Rencontre avec l’écrivain Chantal Thomas lors des Assises Internationales du roman 2014 à Lyon.
Artothèque de Saint-Priest (Rhône). L’orage gronde, bruit de pluie torrentielle sur le toit de béton. Dans la salle, des chaises pour le public, deux tables disposées en angle pour l’écrivain et l’animateur. Sur la droite, un canapé et deux fauteuils noirs, design. Une petite table basse. S’y installent Claire Cathy, comédienne, qui lira un fragment de La Vie réelle des petites filles, et Maud et Loéna, deux élèves, qui elles aussi liront, l’une le début des Adieux à la Reine (on a réveillé le roi !), l’autre deux extraits symétriques de L’Échange des princesses (la rencontre à l’aller, puis au retour, des deux petites filles). Et l’écrivain, Chantal Thomas, vêtue de noir, écharpe bleue, chaussures rouges. C’est un de ces moments privilégiés des Assises Internationales du Roman qui se tiennent à Lyon depuis 7 ans déjà : l’écrivain, avant de se rendre à la table ronde, sous la verrière des Subsistances, vient à la rencontre des lycéens.
Ils sont là, les lycéens : assis sur leurs chaises, un peu frondeurs. Ils éteignent leurs smartphones et révisent les questions qu’ils ont préparées. Ils ont lu un roman de l’écrivain qui vient leur rendre visite et qu’ils accueillent. Ils ont aussi rédigé un article pour le quotidien Lyon Plus, selon des contraintes strictes auxquelles ils se sont pliés : 1300 signes pour l’article proprement dit, 700 signes pour la bio-biblio de l’auteur, 160 signes pour la légende de la photo où ils sourient en groupe compact et soudé. Leurs profs aussi sont là, et la documentaliste du bahut. Et quelques habitants de Saint-Priest, qui se placent aux premiers rangs.
Chantal Thomas est née à Lyon, mais c’est de Bordeaux qu’elle parle. Bordeaux, cette ville XVIIIe où elle a passé son enfance, où elle a vécu une amitié privilégiée avec une petite voisine en qui elle voit encore aujourd’hui une jumelle. Elles s’étaient inventées un langage rien qu’à elles. Elles s’étaient inventées des histoires. L’enfance, ce moment privilégié qui ne passe pas, qui ne passe jamais. Durant toute la rencontre, Chantal Thomas se livre avec gentillesse et sensibilité. Mais quand elle parle de l’enfance, l’émotion est première. Elle dit : « Je ne crois pas que les âges de la vie se succèdent. Je déteste les phrases de roman du genre ce jour-là, Machin comprit que son enfance était terminée”. Je crois que tous les âges communiquent, et les écrivains ‟tiennent” plusieurs âges à la fois. Proust a bien réussi cela, le lecteur de La Recherche est incapable de donner un âge au narrateur, qui est tantôt un enfant, tantôt un homme mûr. L’enfance, c’est une énergie et une lucidité ». Dans L’Échange des princesses, c’est l’enfance sacrifiée au devoir d’Etat que Chantal Thomas a mise en scène : les deux petites princesses et les deux futurs rois, l’infante Ana María Victoria que l’on marie au petit Louis XV, et la toute jeune Louise Elisabeth – fille du Régent – que l’on marie au fils du roi d’Espagne Felipe V. Mariages arrangés au plus haut sommet, mais qui résonnent aujourd’hui en douleurs familiales diffractées.
Avant de s’atteler au roman des petites princesses échangées pour raison d’Etat, Chantal Thomas avait travaillé avec Alfredo Arias sur un ballet-spectacle donné lors des fêtes de Versailles, en 2006. L’argument était centré sur la petite infante. À l’artothèque de Saint-Priest, avant de commencer la discussion, Chantal Thomas lit un extrait du roman qu’elle a choisi elle-même. Il s’agit d’une scène sensuelle où le roi Felipe V regarde sa toute jeune belle-fille danser dans les jardins espagnols. Louise Elisabeth est une jeune fille libre, libertine, elle danse pieds nus et remonte ses jupons, montre son pubis. Arthur Roncetto, l’étudiant qui anime la rencontre, interroge l’écrivain sur le choix de l’extrait. Chantal Thomas répond : « Lorsque j’ai travaillé avec Alfredo Arias, pour le spectacle de Versailles, je ne m’étais intéressée qu’à l’infante. La princesse française, pendant longtemps, je ne la sentais” pas. Et puis je suis allée à Madrid, j’ai retrouvé les petites lettres que Louise Elisabeth avait écrites, des lettres d’enfant, bourrées de fautes d’orthographe, des lettres qui laissaient transparaître une vraie personnalité et une vraie détresse, et tout à coup j’ai vu” son esprit, et je l’ai comprise, cette petite princesse. Je suis allée au Prado, parce que je savais qu’il y avait un portrait d’elle, mais il n’était pas exposé. Comme si on la niait deux fois. Des deux princesses, c’est elle la vraie victime. On l’a rendue folle. Elle est revenue folle en France, est morte oubliée. Alors, aujourd’hui, devant vous, c’est un extrait où on la voyait, elle, si vivante, que j’ai voulu lire ».
