Au sujet de la découverte de l’absurde, Camus affirme que « l’homme est toujours la proie de ses vérités » – ses vérités est à prendre au sens de : les vérités qu’il a saisies.
Il donne pourtant, dans L’homme révolté, de quoi nier cette pensée :
– « Le trône de Dieu renversé, le rebelle reconnaîtra que cette justice, cet ordre, cette unité qu’il cherchait en vain dans sa condition, il lui revient maintenant de les créer de ses propres mains et, par là, de justifier la déchéance divine. Alors commencera un effort désespéré pour fonder, au prix du crime s’il le faut, l’empire des hommes. Cela n’ira pas sans de terribles conséquences, dont nous ne connaissons encore que quelques-unes. Mais ces conséquences ne sont point dues à la révolte elle-même, ou, du moins, elles ne viennent au jour que dans la mesure où le révolté oublie ses origines », et cet oubli est aisé à retrouver dans l’histoire des révolutions des trois derniers siècles ;
– « Rimbaud n’a été le poète de la révolte que dans son œuvre. Sa vie, loin de légitimer le mythe qu’elle a suscité, illustre seulement – une lecture objective des lettres au Harar suffit à le montrer – un consentement au pire nihilisme qui soit », qui démontre que l’oubli est aussi possible au niveau individuel, y compris chez l’un des plus grands poètes de la révolte.
Preuve en est que la question, dans son esprit même, n’était pas aussi tranchée qu’il l’aurait souhaité.
D’une façon plus concrète, plus décisive, nous allons souvent, dans nos vies, contre ce que nous savons devoir ou vouloir faire – c’est-à-dire, ce qui nous rendrait le plus heureux à court et à long terme ; c’est-à-dire, nos vérités, en tout cas un certain nombre d’entre elles.
Et si l’homme a, selon Sartre, la liberté absolue – irrésistible, incompressible – de penser et de vivre son contraire à chaque instant, la vérité est que – Sartre le dit lui-même – cette liberté est effrayante, mais aussi qu’elle est difficile, et que nous faisons tout pour – ou plutôt, que tout en nous est fait, formé, constitué, orienté, dévoué à – enfouir cette liberté, pour des raisons de peur et de vie en société, c’est-à-dire de règles nécessaires et d’habitudes, de codes, de nomenclatures, mais aussi de principes, de convictions fortuits. (Sartre parle de mauvaise foi, et non d’inconscient : il considère que nous laissons faire ; que nous sommes entièrement responsables de notre passivité ; qu’il ait raison ou non – je penche pour le non : beaucoup des mécanismes de notre passivité face à la vérité ne sont pas formulés en notre esprit – ne me semble pas essentiel ; cette passivité reste là, à expliquer, à résorber, puisque la prise de conscience ne l’efface pas ; celle-ci est bien nécessaire, mais nos existences montrent que notre seule idée, notre seule volonté à un moment précis se désagrègent souvent ; et puisque notre détermination s’oublie en peu de temps, c’est bien qu’elle ne suffit pas à elle-même pour l’immense majorité des hommes, y compris grandioses – à moins de les considérer comme sous-hommes, sous-méritants, et de ne pas s’intéresser à leur mieux-vivre.)
Par crainte, par convenance, par nos intérieurs pesant sur nous sans que nous y pensions, peut-être aussi par incapacité à réellement comprendre et ressentir de vérités – c’est-à-dire, ne saisir que des « vérités » périphériques, qui approchent les vérités essentielles dans les mots et en restent si éloignées dans l’esprit –, peut-être aussi par habitude au relativisme, au « ce n’est que mon avis », comme à toutes nos croyances sur la vie et celles des autres quand les nôtres ne sont pas assez parfaitement menées pour que ces certitudes, souvent pleines d’impératifs entiers et sur-entendus – ce qui ne veut pas dire qu’ils sont entièrement faux, mais qu’ils ne font souvent que longer l’essence ou même la donner sans la comprendre, puisque la valeur d’un discours ne réside pas en lui-même, mais en l’origine de sa vérité (ainsi, la valeur de « ne te coupe pas le bras » n’est pas dans le conseil en lui-même, mais dans ses justifications) –, et certainement pour d’autres déclinaisons plus subtiles de ces raisons, l’homme n’est pas toujours la proie de ses vérités : il l’est même rarement. Il n’est pas non plus celle des vérités de ces lignes : même en les ayant assimilées à la lecture – de cet article, ou d’un livre plus pertinent et approfondi sur le sujet –, on peut très bien décider d’abandonner ces idées très vite, pour ne s’en rappeler que très vaguement au détour d’une discussion, sans en conserver le principal, c’est-à-dire en quoi elles ont de l’importance pour soi, au quotidien, dans nos choix, nos décisions.
