Erol Ozkoray est un ami et un combattant des causes justes.
En janvier 2012, nous avions, avec Charles Aznavour, Robert Guédiguian, Michel Onfray et Serge Klarsfeld, lancé ensemble un appel pour le respect du génocide arménien.
De passage à Paris, il m’a fait l’amitié de venir voir Hôtel Europe, la pièce que j’ai écrite pour dénoncer les démissions de l’Europe : hier en Bosnie ; aujourd’hui en Ukraine, en Syrie ou à Lampedusa ; en ce moment même, à Kobané.
Je venais de lancer dans Libération et d’autres journaux européens un Dernier appel pour Kobané où je fustigeais, aussi, la démission de la Turquie qui a préféré, pendant un certain temps au moins, bombarder ses citoyens kurdes chez elle que venir prêter main forte à la coalition militaire dont elle est, en principe, membre et qui combat les égorgeurs de L’Etat islamique.
Et c’est ainsi que nous en sommes venus à discuter de la situation en Turquie et de sa situation, lui, Erol, dans ce pays qui est le sien mais dont il se demande s’il ne va pas être contraint de le quitter pour venir se réfugier, ici, en France ou ailleurs en Europe et se plaçant, par exemple, sous la sauvegarde du Pen Club.
Qu’est-ce qui pousse Erol à envisager cette solution de l’exil ?
Il a publié, en juillet 2013, un livre, Gezi fenomeni, qui retraçait les évènements dont ce parc au cœur d’Istanbul venait d’être le théâtre et qui est devenu le symbole de la défense des libertés et de la citoyenneté démocratique.
Dans ce livre, il a mené une analyse sociologique et un beau récit d’histoire au présent au cœur duquel figurait la recension des six cents slogans anonymes tagués sur les murs de Gezi, et promptement effacés par les autorités stanbouliotes.
Certains de ces tags apostrophaient Erdogan, le Premier ministre turc, à la tête de l’AKP, le parti-islamo-conservateur : « Ne sois pas un âne, écoute le peuple». Ou : « Démissionne, toi qui es sans honneur». Ou : « La faute n’est pas la tienne, mais à ta mère qui t’a mis au monde. » Ou encore : « Tayyib, le mou. »
Pour nous, Français, qui écrivions d’un trait vengeur sur les murs de la Sorbonne en 68 : « Crève Machin, le peuple aura ta peau », ces apostrophes familières paraissent anodines. La justice turque — pardon pour cet oxymore — en a jugé autrement. Et ce fut Kafka à Istanbul.
Au motif d’insulte à la force publique pour avoir reproduit les tags en question, Erol a été condamné le 23 septembre par le deuxième tribunal correctionnel d’Istanbul qui juge les affaires de presse, à onze mois et vingt jours de prison, assortis d’un sursis sur cinq ans, sans possibilité de faire appel.
Il se trouve que la loi liberticide 162 qui punissait toute publication reprenant, serait-ce pour information, un acte condamné, a été abolie en 2005, pour harmonisation avec la législation européenne. Qu’à cela ne tienne ! Erol a été condamné, sur la base de l’article 125 du nouveau Code Pénal, pour diffamation. Comme si ces tags étaient devenus, du fait de leur reproduction, les siens…
De slogans anonymes, ces tags devenaient des mots d’auteurs.
Les juges, experts en novlangue juridique, inventaient la notion d’auteur sans patronyme, mais pour autant non-anonyme.
Et voilà mon ami accablé, au terme de ce tour de passe passe, d’une lourde et infamante condamnation.
Détail étrange. L’avocate d’Erol, malade, avait demandé, certificats médicaux à l’appui, le report de l’audience. Refusé. Erol fut donc condamné en l’absence de toute défense. L’affaire fut expédiée en deux temps trois mouvements. Une vraie promenade de santé, pour les gendarmes de l’esprit aux ordres du Pouvoir.
Autre détail plus qu’étrange : les juges, poussant le sens de la famille à l’extrême, tentèrent d’incriminer le fils et la fille d’Erol qui avaient pris les photos des tags sur Gezi et ils en furent empêchés in extremis quand Erol endossant le crime de reproduction, disculpa en quelque sorte les siens…
Mais Erol n’en avait pas fini avec Kafka.
La peine avec sursis à laquelle il a été condamné tient cinq ans. Et elle ne tient que pour autant que le condamné ne s’exprime pas durant ces cinq années. Or imaginons qu’Erol fasse appel. Il lui faudrait s’exprimer, à nouveau, publiquement. Le sursis tomberait de lui-même et il irait direct à la case prison. Alors, et alors seulement, il pourrait porter son affaire en appel, en vue d’espérer sa relaxe.
