Et si l’actualité n’était en fait qu’un zapping sans fin faisant de l’Homme son jouet, un pantin désarticulé rebondissant de sujet en sujet, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la mort? Puis une fois mort, l’Homme se verrait remplacé par une armée d’humanoïdes, des drogués de l’info, plus jeunes, plus rapides, toujours plus assoiffés de nouvelles fraîches que ne l’étaient leurs prédécesseurs. Ainsi se poursuivrait le manège ininterrompu de l’actualité, une comédie humaine jouée en boucle jusqu’à la fin du monde : le ballet répétitif des chaînes infos, l’amoncellement frénétique des alertes sur nos téléphones portables et nos tablettes, les tweets, les dépêches, les flashs à la radio. France Info il est dix heures. Le flash…
Un mois durant, la planète entière eut les yeux rivés sur le Brésil. Coupe du Monde oblige, les médias du monde entier avaient envoyé leurs journalistes à Rio, São Paulo, Porto Alegre, Brasilia et Manaus. Et l’on décortiqua en long, en large et surtout de travers le folklore brésilien, l’amour du peuple pour le football, la beauté des paysages locaux, les femmes aux peaux caramélisées, la ferveur religieuse des Brésiliens, les inégalités sociales au pays de Chico Buarque, Dilma Roussef et Pelé. On lut partout qu’une victoire des auriverde en finale, au Maracanã, pourrait réconcilier le peuple avec sa classe dirigeante, permettrait au Brésil de reprendre sa longue marche vers plus de justice sociale entamée par le syndicaliste-Président Lula. Il n’en fut rien. Scolari (aride sélectionneur), dans un élan castrateur et rigoriste, se priva d’artistes. Il aligna trop de joueurs dépourvus d’idées. Son projet de jeu ? Rien, hormis la solidité. Pas de volonté de conquête. Plus d’envie de fête.
Un mois durant, la planète entière eut les yeux rivés sur le Brésil. Puis, plus rien… Rideau.
Lorsque la Coupe du Monde s’achève le 13 juillet 2014, les spectateurs sont ivres de brasilianités, saoulés par la mauvaise samba qu’on leur sert matin, midi et soir à la télé. L’opinion est gavée d’images d’un pays dont elle n’a finalement vu que des images ou bien parfaites ou bien exécrables, mais jamais vraiment réelles. Nous en sommes donc là. Malgré des centaines d’heures de programmes, les médias internationaux ne sont jamais véritablement arrivés à cerner la réalité brésilienne. Pour comprendre ce pays, plutôt que de se fier à l’actualité brûlante, peut-être eut-il simplement fallu l’imaginer. S’extirper de la réalité. S’allonger sur un lit dans une chambre à Paris, fermer les volets. Rêver. Voilà comment a procédé le génie français Sébastien Tellier pour évoquer le Brésil. De songes en hallucinations, cela donne « l’Aventura », fantastique voyage musical et œuvre magistrale. En quelques mots, la reprise du chemin tracé non pas par Lula mais cette fois par François de Roubaix et Michel Polnareff. Dans une interview donnée avant l’été aux Inrockuptibles, Tellier intensément barbu et chevelu explique : « Pourquoi le Brésil ? Ici, j’ai parfois l’impression que les gens restent des enfants jusqu’à la mort. Il y a une mentalité très enfantine. Et quitte à se réinventer une enfance, autant le faire au Brésil plutôt qu’en Allemagne ! Pour ce projet, il me fallait un pays beau et luxuriant, qui respire la joie de vivre, qui soit lointain. C’est un pays qui me fait rêver. Mais comme pour tous mes albums, je n’ai absolument pas fait de recherches. Je ne me suis pas documenté sur le Brésil. J’ai fait ça au feeling avec les mecs que j’ai croisés. Cet album, c’est le Brésil vu par un Français. Il n’y a aucune analyse sérieuse du pays. Il n’y a que des clichés. Je confonds tout. Je n’y connais rien ! (rire) Mais j’aime cette façon de rester enfantin : l’art naïf, c’est le seul truc important. La véritable connaissance, à mon sens, n’est pas dans cette espèce de culture de l’acte. La culture, ce n’est pas un truc factuel. C’est une sorte de déhanché d’esprit. »
De fait, l’Aventura sonne très seventies. Le gourou Tellier ne s’y fixe aucune limite. Il empile les influences : de la French Touch aux élans gainsbouriens en passant par les rythmiques latines. Comme le malandro, ce brigand issu des bas-fonds désirant mener la grande vie, l’artiste français exhume l’esprit brésilien plus que la réalité du pays. Cela donne de véritables perles, « L’Amour carnaval », « l’Adulte », « Ricky l’adolescent » renforcées par un morceau plein de finesse de quatorze minutes, « Comment revoir Oursinet » qui devrait valoir le détour en concert.
Voilà ainsi le Brésil célébré de la plus belle des façons par un natif du Plessis-Bouchard, petite commune sans histoire du Val d’Oise. A l’adolescence, pour s’évader de l’horizon bétonné de Cergy-Pontoise où il vit alors avec ses parents, Sébastien Tellier a deux choix : Pink Floyd et François de Roubaix. C’est ce qu’il explique à Christophe Conte dans un très bon documentaire intitulé « François de Roubaix : un portrait au présent ». La créativité de Tellier se mit certainement en branle au moment où ce dernier découvrit de Roubaix, son alter ego à travers les époques. Tous deux curieux, barbus et aventuriers. Deux versions de la figure du héros fantasmé. Un mois après la Coupe du Monde et les émeutes, que reste-t-il du Brésil ? Certainement sa plus jolie célébration, la plus juste sans être la plus documentée : l’Aventura de Sébastien Tellier !