“Ce à quoi on s’attache fort tôt, on le quitte fort tard”
…Non, ce n’est pas une citation de Freud, mais de Baltasar Gracian dans son Homme de Cour, en 1684. Je suis né une année de coupe du monde en 1978, tout comme mon père en 1950 et mon fils en 2014. En 86, année de naissance de ma femme – Louise Hasson comme chacun sait – je soutiens déjà l’Italie même si je suis subjugué par Maradona. Le 17 juin, la France bat ma Squadra Azzura et ma tristesse est immense. Pour moi, c’est un peu comme si la coupe du monde était finie avant la fin. Après m’être caché pour pleurer, je regagne mon salon et une angoisse me saisit. Je me lance alors dans des calculs savants : une Coupe du monde tous les 4 ans, j’ai 8 ans, admettons que je vive jusqu’à 74 ans, 66 divisé par 4 égal 16,5. A 8 ans, il ne me reste déjà plus que 16 Coupes du monde à vivre. Et là, pour la première fois, j’ai saisi de quoi la mort était le nom : je n’avais plus que 16 Coupes du monde à vivre. Ca me paraissait si peu. Aujourd’hui : j’ai 35 ans et il ne me reste plus que 9 Coupes du monde à vivre.
L’ouverture de ma septième coupe du monde : Brésil x Croatie
Même les débuts ont une fin… un Brésil à l’Italienne entourloupant la Croatie, qui l’aurait cru ? La Croatie a été meilleure dans tous les secteurs du jeu, sauf deux. Meilleur presque partout, en l’air comme au sol… Techniquement, physiquement, collectivement, défensivement et offensivement – Avez-vous remarqué comme les adverbes mentent tous vers la fin ? Oui mais voilà, le football est un sport faussement collectif et cette supériorité majoritaire est stérile quand vous êtes inférieurs… tactiquement et individuellement. Voilà les deux secteurs minoritaires (on salue Philip K. Dick au passage) qui changent tout, qui tournent le vinaigre en vin, qui ordonnent au ciel de s’incliner devant le tout-à-l’égout, qui inversent joyeusement toutes les valeurs… bref, qui perd gagne. Cette victoire du Brésil est sublime au sens étymologique du terme : ils ont fait ce qu’il y a de plus haut avec ce qui est en bas. Sans jamais chercher à gagner, tu gagnes ; sans jamais prendre le dessus tu prends l’ascendant. Pour gagner, au football, il suffit de marquer un but de plus que l’adversaire. C’est un peu comme si Achille, immobile à grand pas, plutôt que d’essayer bêtement de passer devant la tortue par devant, mathématiquement irrattrapable, avait enfin compris qu’il lui suffisait de faire demi-tour plutôt que la suivre. Mais voilà, Achille est respectueux des mathématiques… il y croit, Achille… il a une éthique. Ce que j’ai aimé dans ce Brésil-là, c’est sa cruauté, son art de la subversion, son immoralité mathématique. Le Brésil a fait un sacré demi-tour à la tortue croate, appliquée et scolaire, tactiquement incapable d’agressivité et individuellement sans idées, à part Modric et Olic, et encore. Conclusion illogique mais réellement opérante : la Croatie a donné l’avantage au Brésil en ouvrant le score.
Sublime, forcément sublime : Oscar
J’ai dit ce qu’était la tactique au football : profiter des faiblesses en présence pour perdre l’adversaire sans aucune éthique sclérosante. Attention : ça ne veut pas dire qu’il faille clairement enfreindre les règles du football… au contraire. Telle la Marquise de Merteuil, il faut paraître vertueux pour enfumer l’arbitrage moral décisif. Exemple parfait : le pénalty obtenu par Fred à la 70ème minute. En bon sophiste, Fred profite d’un malentendu, d’une équivoque, d’un double sens… il fait un jeu mots avec son corps, en quelque sorte. Et l’arbitre désigne le point de penalty… hypnotisé par un discours qui ne serait pas du semblant… bravo Fred. Voilà ce que j’appelle un linguiste cramponné.
Mais ce geste n’est rien à côté du coup de génie d’Oscar. Nous sommes à la 90ème min. et un ballon traîne dans une certaine neutralité. Oscar le récupère et après plusieurs feintes de corps, dans une position inconfortable, il invente un angle et un pointu qui finit dans les filets. 3-1 pour le Brésil, les jeux sont faits. Un grand joueur, ce n’est pas quelqu’un qui conclut positivement une occasion de but. C’est juste un bon joueur. Un grand joueur, c’est quelqu’un qui marque quand bien même il n’y a pas l’occasion de but. C’est exactement ce qu’a fait Oscar, d’un ballon inconfortable, mal placé, titubant, il obtient la plus grande efficacité et ce que tout le monde veut obtenir : un but. Non seulement il l’obtient absolument seul, mais avec ce geste final incroyable : un pointu. Le pointu, dans le domaine du tir, est un peu l’équivalent du minitel dans le domaine des télécommunications. C’est archaïque, plus personne ne l’utilise et ça n’a pas bonne presse. Mais Oscar a eu justement le génie d’utiliser le tir le plus ignoble pour le retourner en geste sublime. Certains se rappellent peut être de Chang, en 8ème de final de Roland Garros, épuisé et malin, face à Lendl, faisant son fameux service à la cuillère. C’est le tournant du match : Lendl, devant ce manque d’éthique, perdra toute sa concentration pour laisser place à la colère et au ressentiment. Pareillement, avec ce geste, Oscar a fait du tir le plus maladroit et grossier le comble de l’élégance.