Dimanche 25 mai, à l’heure où vous et moi irons voter pour élire nos députés européens, l’Ukraine, chancelante, agitée de soubresauts patricides, menacée dans son intégrité territoriale et ses désirs, précisément, d’Europe, a un rendez-vous capital.
Convoqués par les autorités provisoires issues du Maïdan, les Ukrainiens vont désigner leur Président. Ce qui, chacun s’en est rendu compte, n’est pas du goût de Vladimir Poutine. Quels qu’en soient les motifs et les justifications, celui-ci est à la manœuvre depuis fin février – et la fuite de Ianoukovitch – pour gagner du terrain sur l’Ukraine, empêcher tout rapprochement avec l’Europe et invalider le processus démocratique.
Après la Crimée, c’est donc l’Est du pays qui est depuis plusieurs semaines l’objet de supposées contestations séparatistes. Si elles devaient se concrétiser par le vote, c’est naturellement la légitimité du futur président qui serait mise en cause. Voilà, de facto, la stratégie de Poutine ; nous l’avons tous constaté. Et, fidèle à son image d’homme fort, en digne leader de la nouvelle et grande Russie dont il rêve, il n’a pas hésité, surfant sur la vague nostalgique d’un post-soviétisme posé en rempart de l’Occident dégénéré et arrogant, il n’a pas hésité, donc, à utiliser toutes les formes de manipulation, de déstabilisation et même d’agression pour parvenir à ses fins.
Mais les Ukrainiens dans cette histoire, que pensent-ils ? que vivent-ils ? Les « Russophones » de l’Est sont-ils ainsi les victimes d’un impérialisme nouveau ou y a-t-il vraiment deux Ukraine ?
Nous étions le week-end dernier, avec Bernard-Henri Lévy, invités par le candidat Porochenko à le suivre en campagne dans quelques-unes de ces fameuses villes de l’Est.
Oligarque bon teint, Petro Porochenko est de loin le favori des sondages. Cet ancien ministre des Affaires étrangères a dès le début du mouvement monopolisé les podiums du Maïdan. L’homme est imposant. Il parle haut et fort, et malgré un visage de poupon percé de petits yeux sans éclat, le regard est autoritaire. Depuis ce 3 mars où nous l’avons rencontré pour la première fois, je suis saisi par l’énergie qu’il emploie à convaincre ses concitoyens du bien-fondé de la démocratie à l’européenne, – et corolaire immédiat, de son marché – de la lutte contre la corruption, – sa fortune est estimée à 1,6 milliard de dollars – et de l’impérieuse nécessité de préserver l’unité du pays. Porochenko est un puissant, dans tous les sens du terme, et il convainc.
Nous le retrouvons ce samedi à 9 heures au terminal d’affaires de Kiev. Jet privé, staff de campagne au complet, BHL à ses côtés et Marina, sa femme, assise face à lui. Quarante-cinq minutes de vol jusqu’à Kryvyi Rih, le temps de consulter sur son iPad les derniers sondages et le programme de la journée.
Première des trois étapes du 17 mai, Kryvyi Rih est une de ces villes industrielles soviétiques que rien ne distingue de Bichkek, Almaty ou Novossibirsk, ces anciens réservoirs de main d’œuvre ouvrière qui firent la force et la fierté de l’URSS et qu’on a, aujourd’hui, laissés pour compte. Mêmes usines déliquescentes, mêmes barres d’immeubles délavés, épuisés par les assauts du climat et l’oubli, mêmes sourires édentés et de larges avenues bordées d’arbres, des parcs où jouent les enfants sur des manèges d’un autre temps et, toujours, la place monumentale que ferment en général des bâtiments officiels et le Tsoum, le « magasin d’État universel », et où trônait, il y a peu encore, la statue de Lénine. Le 4X4 Mercedes noir et blindé, suivi de son cortège, se gare à la hâte, nous y sommes : premier meeting.
Une foule assez dense – dix-mille, quinze-mille personnes peut-être ?, de nombreux drapeaux européens, pratiquement aucun service d’ordre, pas de policiers, pas d’hommes armés que l’on soit, en tous cas, capable d’identifier comme tels : pourtant, nous approchons de l’Est.
