Le Festival International de la Mode et de la Photographie se tient chaque année, depuis vingt-neuf ans, à Hyères, dans le Var, et chaque année, on prie Dieu pour qu’il fasse beau, que la ville soit magnifique et les défilés extraordinaires, et cette année, devinez-quoi, c’était bien le cas, encore une fois. Dans la vie harassante des journalistes de mode (Milan-New York-Dubaï, « si vous saviez, je donnerais tous mes miles Air France pour une semaine de repos à la campagne » me disait une dame de Vogue), Hyères est une étape rafraîchissante et ensoleillée, une parenthèse méditerranéenne bienvenue. Même si certains regardent tout cela avec condescendance (et, c’est une découverte surprenante, il arrive que les journalistes de mode soient parfois condescendants ou snobs, si si) ce festival, sorti de nulle part, créé de toutes pièces, est devenu au fil des ans un rendez-vous impressionnant qui a gagné ses lettres de noblesse en découvrant bon nombre de très grands talents, les gens qui font la mode d’aujourd’hui. Ce festival sélectionne chaque année dix créateurs encore inconnus, en fait en gagner un, qui, généralement, revient quelques années après couvert de gloire et de succès, plein de tendresse et de reconnaissance pour cet événement qui lui a mis le pied à l’étrier. Eh oui, la mode ne sert pas qu’à donner des idées de biopics au cinéma français : c’est quelque chose de plus fondamental, qui change peu à peu, silencieusement, notre vie, notre façon de nous habiller bien sûr, mais plus généralement l’environnement quotidien de notre monde. Proust disait qu’on ne voyait plus les femmes de la même façon après que Renoir les ait peintes, eh bien c’est la même chose pour certains très grands créateurs, qui changent notre regard et le style de nos existences. Les créateurs de mode sont souvent des grands artistes, en tous cas, ceux vus à Hyères étaient pour la plupart remarquables (mais n’en faîtes pas des films avec Guillaume Gallienne pour autant, s’il vous plaît, il est capable de gagner un César et nous refaire un discours, hum, embarrassant).
Prenez par exemple Anne Kluystenaar, une créatrice néerlandaise. Si vous voyez les vêtements qu’elle a crées sur des cintres, il est probable que vous trouviez ça banal, déjà vu, ou beaucoup trop cher pour offrir à votre femme. Mais en fait, ces vêtements très féminins (en somme : des élégants tailleurs façon Chanel) servent à habiller des hommes : lors des défilés, c’étaient des garçons qui les portaient, d’un pas énergique et rebelle, cigarette aux lèvres. La créatrice, charmante, expliquait en conférence de presse que tout cela venait du fait qu’à trois ans son père lui avait annoncé qu’il allait devenir une femme, et, dans la bouche de son père, ce n’était pas une image, ni une métaphore, ni un mensonge pour ne pas emmener sa fille au manège : il allait réellement changer de sexe. Et c’est ce que le père de Anne Kluystenaar a fait, d’où cette collection, scandaleusement androgyne, imaginée par sa fille des années plus tard, une collection qui a provoqué un grand bruit. Avouez que c’était une façon géniale de résoudre les problèmes vestimentaires de son géniteur. A la fin de la conférence, un de mes confrères a, tout logiquement, demandé à Anne Kluystenaar comment son père avait trouvé cette collection : « How does he found it ? ». Et la créatrice a répondu, froide comme un iceberg : « She loved it ». Bref, chacun des dix créateurs avait un univers, une histoire, une vision, un style, et au final c’est un créateur japonais aux lignes beaucoup plus sages qui a su convaincre un jury présidé par les directeurs mode de la maison Kenzo, jury dans lequel on comptait tout un tas de gens prestigieux comme le réalisateur Spike Jonze. Personnellement, ma favorite était une Autrichienne, Roshi Porkar, ses vêtements délicats, pastels, et vaporeux me semblaient remarquables (elle s’était inspirée de statuettes Afghanes, et non, si vous vous posez la question, ce n’était pas parce que son père lui avait annoncé jadis un exil à Kaboul, ou quelque chose du genre). En tous cas nul doute que personne à Hyères parmi la foule de journalistes internationaux, d’artistes invités, de professionnels majeurs, personne n’oubliera ces dix créateurs-là, et il est à parier que l’on en entende bientôt parler, comme de futurs grands.
Sinon, Hyères se distingue par son ambiance géniale de branchitude azuréenne, et la Villa Noailles, ce grand paquebot blanc dévoré par les pins et la douceur du soleil, abrite une faune cool et cosmopolite, tous artistes, partagés entre la grande ambition de venir là découvrir la création contemporaine du monde d’aujourd’hui, et l’envie d’aller à la plage profiter d’un climat tout simplement merveilleux. La beauté de l’endroit, une villa gigantesque très moderne vibrant au rythme de concerts pointus, la combinaison de pelouses accueillantes et d’un savoir-faire indiscutable dans l’art de mettre tout le monde à l’aise, tout cela fait que ces deux jours ressemblent au fantasme ultime d’un hipster qui, par une après-midi de pluie à Paris, se serait dit « tiens, et si on mettait Coachella à quatre heures de train ? Avec des cigales ? Et des expositions ? ». Lors du cocktail d’ouverture, il y avait donc Spike Jonze, le réalisateur le plus génial du cinéma contemporain, mais aussi des femmes déguisées en abat-jour, des salles décorées retraçant la vie des artistes surréalistes ayant habités la Villa dans les années 30, et enfin des whisky-coca à volonté, dès 18h30. Tout cela, ouvert au public, nombreux et éberlué par toutes ces trouvailles.
