Les élections présidentielles anticipées le 25 mai 2014 semblent acquises, mais vont-elles se tenir ?
Il ne fait aucun doute que la Russie fera tout son possible pour qu’elles n’aient pas lieu. Pour le moment, la Russie admet qu’il soit possible qu’elles aient lieu, mais d’emblée elle proclame ses résultats comme illégitimes. Ce que l’on sait, c’est que ces élections ne pourront avoir lieu en Crimée. D’autres parties de l’Ukraine seront peut-être occupées d’ici là. La loi concernant ces élections ne proclame pas de minimum de participation. Elles auront donc lieu même si une partie de l’Ukraine est occupée. Si le Sud-Est est occupé, alors l’activité dans le reste du pays sera tellement forte qu’elle compensera les scores habituellement faibles de participation.
L’Ukraine peut-elle survivre avec une partie de son territoire occupé ? Les industries se trouvent essentiellement à l’Est. Cela ne risque-t-il pas de transformer l’Ukraine en un pays pauvre ?
Il y a tout d’abord un problème de stéréotypes et de la terminologie utilisée. La France aussi a des régions métallurgiques qui sont appauvries. Ces régions demandent des subventions. Depuis quatre ans, depuis que Ianoukovitch est au pouvoir, l’Ouest ne bénéficie pas de subventions, qui vont toutes à l’Est. L’industrie ne profitait pas au pays, mais seulement à quelques chefs d’entreprises. Des voix cyniques vont même jusqu’à dire que l’Ukraine s’en tirerait mieux sans ces régions.
Néanmoins, même les nationalistes de l’Ouest sont contre la partition. Tous les séparatismes sont à l’Est. Il n’y a pas de séparatisme naturel à ces régions. Le séparatisme est soutenu moralement et financièrement par la Russie. Même les autorités russes se rendent compte que les tendances séparatistes ne sont pas assez fortes, et qu’il faut les renforcer physiquement en amenant des Russes par car.
Comment les Ukrainiens vivent-ils la « perte » de la Crimée ?
Sans la Crimée, l’Ukraine ne se sent pas à l’aise… Je ne sais pas combien de temps cela nécessitera de reprendre la souveraineté sur cette région. Mais si le régime de Poutine s’effondre, il sera plus facile de faire revenir la Crimée, car les problèmes internes de la Russie, qu’elle cache soigneusement, ressortiront.
Comment expliquez-vous les différences entre l’Ouest et l’Est ?
Peu sont ceux qui connaissent leur identité civilisationnelle. L’Ukraine est depuis trois cents ans soumise à deux identités contradictoires : l’européenne et l’eurasienne. L’Ukraine est au croisement des chemins du point de vue de son identité. Il n’y a pas de division géographique claire. Cette frontière traverse le coeur de chaque Ukrainien, y compris le mien.
A l’Ouest, l’on penche du côté européen, et à l’Est du côté eurasien. La propagande séparatiste est basée sur cette question d’identité, il y a pour cela un terreau fertile à l’Est.
Les attitudes vis-à-vis de Poutine sont-elles différentes entre les Ukrainiens de l’Est et ceux de l’Ouest ? Les ouvriers de l’Est craignent-ils de perdre leurs emplois sans le soutien financier russe ?
Cela ne correspond pas à la réalité. A l’Est, beaucoup reçoivent des revenus illicites et ils ont surtout peur de ne pas pouvoir continuer dans cette voie. Beaucoup de gens ont bâti des fortunes en utilisant un travail d’esclaves : des petites mines à ciel ouvert sont exploitées par des particuliers, car il n’est pas économiquement profitable de travailler dans ces réserves de façon industrielle, donc ce sont des particuliers qui s’en sont emparés, et c’est à 100% illégal. C’est ainsi que beaucoup de gens se sont enrichis, en exploitant des esclaves qui reçoivent des payes misérables. Le nouveau pouvoir a déjà dit qu’il mettrait fin à cela.