Le discours est rôdé, il semble porter et Porochenko, qui n’hésite pas à interpeler son public, fait monter sur scène un couple de jeunes mariés en tenue de cérémonie pour exciper de l’avenir européen de l’Ukraine. L’heure que dure son intervention touche à sa fin, l’hymne national se répand sur la place, repris avec ardeur par les gueules cassées de la mine et les babouchkas endimanchées. Ce n’est pas exactement un triomphe, c’est un succès.
A deux heures de route plus à l’Est, nous sommes maintenant à Dniprodzerjynsk. Et déjà les souvenirs se confondent, tant les villes et les situations se ressemblent. À y regarder de plus près, pourtant, je note que la foule est moins nombreuse, les approbations moins enthousiastes, la police, cette fois-ci, bien présente. Non que Porochenko soit contesté – l’ambiance reste bon enfant, mais enfin, ces petits détails, ces petits riens qui laissent une impression persistante de « c’était mieux avant … ». Rapide discussion avec Elena, notre interprète, souvenir d’un documentaire vu très récemment sur France2 : il existe ici, je le comprends maintenant, une réalité sociale que l’on aurait tort de négliger. Un ouvrier de la mine gagne entre 200 et 300 dollars par mois. Parfois moins quand, et c’est souvent le cas, il s’agit de mines clandestines. Les conditions générales de vie n’ont pas évolué depuis la chute de l’URSS, à ceci près que les infrastructures se sont dégradées, qu’il faut désormais payer son loyer, son gaz … et que l’emploi n’est plus garanti.
À Dnipropetrovsk, toujours plus à l’Est et où malheureusement nous manquerons de temps, l’image s’est encore alourdie avec la litanie des cheminées qui crachent une impossible fumée noire et l’orage qui menace. Nous sommes encore loin de Donetsk, de Lougansk ou de Slaviansk et cependant la misère – et la contestation qui souvent l’accompagne – est palpable. Alors, faut-il se résoudre, comme le voudrait l’impétueux Poutine, à une partition de l’Ukraine ? Faut-il accepter, au motif qu’ici on parle russe, le dépeçage du berceau, justement, de la Russie orthodoxe ? Certainement pas. Certainement pas sur les critères linguistiques ou ethniques invoqués. Mais le prochain Président de l’Ukraine, et donc très probablement Petro Porochenko, serait bien inspiré de veiller au rééquilibrage des richesses. Car si Poutine avance ses pions de médiocre joueur d’échec avec autant de facilité, c’est qu’il a trouvé à l’Est de Kiev un terreau fertile où la propagande nationaliste et les promesses d’une économie un peu moins sinistrée retiennent de plus en plus l’attention.
Dans son immense majorité, le peuple d’Ukraine est un et indivisible. Mais comme tout sera fait, dimanche, pour empêcher le vote et donc contester le pouvoir élu, cette Ukraine-là est menacée. Elle doit faire, comme toutes les ex-Républiques soviétiques, le long chemin de la justice sociale et de la juste gouvernance. Il est temps pour l’Ukraine. Il est temps pour tous les autres voisins de la Russie, s’ils ne veulent pas connaître la division et subir les appétits de l’ogre du Kremlin.Porochenko incarne aujourd’hui cette opportunité, s’il maintient son cap de campagne.
Il faut l’aider.
Une journée de Petro Porochenko
par Marc Roussel
23 mai 2014
Marc Roussel a suivi le candidat ukrainien en campagne dans quelques-unes de ces fameuses villes de l’Est. Choses vues.
Les administrés eurosceptiques des partis de gouvernement n’ont pas voté contre l’Europe mais pour une autre Europe. Il faut maintenant que nos concitoyens comprennent que nous ne sommes jamais plus forts qu’avec des alliés forts et jamais plus faibles qu’avec des alliés faibles. C’est pourquoi il n’a jamais été plus urgent que nous fournissions notre aide aux europhiles de l’Est qui ont témoigné d’un courage éblouissant en se sortant la Tête de l’Étau. Nous avons besoin d’alliés forts. D’alliés exigeants qui sont fondés à faire progresser l’État de droit et la justice pour tous après en avoir été si durement privés. Ce soir, l’Europe que j’aime était à Kiev.