22h00

Nous aurions dû embarquer pour Bichkek il y a une heure. Le vol est retardé, comme souvent.

La porte 208 est à l’extrémité ouest du terminal international. Une salle ceinte de baies vitrées à laquelle on accède par un escalier mécanique. Un autre, parallèle au premier, permet d’en sortir. Ce sont les seules issues.

L’embarquement a enfin commencé. Dix, quinze personnes peut-être, ont déjà franchi le comptoir, les deux portes de verre et la passerelle qui mène à l’avion.

— Vous êtes français ? me demande alors une jeune femme qui nous a entendus parler, ma fille Louise et moi.

Oui, nous sommes français.

— Vous venez d’où ?

— De Paris.

— Ah, moi aussi. Je suis russe, mes parents habitent au Kirghizistan mais je vis à Paris depuis deux ans.

— Tu as quel âge ? demande-t-elle à Louise.

— 16 ans.

Olga est jeune fille au pair à Neuilly. Elle est journaliste mais comme il n’y a pas de travail à Bichkek, elle est venue en France pour apprendre la langue.

L’embarquement a été interrompu. Les agents de Turkish Airlines ont refermé la première porte et une dizaine de passagers arrive en courant, criant dans une langue que je suppose être le turc, par un couloir qui longe notre salle. Ils tentent d’ouvrir la porte, parlementent avec les agents qui refusent d’ouvrir. On pense d’abord à des passagers en retard mais quand une femme veut forcer la porte, Louise commence d’avoir peur. Ils se sont calmés, ils restent dans leur couloir de verre ; nous avons tous observé la scène, inquiets, puis les trois agents de la compagnie quittent la salle par l’escalier mécanique et nous demandent d’attendre ici. Les deux accès à l’avion sont fermés.

Istanbul, Attatürk, le 28 juin 2016. Attentats au terminal international. Photo : Marc Roussel
Istanbul, Attatürk, le 28 juin 2016.
Attentats au terminal international. Photo : Marc Roussel

22h20

J’imagine que nous allons être très en retard. J’ai probablement le temps d’aller fumer une dernière cigarette. Olga veut fumer également, Louise nous accompagne. Il faut remonter l’escalier puis marcher deux à trois cents mètres jusqu’au centre du terminal où se trouve l’unique espace fumeur. Nous sommes à contresens d’une foule assez dense qui marche d’un pas rapide mais sans précipitation. Louise me fait remarquer quelques femmes en pleurs. À mesure que nous approchons de la zone duty free il y a curieusement moins de monde. Nous sommes arrêtés par le personnel de l’aéroport. Un ruban de sécurité interdit l’accès au centre du terminal, on nous hurle de faire demi-tour, de repartir, vite. Merde, je ne vais pas pouvoir fumer.

Je rassure Louise : probablement un bagage abandonné. Olga ne dit rien. Elle suit, comme si elle faisait partie de la famille, ni inquiète, ni rassurée, simplement confiante. Nous retournons tous les trois à la porte 208.

Istanbul, Attatürk, le 28 juin 2016. Attentats au terminal international. Photo : Marc Roussel
Istanbul, Attatürk, le 28 juin 2016.
Attentats au terminal international. Photo : Marc Roussel

22h40

Le personnel de la compagnie n’est pas revenu. Quelques têtes sont devenues familières, comme cette femme souriante et son bébé ou cet homme dégarni en chemise blanche qui apparemment parle turc. Nous sommes au fond de la salle, près du comptoir. On lit sur la plupart des visages une forme discrète d’angoisse, comme retenue mais que les mouvements de foule et la fuite du personnel au sol ont fait naître insidieusement. Louise a peur, elle l’exprime, elle retient ses larmes, se saisit de mon bras, je m’efforce de nier ce qui maintenant devient préoccupant. Puis tout à coup, des hurlements, pas un hurlement, non, des salves de détresse, des cris aigus, une vague de terreur venue de l’étage et qui submerge la salle. Nous reculons, dos à la baie vitrée, je m’assure que Louise et Olga sont près de moi, « Louise, enfile les deux bretelles de ton sac à dos au cas où il faille courir », la vague se rapproche et nous voyons se déverser dans les deux escaliers mécaniques des dizaines de passagers paniqués. Ils dévalent les marches quatre à quatre, les plus chanceux par l’escalier qui descend, les autres à contrecourant ; spontanément tout le monde se jette au sol, se cache derrière les rares piliers qui soutiennent le toit, deux jeunes hommes se sont recroquevillés sous le comptoir, face à face, en position fœtale, ils sont sur ma gauche et ne peuvent rien voir de ce qui va se passer.