Chantal Thomas se lève de sa chaise, parle debout, applaudit et remercie les lycéennes et la comédienne qui lisent des extraits de ses livres. Elle s’assoit à demi sur la table, libre et libérée comme la petite princesse dont elle vient de parler. Elle explique son amour du XVIIIe siècle, qui est avant tout un amour de la langue de l’époque : concision, précision, rythme. Un langage pensé qui est une musique, tout en intelligence et légèreté. Elle dit en riant le peu d’estime qu’elle a pour Saint-Simon, qui est au XVIIIe un homme du passé, déjà, attaché à l’étiquette, un petit monsieur mais un grand écrivain. Elle affirme sa tendresse pour la Palatine, cette femme libre, dans sa vie et dans la langue qu’elle déploie dans ses lettres. La Palatine est pour elle un personnage véritablement exaltant, la femme qu’elle aurait pu prendre pour modèle, parce qu’elle est drôle, et moderne.
À une question posée sur son engagement littéraire et universitaire, tourné vers la cause des femmes, Chantal Thomas affirme que sa volonté est de donner à entendre la voix des femmes de l’Histoire. Mais elle ne creuse pas une veine féministe, et se méfie des gender studies. Elle n’a pas une vision classifiée, genrée, de l’Histoire. Elle est avant tout intéressée par une certaine ambigüité des voix et des voies féminines historiques. Et puis, littérairement, c’est beaucoup plus intéressant… Marie-Antoinette, par exemple : Chantal Thomas a publié en 1989 un essai intitulé La Reine scélérate. Mais un essai ne touche qu’un public restreint. Sur le même thème, elle écrit le roman Les Adieux à la reine, en adoptant le point de vue de la lectrice de la reine. Pour toucher un public plus large, mais aussi pour faire vivre-revivre une Madame Laborde qui n’était qu’un nom sur la liste, établie par un universitaire américain, des gens qui vivaient à Versailles sous le règne de Louis XVI. « Ce qui me plaît, ce sont les personnages et les épisodes oubliés », dit-elle. Marie-Antoinette était le bouc-émissaire parfait pour l’époque – on l’a même accusée d’inceste – car le roi son époux était un personnage effacé. Sa reine pouvait focaliser toutes les rancœurs. Dans Les Adieux à la reine, la voix anonyme de la lectrice est une manière de donner corps à la vie ignorée ou mal connue de Versailles : loin des appartements d’apparat grouillait un monde en soi. Chantal Thomas revient sur l’adaptation cinématographique de son roman par Benoît Jacquot, et dit toute l’admiration qu’elle a pour le film. Soulignant à quel point on peut être trahi, en tant qu’écrivain, par le passage à l’écran – et citant en exemple calamiteux le roman L’Élégance du hérisson de Muriel Barbery –, elle rend hommage à Jacquot, ce grand connaisseur et amoureux du XVIIIe.
Chantal Thomas livre en toute liberté des bribes d’intime. Après avoir affirmé que le seul grand personnage de son œuvre romanesque, au fond, c’est Versailles, elle répond à quelques questions qui ont trait au rôle des poupées, omniprésentes dans son œuvre, et à la notion de substitution. Elle avoue joliment, en confidence : « Je sais que j’ai réussi un texte lorsque je retrouve dans l’Histoire, et dans l’histoire que je raconte, quelque chose qui me révèle, qui me dévoile. Je préfère les choses qui tombent aux choses flamboyantes. J’aime la réalité déglinguée du Versailles non-officiel. Ce qui m’intéresse, c’est de faire passer des éléments de savoir dans un roman, car il y a là des sentiments, des passions, à explorer. Des sentiments et des passions qui me touchent et m’émeuvent ».
Avant la séance de signature et la discussion informelle autour du buffet dressé dans un coin de l’artothèque de Saint-Priest, Chantal Thomas dévoile le thème du livre sur lequel elle est en train de travailler – mais nous n’en dirons rien ici, l’écrivain a dévoilé cela en confidence amicale qu’il n’est pas question de trahir. Quelques lycéens assisteront, samedi après-midi, à la table ronde des Subsistances intitulée « Comment redonner vie à une époque ? » à laquelle participeront la Française Chantal Thomas, l’Irakien Ali Bader et le Suisse Charles Lewinsky. Ils se souviendront de la rencontre intime en s’installant sous la verrière.
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Complément :
L’Échange des princesses, article sur La Lectrice à l’œuvre :