté proche bien que l’affaire n’ait pas abouti. C’est ensemble que nous avons créé GOV.
S. B. : Et comment vous est venue l’idée de cette application ?
B. D. : L’idée est née pendant le printemps arabe. J’ai personnellement des attaches particulières avec la Tunisie, où je passe beaucoup de temps. Par les hasards de la vie, j’y étais aussi le 14 janvier 2011. Avant cet événement, à l’époque de Ben Ali en Tunisie, personne ne pouvait s’exprimer ouvertement. En Occident, on nomme la révolution tunisienne de 2011 le « Printemps Arabe » ou encore le « Révolution du Jasmin », alors qu’en Tunisie, on l’appelle la « Révolution Facebook » car la parole s’est libérée et le soulèvement s’est construit sur Facebook.
A ce moment-là, j’ai fait le constat suivant : Facebook n’a pas vocation à servir tous les contextes sociaux. Facebook est fait pour regarder les photos des potes et parler entre amis. Facebook n’est pas fait pour renverser un gouvernement. Je me suis alors dit que j’allais créer un réseau spécialement dédié à la politique. On a ainsi créé GOV autour de trois idées partagées par nombreux d’entre nous : les instituts de sondage ne vous appellent jamais, vous n’avez pas le temps d’aller manifester tous les matins et on ne vous demande votre avis qu’une seule fois tous les cinq ans, alors que vous avez des choses à dire.
Sans vouloir raconter une histoire à l’Américaine, le lancement de GOV a presque commencé dans un garage. En l’occurrence, là, c’était un salon, celui de Pierre-Alexandre Teulié. On en a tout de suite fait une version, sur nos dossiers personnels. La presse en a parlé et je recevais des mails de gens qui me remerciaient d’avoir lancé cette initiative. L’accueil a été très encourageant.
S. B. : Et que propose GOV de si différent ?
B. D. : GOV propose de voter, en temps réel, chaque jour, pour tous les hommes et femmes politiques du gouvernement et de l’opposition. Vous pouvez également proposer vous-même vos propres débats, donner vos aspirations afin qu’elles soient reprises par une communauté et qu’à la force du nombre, on puisse peser sur le débat. Ça, c’est l’essence de GOV.
S. B. : Et quel a été votre premier fait d’armes ?
B. D. : Il y a eu le débat des municipales à Paris qui a réuni les cinq candidats à la municipalité à Science Po. Il y avait Hidalgo, NKM, Wallerand de Saint-Just pour le FN, les verts et le Parti de Gauche. Science Po a proposé aux étudiants présents dans l’amphithéâtre de départager les candidats avec GOV. On a donc créé une rubrique « Municipales 2014 » avec les cinq candidats et les étudiants ont pu voter pour eux en temps réel. On a donné le tiercé dans l’ordre : Hidalgo avait gagné, NKM était seconde, etc. On a anticipé ce qu’il s’est produit lors de l’élection.
Après ça, j’ai été contacté par deux personnes uniques, Fred & Farid, de l’agence de publicité du même nom. Ils voulaient collaborer avec nous. Ils nous ont proposé de nous accompagner dans cette entreprise. Sur le coup, j’ai répondu que nous n’avions pas besoin de financements et que nous ne comptions pas monétiser l’application, ce à quoi ils m’ont répondu qu’ils nous proposaient mieux que de l’argent. Ils voulaient nous dédier des équipes et nous inclure chez eux. On a commencé par faire travailler onze personnes sur la refonte de la nouvelle application qui est sortie le 20 octobre.
S.B. : Parlez-nous de cette nouvelle version de l’application.
B.D. : On a monté un outil qui n’a plus rien à voir avec l’ancienne application, qui était une version béta. Avec la nouvelle version, vous pouvez vous connecter via tous les réseaux sociaux ou alors créer votre propre compte. L’affichage se fait en fonction de la dernière personnalité « govée » et du dernier sujet « gové ». Dans le menu, il y a la possibilité de voir tous les débats, de lancer un débat, de voir les politiques et d’accéder à son compte. Avant de voter, la personne n’est pas influencée car elle ne voit pas le résultat. Et une fois qu’elle souhaite voter (+ ou -), le résultat et la cote de popularité de la personnalité s’affichent en temps réel. Ensuite, pour voir plus de personnalités, il y a une frise des politiques sur laquelle on clique à la façon de Tinder. Et l’on peut voir ses statistiques : personnalité, nom, titre, le parti qu’il représente, sa cote de popularité en temps réel, la répartition des « goves » en fonction des affinités politiques des gens, la répartition des « goves » dans son département et enfin la répartition homme/femme. Cela nous donne une belle infographie sur les personnalités. La personne peut soit utiliser son vrai nom, soit utiliser un pseudo.
S. B. : Vous semblez beaucoup tenir au fait que les internautes aient la possibilité de proposer des débats.
B. D. : En effet. C’est assez formidable que des propositions de sujets de débats que l’on peut poster, par exemple, quand on est dans le bus ou dans les transports en commun le matin et que l’on s’ennuie, puissent, à la fin de la journée, récolter un million et demi de participations. Peut-être que l’on sera, un jour, à l’origine d’une nouvelle réforme, car il est fort probable que lorsque votre débat a soulevé l’attention d’un million de personnes, les politiques s’y intéressent.