Et puis, bien sûr, lors du Festival de la Mode de Hyères, il y a des fêtes, beaucoup de fêtes. Vous connaissez cette blague juive, qui dit que la religion de Moïse n’a été inventée que pour pouvoir soulever et promener votre meilleur ami assis sur une chaise lors de sa bar-mitzvah ? Tout comme le cinéma n’aurait été inventé que pour mettre un smoking lors du festival de Cannes et manger des sushis avec Guillaume Durand, j’ai longtemps pensé que la soirée de Hyères du samedi (un open-bar en bord de mer) était l’une des trois ou quatre raisons fortes qui avaient présidé à la naissance de l’évènement. Comment dire? Tout le monde attend ce samedi-là. Vous savez, les journalistes sont les gens les plus fainéants, les plus difficiles, les plus râleurs quand vous les invitez quelque part, un peu comme si vous deviez faire visiter une usine de boîte de conserve à toute une classe de CM2. Les journalistes ont tout vu, ils ont vécu des moments tellement plus extraordinaires et ont connu des gens vraiment célèbres que généralement, vous devez disposer d’un sérieux buffet pour éteindre leurs sarcasmes. C’est bien simple, question pique-assiette exigeant, je ne vois que les écrivains pour être plus insupportables que les journalistes (et je ne vous parle pas des écrivains-journalistes, ceux-là sont les pires, le bas-fond de l’humanité). Eh bien je n’ai jamais entendu un seul journaliste médire des soirées de Hyères, ce qui, en soi, est un titre de gloire pour le Festival. Pour ma part, j’ai goûté à la soirée du samedi environ un quart d’heure avant d’être expulsé, une sombre histoire de badge perdu dans des conditions mystérieuses (apparemment, la boîte noire qui explique le déroulé du drame se trouve au large de l’Australie, des équipes de Malaisie font le nécessaire). En ai-je pour autant perdu toute objectivité et me suis-je mis à dire du mal du Festival de Hyères dans mes articles? Non, et, je le dis tranquillement, pour un journaliste c’est un méritoire exemple de self-control. Je sais que le Prix Pulitzer se paie cher (enfin, un ou deux voyages exotiques au Moyen-Orient, c’est tout) mais enfin bon, vous m’avez compris.
Enfin, il faut dire qu’à la Villa Noailles, il existe une sorte de micro-climat culturel, un miracle artistique et intellectuel qui fait qu’il s’y passe toujours quelque chose d’instructif, de surprenant, d’avant-gardisme façon cool. Tout le monde est accueilli, galvanisé et célébré dans cette maison que dirige Jean-Pierre Blanc, par ailleurs seul inventeur du Festival il y a 29 ans, Festival qui depuis connaît une succes-story assez impressionnante (pensez que celui de Cannes a mis soixante sept ans pour avoir Lambert Wilson, Hyères a obtenu Spike Jonze en même pas trois décennies). Prenez une visite de chantier, par exemple. C’est probablement la chose que vous avez le moins envie de faire un samedi matin : des casques qui font mal au crâne, des crevasses, un plan de réseau électrique, un contremaître qui vous promet que tout sera fini dans trois semaines, sauf, bien sûr, si les artisans prennent du retard, mais de nos jours les gens ne savent plus travailler, etc. Là, pourtant, ce fut merveilleux. A côté de la Villa Noailles, se trouve en effet une autre villa, dite Gandarillas, car habitée par celui qui fut une silhouette décisive des années 30, un surréaliste flamboyant et multicarte. Jean-Pierre Blanc a confié le chantier de ce palais mauresque à un architecte génial, Patrick Bouchain . Cet homme nous a expliqué comment à la barbe des monuments historiques, il avait inventé une façon astucieuse et subversive de rénover cet endroit abandonné pour en faire un lieu de création. Tombant sur un fonctionnaire borné (il disait « inspecteur du patrimoine », mais je traduis), l’équipe a décidé de garder les murs, mais d’installer un caisson, façon container, à l’intérieur. C’est simple, malin comme tout, efficace, pas cher du tout, et Hyères dispose d’un nouvel endroit formidable (Patrick Bouchain a en plus, pour le plaisir, fait repeindre les murs intérieurs, hors de la juridiction de tout fonctionnaire, en bleu vif, juste pour leur faire un amical pied-de-nez, c’est non seulement délicieusement sarcastique mais très beau, sur place). Cet architecte parlait par ailleurs de construire pour les hommes, (« construire un lieu, c’est le privilège de l’humanité. Ceux qui détruisent les maisons ou les bâtiments sont des monstres, tout simplement ») de nature, de vie de la cité. C’était beau et simple, essentiel. Hyères vous étonne toujours, surtout quand on ne l’attend pas.
j’adore , et partage l’ admiration pour Patrick Bouchain