J’ai plaqué Louise face à terre, Olga est derrière moi et je n’ai pas quitté des yeux les deux escaliers. J’attends de le voir arriver. J’attends les premiers coups de feu, les premiers corps chuter dans une fuite dérisoire. J’attends de voir apparaître sa noire silhouette de mort précédée de cette arme que je connais trop bien. Cette fois-ci, pas d’échappatoire, la chance a fini par tourner, nous sommes acculés dans une voie sans issue. Moi aussi j’ai peur, c’est la première fois que j’emmène Louise en voyage.

Puis le bruit d’une explosion. Étouffée, qu’on devine lointaine mais aussi très violente. L’homme à la chemise blanche s’est redressé. Il est devant moi et fait des signes rassurants. Peu à peu, chacun se relève. Les cris ont cessé, les escaliers sont vides. Louise a remarqué qu’une des portes vitrées a été cassée. Je m’approche, en effet, le sol est jonché de verre, nous quittons la salle par la passerelle qui mène à l’avion. Au bout de la passerelle, un escalier de service, on descend sur le tarmac, il fait noir, l’espace est sans limites, là, il ne peut plus nous avoir.

23h00

On nous a fait monter dans un bus. Les messages arrivent ininterrompus sur nos portables : « ça va pap ? », « vous êtes où ? », « 28 morts », « trois bombes », « tu es bien avec Loulou ? », « 44 morts »… On descend du bus. Louise veut rentrer à Paris. Elle veut voir sa mère et ses sœurs. On parle du Kirghizistan, Olga est voisine d’une de mes amies journalistes. Quelle coïncidence ! Le monde est tout petit : ici, à Istanbul, on peut croiser des amies d’amies et aussi nos pires ennemis. On remonte dans le bus. Louise a posé sa tête au creux de l’épaule d’Olga, elle la tient par la taille. On nous conduit derrière un hangar, à cinq cents mètres du terminal. Distribution d’eau, quelques plateaux repas d’avion, il n’y en aura pas pour tout le monde, pas pour nous. À nouveau dans le bus. Retour au terminal.

Minuit

Dix mille personnes, au moins, derrière les guérites de la police des frontières. Ils sont quatre ou cinq fonctionnaires, ils veulent contrôler tous les passeports, apposer leur tampon en bonne et due forme avant que chacun puisse entrer sur le territoire. On est proche de l’émeute. Des femmes hystériques, des enfants en pleurs, des hommes prêts à se battre. Sans vergogne, j’entraîne Louise et Olga sur la gauche, on contourne la masse, on joue des coudes, on se fraie un passage et nous sortons tous les trois, passeports en règle, parmi les tout premiers.

Quitter cette aérogare. Par le hall des arrivées. C’est la seule option qui nous est proposée. Là où le carnage a eu lieu. Quelques cloisons mobiles ont été disposées à la hâte pour cacher les dégâts. On aperçoit le toit crevé, on marche sur les traces des victimes, plusieurs centaines de mètres en direction du terminal domestique jalonnées comme un parcours macabre du sang des malheureux. J’évite de regarder Louise, j’avance mécaniquement, à son côté. Olga ne nous quitte pas.

Marcher ensuite, encore un kilomètre sur la route pour s’extraire du périmètre de sécurité. La porte de l’aéroport est là : Atatürk s’inscrit en bleu dans la nuit stambouliote. Quelques taxis, se battre encore, enfourner les filles dans une voiture jaune avant qu’un autre n’y place sa femme, ses enfants, sa mère… « Emmenez-nous dans un hôtel, s’il vous plaît ».

3h30

Essayer de dormir.