Faire en sorte d’être coupable aux yeux de la loi et encourir ses foudres, pour avoir droit d’être rejugé… Ne pouvoir plaider son innocence que du fond de sa prison… Kafka ne l’eût pas inventé ! Et, pour un condamné comme Erol, le moins que l’on puisse dire est que l’affaire est à haut risque : le calcul est vite fait – mieux vaut, mille fois, préserver sa liberté et sa parole que de s’en remettre à un tel arbitraire ; il y a, face à l’épée de Damoclès sur votre tête, nécessité vitale de mettre entre les lois liberticides et vous, gibier humain à la merci du Moloch à vos trousses, l’espace des Droits de l’homme et ses frontières protectrices.
On en est là, à Istanbul, quand on est journaliste, écrivain, polémiste, artiste ou simple citoyen.
On en est là, dans la patrie de Nazim Hikmet, Yasar Kemal et Orhan Pamuk.
La Turquie rivalise avec l’Iran et la Chine au palmarès du nombre de journalistes et d’intellectuels incarcérés.
Car Erol n’est pas venu à Paris pour sa seule sauvegarde.
Il est venu, plus encore, plaider la cause de son infortuné pays.
Il est venu brosser le tableau d’un pays qui menace, tout entier, de basculer sous le despotisme d’un seul et sous la raison de l’islamisme d’Etat.
Il est minuit moins une, me dit-il, pour la liberté de penser et de parole sur les rives du Bosphore et les plateaux d’Anatolie.
L’AKP et Erdogan sont longtemps passés, aux yeux des Européens, pour des démocrates musulmans modernistes à la mode des chrétiens-démocrates de chez nous et on vantait volontiers ce modèle d’ouverture en terre d’Islam.
Cette illusion qui permit à l’AKP et à son chef Erdogan de se débarrasser du pouvoir militaire héritier du kémalisme et de lui substituer un nouveau monopole sur l’Etat et l’idéologie islamique qui va avec, a définitivement volé en éclats lors des évènements de Gezi en mai et juin 2013.
Les signes, avant cela, ne manquaient pas.
Ce furent, outre la rupture du lien historique avec Israël et le soutien au Hamas, l’alliance avec les Frères musulmans au pouvoir au Caire, après la chute de Moubarak.
Ce fut l’épuration de l’administration, de la Justice et de l’Armée de leurs éléments kémalistes. Ce fut, après les évènements de Gezi, la mise au ban de la secte Gülen, coupable d’avoir dénoncé la corruption au sommet de l’Etat.
Et c’est aujourd’hui l’armée turque qui, dûment mise au pas, laisse les hommes et les armements de Daech transiter par la Turquie, non sans rester elle-même l’arme au pied devant le martyre de Kobané.
La Turquie, m’explique encore Erol, prend chaque jour un peu plus le chemin du despotisme et de l’obscurantisme religieux.
La ligne de démarcation, qui coupe la société turque en deux blocs antagonistes, est la religion, doublée d’un nationalisme déchaîné.
Erdogan, nouveau Sultan, encourage la guerre civile dans les esprits, traite les manifestants de Gezi de « vandales », de traîtres à la nation et à la Nouvelle Turquie.
Les pouvoirs législatif et exécutif étant désormais aux mains exclusives de l’AKP, son projet est de transformer la société en une société sunnite islamique qui aura, à l’horizon 2023, écrasé ses adversaires.
Pourquoi 2023 ? Parce que ce sera le centenaire-apothéose de la revanche sur la République laïque de feu le kémalisme.
Nabilla Benattia a fait, non sans un certain acharnement, l’objet d’une fatwa proprette de la part des nouveaux puritains qui s’accommodent fort bien des obscénités du fabricant de quenelles étiquetées «nazi-comiques». À ce que j’ai compris, elle aurait pété un plomb alors que son compagnon lui reprochait d’avoir serré dans ses bras un chroniqueur de Cyril Hanouna qui pourrait largement être son père; un père idéal, en somme; un père qui ne la jugerait pas; un père qui ne la condamnerait pas; un père qui ne refuserait pas de la voir; un père qui ne refuserait pas de lui parler; un père qui ne refuserait pas de l’embrasser. Je pense qu’il serait peu charitable d’abandonner la demoiselle à un sort de chienne des rues après qu’on lui a fait miroiter une vie moins dégueulasse, où elle avait une chance d’allier arabité et sex-appeal sans risquer de finir brûlée vive, au fond d’une poubelle.