Pour les détails biographiques, qui nous rappellent que les aventuriers font les meilleurs créateurs, je vous renvoie à sa « fiche », comme on dit maintenant. Mais Ariano Suassuna était tellement brésilien que sa fiche est en portugais. Il était peu connu en France, et c’était un plaisir que de l’entendre être si peu français et tellement brésilien, dans sa ville de Recife qui avait fini, après mille péripéties où il aurait dû laisser sa peau, par devenir sa ville natale.

Ariano Suassuna, que j’ai rencontré (que j’ai eu la chance de rencontrer) à plusieurs reprises, entre 2000 et 2010, accueillait toujours ses hôtes dans une pénombre amicale et fraîche, au 328 de la Rua do Chacon, dans le quartier de Casa Forte. Maison vaste, très peu meublée, quelque chose de colonial. Un homme d’apparence austère, mais bourré d’humour comme une valise de diligence peut être bourrée de dynamite. Il fallait le laisser venir, ne pas brusquer les choses. Il parlait très peu, d’abord, et surtout pas de son œuvre, et son aspect intimidait un peu : le sourire à l’envers des gens qui ont souffert, mais décident de continuer le combat ; ou les combats. Proche du peuple, cet ancien avocat était aussi un grand intellectuel qui se méfiait des concepts. S’il n’eut jamais la faveur des gloires internationales, les Brésiliens savaient, eux, qu’ils pouvaient compter sur lui, au théâtre comme dans ses romans, pour dire les profondeurs de la terre et la lutte des petits. Nous avons parlé, beaucoup, de la mondialisation, cette « disneyisation » du monde qui l’effrayait tellement. Il était, derrière ses rictus, capable d’une grande violence intellectuelle.

Les abrutis du monde lui ont préféré Paulo Coelho : un peu comme si, face à Franz Liszt, on choisissait Dalida. Pour bien comprendre son œuvre, il s’agit de regarder ses dessins, finalement assez proches, dans la simplicité apparente, de ceux de son ami Samico, parti lui aussi il y a peu. Le trait sûr, l’encre bien bue par cette sorte de papier quasi buvard qu’on trouve sur les terres du Pernambouc. L’un de ses tableaux ne quitte pas ma chambre. Sorte de poème de lui, illustré par lui. Comme si les mots écrits et les mots dessinés devaient se fondre les uns dans les autres. Une œuvre faite à la main, dans le retrait, dans une maison, à l’abri de tous les tumultes. Suassuna était grand, par l’œuvre et par la taille : je dirais pas très loin de deux mètres. Franchement, il en imposait. Il prenait les visites chez lui au sérieux, les boissons étaient prêtes. Il aimait montrer ses manuscrits, sans rature, ornés de dessins tout aussi importants que les textes ; on se demandait si, pour lui, la mise en page éditoriale n’était pas le début de la trahison : pages géantes, artisanales, magnifiques, qu’on eût pu directement encadrer, soudain réduites infiniment par la pagination, par l’industrie. Je ne dirais pas qu’il était « aimable », ce qui chez lui n’eût eu aucun sens – il était au-delà de la sympathie, mais préférer écouter les autres que les séduire. Il ne cherchait ni à prouver, ni à plaire, ni à rien d’autre que partager une conversation. Cela n’était possible que lorsque la bavarde duègne qui a traduit ses œuvres en français vous laissait en placer une, et, surtout, lui en placer une – souvent, les intermédiaires sont égocentriques et mégalomanes en lieu et place de ceux et celles qu’ils prétendent servir et admirer, quand ils ne font en réalité que les prendre en otage.

L’an dernier, Ariano (que j’aurai vraiment assailli de milliers de questions, quand j’y pense !) a raté le prix Nobel de peu ; c’est à la fois une broutille et un désastre. Une broutille parce que son œuvre n’a pas besoin du Nobel. Un désastre parce qu’après tous les drames qu’il traversa (et qu’il n’est pas lieu de révéler ici), il serait parti dans la mort un peu moins malheureux.

Ariano Suassuna
Ariano Suassuna
Ariano Suassuna
Ariano Suassuna
Suassuna
Ariano Suassuna
Ariano Suassuna et sa femme Zélia de Andrade Lima
Ariano Suassuna et sa femme Zélia de Andrade Lima
Ariano Suassuna et l'écrivain argentin Jorge Luis Borges
Ariano Suassuna et J. Borges