La première chose qui puisse mener un homme à agir selon les vérités qu’il découvre est donc de s’en représenter les conséquences concrètes, c’est-à-dire factuelles, dans sa vie. C’est aussi une manière de mieux en comprendre la véritable singularité : si on oublie le contexte qui les entoure, les affirmations de tel livre de sagesse ou de philosophie de vivre peuvent se retrouver dans n’importe quel autre de ces ouvrages ; elles ne disent pourtant pas la même chose : l’ensemble illumine chaque phrase ; celles-ci se consolident, se nuancent, se précisent les unes les autres – ainsi la citation exacte d’une œuvre peut parfaitement la trahir. La compréhension, la prise de conscience d’une œuvre, d’une pensée, exige un dialogue non seulement avec, mais dans cette pensée même, entre ses différents éléments, qui se soutiennent entre eux. Cela nécessite une – somme toute relative – patience, qui s’attache davantage à comprendre une idée, une vision, qu’à en effleurer des dizaines parce qu’il faut lire certains auteurs, et qui n’en lit véritablement aucun.
Pour comprendre ces conséquences – et pour ne pas les oublier, pour vivre selon elles au quotidien –, les Grecs avaient fondé des écoles de philosophie. Il s’agissait, entre autres choses, d’élaborer et de suivre des exercices autour de leurs sagesses. Dans cet héritage, Montaigne propose par exemple dans ses Essais de s’habituer, chaque jour, pendant un court instant, à la perte de tout ce qui nous est cher – l’idée est grossièrement d’atténuer les peurs et les grandes douleurs sans avoir à se priver de vivre. La répétition se fait donc par la pratique de la philosophie, et non pas seulement dans la récitation. Cette pratique doit être pensée ; elle doit elle-même mener à la pensée ; mais elle est à la fois le seul sens de celle-ci – la pensée ne vaut rien si elle ne reste qu’éternellement pensée –, et son contenu même – la pensée dont nous parlons ici traite de vie, et de l’attitude possible, souhaitable ou nécessaire face à celle-ci.
Dans un ton qui se rapproche étrangement de celui de Sartre, on peut aussi évoquer la prise de conscience de la liberté – ou de la capacité – que nous avons de décider de nous-mêmes. Celle-ci se ressent déjà un peu plus lorsque nous ne parlons plus en termes d’absolu, lorsque nous disons par exemple que nous pouvons agir comme nous le désirons dans la seconde qui suit. Cette liberté, nous le savons déjà, est facile à oublier – même après avoir été éprouvée. Les discours, les exercices, sont évidemment d’une aide importante, mais nous n’ignorons pas davantage que nous les négligeons, ou ne les respectons plus, très vite, sans vraiment avoir appris quoi que ce soit ; et si on ne peut probablement pas pousser une personne à agir, à penser malgré elle – on ne peut qu’y perdre toute son énergie –, il faut, au moins pour soi-même, comprendre pourquoi ceux-ci, qui semblent pourtant si suffisants, ne le sont pas.
La méthode Coué, que l’on caricature trop souvent, est dangereuse en ceci qu’elle nie – sans même l’observer – la part de nous rebelle ; puisque celle-ci est insidieuse, la lutte est alors terrible et inconsciente – nos échecs nous échappent, et nous poursuivons dans ceux-ci. Il faut plutôt saisir cette part de nous quand elle s’exprime, l’attraper, essayer d’entendre ses arguments – l’ennui de l’effort, la prison du travail, le peu d’importance de la pratique –, ses méthodes – la remise à demain, l’inquiétude au sujet du stress, le pessimisme –, de discuter avec elle, plutôt que de la laisser imposer ses décisions sans même qu’on y pense. Le reste est une affaire de psychologie, parfois de psychanalyse : d’étude de l’inconscient, du réprimé : presque de stratégie de négociation.
À un niveau plus « humain », ressentir nos vérités – c’est-à-dire l’euphorie, ou le calme, ou la rage, ou l’indignation, qui les accompagnent – peut, en tout cas dans les premiers instants, plus facilement mener à les vivre que d’y penser avec distance. Cela est d’autant plus vrai dans le domaine intellectuel et militant ; le risque étant bien souvent que la réflexion soit finalement négligée, et qu’elle ne serve qu’à justifier nos intuitions, nos sentiments. Le mouvement, l’action ne sont pas en contradiction avec la recherche de vérité : ils n’en sont même pas seulement la conséquence : ils sont indispensables au dialogue, à la réflexion.