Doucement mais sûrement, le football conquiert de nouveaux terrains, s’ouvre de nouveaux horizons. Le virus a semble-t-il récemment touché le monde de l’édition puisqu’à l’occasion du Mondial, il n’est pas une maison qui ne dispose de sa sortie consacrée au football. Mieux, cette année, au-delà de sa quantité, c’est surtout par sa qualité que brille la littérature traitant de football. Une première en France. Coup de cœur du moment, Eloge de L’esquive, un petit ouvrage d’une centaine de pages récemment paru aux éditions Grasset. Si il n’y avait qu’un livre à lire sur le football au Brésil, si il ne fallait citer qu’un ouvrage pour comprendre comment ce sport a façonné la nation auriverde, ce serait le livre d’Olivier Guez. Romancier, essayiste et plume distinguée du Frankfurter Allgemeine Zeitung, Guez plonge au cœur du football brésilien pour en extraire l’essence : le dribble, l’esquive. Son récit débute par le récit de l’enterrement de Garrincha, dribbleur de génie à « la colonne vertébrale en S et aux jambes biscornues ». L’attaquant, lorsqu’il meurt à 49 ans d’une cirrhose au foie, plonge son pays dans une peine profonde. Des décennies plus tard, celui qui fut surnommé Alegria do Povo, littéralement Joie du Peuple, continue de hanter les esprits de ses compatriotes.
Garrincha, l’incarnation du dribbleur. Elu meilleur joueur d’une Coupe du Monde 1962 qu’il offrit aux auriverde, Garrincha était un géant malgré ses 1m69. Il était et continue d’être o malandro, il fut, comme l’écrit Olivier Guez, celui que l’on allait voir au stade « comme on allait au cirque ». Comment décrire son jeu ? « En accéléré, sur les images en noir et blanc, il ressemble à une mouche, insaisissable, à cause de ses déplacements, de ses zigzags, de ses arabesques improbables. » Loin du football de l’année 2014, Garrincha était un joueur guidé par la passion plus que par l’argent. Sur le terrain, l’attaquant n’exerçait pas de profession, il s’amusait et son bonheur était communicatif. Bien avant Lucas, Ronaldinho, Rivaldo, Ronaldo et même Pelé, si le joueur brésilien est aujourd’hui associé au dribble, c’est à Garrincha qu’on le doit.
Des joueurs noirs d’abord mis sur la touche. Dans son Eloge de l’Esquive, Guez promène sa plume à travers l’Histoire du Brésil, une Histoire indissociable du développement du football. L’auteur raconte ainsi, comment, au tout début du XXème siècle, alors que la Grande-Bretagne avait la mainmise sur le pays et que Rio se rêvait « blanc, européen et civilisé », un anglais dénommé Charles Miller importa le football. Botafogo, Vasco da Gama, Fluminense, les clubs de régate des grandes villes ne tardèrent pas à ouvrir des sections dédiées à l’exercice du football. Le jeu, simple à comprendre et facile à jouer va vite se répandre parmi les bourgeois mais aussi chez les prolos. La passion du jeu se développe également chez les Noirs. Mais comme le raconte Olivier Guez « mieux vaut pour eux ne pas toucher à un cheveu de Blanc. Les théories racialistes de Gobineau font alors florès au Brésil, le métissage, malédiction nationale et punition divine, vicie le sang, l’esprit et conduit à la décadence, inéluctablement ». Ainsi furent exclus les joueurs noirs et mulâtres des premières compétitions. Pour les métis, une seule solution : se recouvrir le visage de poudre de riz, autrement dit, se blanchir la peau artificiellement ou bien se lisser les cheveux, à l’instar du grand Arthur Fridenreich, auteur de 1329 buts au cours de sa carrière, un record. Fridenreich, un cas intéressant. Première véritable star du football brésilien, le tigre comme on le surnommait, connut une carrière en pointillés. En 1919, c’est grâce à son talent de buteur que le Brésil conquiert sa première Copa America. Deux ans plus tard, la compétition se déroulant en Argentine, pays qui interdisait alors aux joueurs non blancs de participer à la compétition, Fridenreich resta sur la touche. Lorsque « Fried » retrouva sa place, son pays gagnait à nouveau.
Ô malandro. Avec le temps, les dirigeants de clubs blancs comprirent tout le potentiel des joueurs noirs et mulâtres, ces acrobates proposant un autre football. Leur spécialité : le dribble. C’est ainsi qu’apparaît, au début du XXème siècle, la figure du malandro dans la culture populaire brésilienne. Qui est-il ? « un personnage interlope de la scène carioca, un Noir, ou un mulâtre, madré, hédoniste et paresseux. Le filou tiré à quatre épingles, en frac ou en costume de lin, canne à pommeau, haut-de-forme, en impose par sa mise et par son physique, taille fine, torse sculpté, il maîtrise la capoeira. Le malandro déjeune dans les bons restaurants, séduit les femmes de la haute, fréquente cabarets, casinos, hippodromes et filles de joie. » Grâce au football, le malandro tient sa revanche social. Il est un jouisseur qui esquive les difficultés de la vie et tente de s’en sortir à bon compte dans une société qui n’est conçue que pour l’élite blanche. Lui, plus malin, détourne les règles du jeu. Il vit. Sur le terrain cela donne un jeu fantasque, de la dérision, surtout pas d’organisation. Le malandro peut être génial : Ronaldinho ou Romario. Mais il peut aussi se perdre. Sur le terrain d’abord : Denilson, Robinho ou encore Kerlon, cette étoile filante qui n’arrêtait pas de pratiquer la foquinha, dit dribble de l’otarie. Sur le terrain, le joueur ridiculisait ses adversaires en jonglant de la tête. Cela amusa un temps puis, à trop en faire, l’acrobate devint vite ridicule. Kerlon gâcha une carrière professionnelle pourtant commencée sous les meilleurs auspices. Le malandro souvent génial peut aussi, assez souvent, s’abimer dans le monde de la nuit, celui des plaisirs artificielles et de la débauche. Qu’importe. Il est, à l’image du football brésilien que l’on aime, libre, joyeux, plein de poésie. Ô malandro, ce héros !