S. B. : Et quel sera le prochain pas ?
B. D. : Il s’avère que le 23 novembre 2014 aura lieu l’élection présidentielle en Tunisie. C’est la première élection démocratique, au suffrage universel de l’histoire du monde arabe. Comme un clin d’œil à l’histoire de GOV, j’ai décidé d’offrir l’application aux Tunisiens dans le cadre de cette présidentielle. Je veux offrir à la jeunesse qui s’est soulevée en 2011 la possibilité de proposer des débats de voter, chaque jour, pour ou contre l’action des candidats, chose qui n’existe pas dans le monde arabe. Les candidats reprendront probablement les propositions les plus populaires dans leurs programmes.
S.B. : Avec GOV, vous souhaitez donc accompagner la mise en œuvre de la démocratie en Tunisie ?
B.D. : Oui et je vais même aller plus loin que ça. Un de mes idoles, si tant est que l’on peut encore avoir des idoles, c’est Bernard-Henri Lévy. J’ai toujours trouvé que c’était une personne exceptionnelle. Et je voudrais faire exactement la même chose que lui en Libye, mais sans les armes.
La Tunisie sera donc un test pour montrer que cet outil peut faire basculer une élection à l’échelle d’un pays de onze millions d’habitants. Si ça fonctionne — et je suis sûr que ça fonctionnera — GOV deviendra un outil au service des minorités que l’on n’entend pas d’habitude et qui vont se l’approprier pour se faire entendre et peser sur le débat.
J’ai réuni autour de moi pour l’opération « GOV Tunisie » les plus grands leaders de la révolution, les plus grands activistes, les plus grands blogueurs et les plus grands médias. J’ai reçu des menaces et des intimidations car, vous savez, GOV dérange beaucoup. La bourgeoisie tunisienne m’a tourné le dos car elle n’a pas intérêt à ce que le peuple s’exprime. Les médias, eux, ont peur car le sondage est interdit en Tunisie pendant la campagne présidentielle, bien que j’essaye de leur expliquer que nous ne sommes pas des « sondeurs » mais un baromètre d’opinion. Et à côté de ça, il y a une jeunesse qui veut aider. J’ai eu la chance de rencontrer cette jeunesse qui m’a bouleversé.
S.B. : Cette application est reliée au smartphone. La représentativité de l’électorat n’est-elle pas compromise ?
B.D. : C’est la raison pour laquelle en Tunisie, je l’ai créée exclusivement sur Facebook. Là-bas le web ne correspond quasiment qu’à Facebook. 98% des gens qui ont une connexion Internet en Tunisie ont Facebook. C’est un des taux de pénétration les plus importants au monde pour Facebook. Pour les onze millions d’habitants qui ont quasiment tous Facebook, c’est un média de référence. Nous donnons donc la parole à 98% des gens qui ont une connexion Internet, ce qui est énorme. Et en France 25 millions de personnes ont Facebook. Nous n’avons donc pas exclu beaucoup de monde…
S.B. : Pensez-vous que GOV puisse réellement influencer les prochaines élections présidentielles tunisiennes ?
B.D. : Vous verrez. Des centaines de milliers de personnes vont « gover ». Si cela se passe comme nous le pensons, nous ne serons pas loin de 500 000 personnes s’exprimant sur notre application.
S.B. : En Tunisie, les réseaux sociaux sont-ils plus utilisés pour parler politique qu’en France ?
B.D. : Clairement oui. Les réseaux sociaux sont leur unique espace d’expression. Ils ont fait le Printemps arabe sur Facebook, donc pour eux c’est la suite logique. C’est pour cela que je trouve que c’est un formidable clin d’œil à l’Histoire que d’être présent avec GOV à la veille des premières élections démocratiques.
S.B. : Que pensez-vous du débat politique actuel en Tunisie ?
B.D. : Par rapport à un autre pays qui a connu son Printemps arabe presque au même moment, la Tunisie ne s’en sort pas trop mal. Tout d’abord car il y a très peu de terrorisme. Je déplore la victoire des islamistes après la chute de Ben Ali. C’est dommage de chasser un tyran pour en amener un dix fois plus dangereux. Maintenant, les Tunisiens ont bien compris que les islamistes n’ont pas été efficaces. Et je pense que l’on va vers une nouvelle forme de démocratie dans le monde arabe. De ce point de vue, la Tunisie est le phare du monde arabe. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce sont eux les premiers à avoir fait une révolution. C’est le premier pays du monde arabe où les femmes ont obtenu le droit de vote ou encore le droit d’avoir un compte en banque… Les Tunisiens ont beaucoup d’acquis par rapport à leurs voisins. Il faut les conserver. Cette élection historique sera un vrai test pour la Tunisie.
S.B. : Pensez-vous que les sondages construisent plus l’opinion qu’ils ne la représentent ?
B.D. : Oui. C’est d’ailleurs pour cela qu’avec GOV on a changé l’ordre du questionnement. Dans le cas d’un sondage, on vous appelle pour vous poser une question. Avec GOV, on a fait en sorte que vous puissiez poser votre question. C’est ça qui change tout.
S.B. : Comment les questions sont-elles construites ?
B.D. : Dans GOV, il y a un espace qui s’intitule « Lancer un débat » et qui permet de faire des propositions en 140 caractères et en choisissant une thématique. La proposition de débat est transmise aux modérateurs de GOV qui corrigent les fautes d’orthographe, refusent les appels à la haine et écartent les doublons. Une fois le sujet validé, il est publié dans l’application. Tandis que, dans le cas des sondages, c’est la manière dont on vous pose la question qui va définir la réponse. Mais le plus important atout de GOV est la notion de temps réel. GOV, c’est le pouls de la société en temps réel.
S.B. : Pouvons-nous répondre à autant des questions que l’on souhaite ?
B.D. : Une personne ne peut voter qu’une seule fois par une question. Mais il est possible de voter pour autant de personnalités que l’on souhaite.
S.B. : GOV prétend donc noter les personnalités politiques dans l’instantané alors qu’on dit souvent qu’une politique se juge sur le long terme…
B.D. : C’est exactement l’inverse. Pensez-vous une seule seconde que les gens vont vouloir attendre 2017 avant de critiquer Hollande ? Personne ne pense comme cela. Ce que GOV veut retransmettre, c’est l’instantané qui permet de voir à quel moment une personnalité politique a fait faux bond. Un exemple : Valls était très populaire et après l’affaire Dieudonné, sa cote a baissé. C’est intéressant de comprendre pourquoi. De la même manière que lorsque François Hollande s’impose en chef de guerre, sa cote remonte, alors que c’est le même homme et qu’il n’a rien changé par ailleurs. C’est intéressant de voir comment les gens réagissent. Avec GOV, on est capable de dire au Président les sujets qui lui rapportent ou bien qui le tuent.
S.B. : GOV pourrait conseiller les politiques sur leurs actions de communication ?
B.D. : Oui cela serait possible car c’est un formidable outil de mesure. Mais on est au service des gens, pas du pouvoir.
S.B. : Qu’est-ce que GOV apporte de plus au débat que les réseaux sociaux traditionnels ?
B.D. : GOV ne fait que de la politique. C’est l’essence même de GOV, ce qui n’est pas l’essence de Facebook ou Twitter. Et la communauté de GOV est une communauté qui répond à des sujets, qui vote pour les politiques alors que sur Facebook, si la personne pose une question sur son propre mur, c’est-à-dire dans sa communauté d’amis, la plupart ne va pas répondre car ils ne sont pas là pour ça. Contrairement à GOV où la personne vient pour trouver un public qui va interférer.
S.B. : Avez-vous des projets de développement dans d’autres pays ?
B.D. : On vient juste de lancer GOV en Tunisie. Les élections présidentielles vont être un vrai test pour nous. Mais GOV fonctionne déjà en France et on a été téléchargé dans 860 villes jusqu’à maintenant. De fait, on couvre presque toute la France. On a été téléchargé dans près de 80 pays dans lesquels il faut englober les français de l’étranger. Pour l’instant, on fait un focus sur la France pour continuer d’asseoir notre notoriété mais chaque fois qu’il y aura un pays dans lequel il y a une possibilité d’apporter notre soutien à la démocratie, on ira créer GOV là-bas.
S.B. : Sur le long terme, GOV pourrait-il devenir un outil de vote officiel, comparable aux machines de vote électroniques ?
B.D. : De la même manière que l’on progresse vers la signature électronique, oui pourquoi pas. Mais aujourd’hui, ce qui nous intéresse, c’est d’imposer GOV comme une référence. Il faut que cela soit instinctif dans la tête des gens. Dès qu’ils ont quelque chose à dire, il faut qu’ils pensent à GOV. On aimerait bien associer GOV avec des programmes télévisés comme « Des paroles et des Actes » et devenir le deuxième écran dans ce genre de débats.
S.B. : Si un Etat vous demande de vous associer à lui, que ferez-vous ?
B.D. : J’accepterais de mettre GOV à la disposition d’un Etat mais je ne lui donnerais jamais accès aux résultats. GOV est tout d’abord fait pour les gens. J’aimerais que des associations ou des ONG viennent à nous.
S.B. : La nouvelle version est-elle gratuite ?
B.D. : GOV est une application gratuite, sans publicité et le restera à vie.
S.B. : Comment faites-vous pour que cela fonctionne gratuitement et sans publicité ?
B.D. : C’est une application au service des gens. GOV est une aventure collective.
S.B. : Et si GOV se développe encore, n’aurez-vous pas besoin de main d’œuvre supplémentaire et, par conséquent, de financement ?
B.D. : Pour l’instant, on a la chance d’avoir à disposition les équipes de Fred & Farid. Mais si on devient victime de notre succès, alors ça sera un problème de riche et on trouvera une solution.