Quel est le statut des différentes langues qui co-existent en Ukraine ?
Au Sud, une grande majorité de la population méconnait l’ukrainien. Ils vivent dans l’Ukraine indépendante depuis vingt-deux ans mais ne se sont pas donnés la peine d’apprendre la langue.
Là-bas, la presse, la télévision, tout est exclusivement en russe. Les médias ukrainiens présents dans le sud ne sont pas perçus par les habitants. Parmi les 2,5 millions d’habitants en Crimée, 80% sont russophones. Les habitants jouissaient de toutes les libertés mais ne voulaient pas apprendre l’ukrainien. Maintenant, ils ne vivent plus dans un pays démocratique.
Les premières victimes seront sans doute les Tatares de Crimée. Aujourd’hui, les 300 000 Tatares de Crimée qui, pendant cinquante ans, ont combattu pour pouvoir retourner sur leur terre d’origine, sont obligés de la quitter. Personne, même dans les pires cauchemars, ne pouvait imaginer qu’au XXIe siècle, la tragédie des Tatares de Crimée pourrait se répéter. De même que personne ne supposait que tout le système de sécurité sur le continent européen pouvait être revisité au XXIe siècle.
L’Ukraine ne sera jamais uniquement ukrainophone. Rien ne menace la langue ni la culture russe en Ukraine. Mais il faut une seule langue d’Etat.
En Ukraine, on parle plusieurs langues. Personne ne l’interdit. On parle aussi le hongrois, le bulgare etc. J’organise d’ailleurs de camps de tolérance en Transcarpatie avec des enfants qui parlent différentes langues.
Quelles devraient être les sanctions envers la Russie ?
La question, au fond, n’est pas vraiment l’Ukraine mais l’Europe. Si l’Europe peut saper les bases de son existence, elle creuse sa tombe elle-même.
J’ai dit hier lors de ma conférence à l’INALCO, que les sanctions étaient comme une aiguille plantée dans un éléphant. Personne ne demande à l’Europe de se lancer dans une guerre, mais qu’elle soit extrêmement ferme, qu’elle ne change pas d’avis à propos de principes qui la fondent. Les sanctions doivent être telles que les populations qui soutiennent Poutine soient personnellement affectées : ne plus avoir de visa, ne plus pouvoir partir en vacances à Monaco ou Nice… pour qu’ils se disent que la politique de Poutine les dérange, même dans les couches modestes de la Russie.
Les manifestants du Maïdan sont-ils, comme on l’a entendu, les représentants de la nouvelle génération post-soviétique ?
On a dit que le Maïdan était principalement composé des nouvelles générations post-soviétiques. En réalité, le tableau est bien plus complexe.
Nous avons remarqué en 2004 que la deuxième étape de la révolution ukrainienne s’était moins bien déroulée que la première. Les divisions n’ont pas eu lieu tant entre les générations qu’entre deux types d’identités civilisationnelles.
En 2004, il y avait sur le Maïdan des jeunes, mais aussi deux autres groupes, qui représentaient des millions de personnes : d’un côté, les dissidents, comme moi, qui ont dénoncé le régime soviétique, de l’autre, sept millions d’ukrainiens qui ont travaillé à l’Ouest, y-compris en France. Malgré le fait qu’ils aient parfois été des immigrés illégaux en Europe, ils y ont vécu et ont connu un autre monde. Ce sont les meilleurs « propagandistes » du mode de vie occidental dans leurs petites villes et leurs villages. Ces gens, qui ont connu les deux, ont choisi l’Occident, une vie plus digne.
Ce qui est important, c’est que cette nouvelle génération est composée de gens pour qui l’Ukraine actuelle est la seule qu’ils aient connue. Le Maïdan a montré que des centaines de milliers d’Ukrainiens étaient prêts à sacrifier leur vie pour que l’Ukraine soit un pays européen. Quand Ianoukovitch a compris que le peuple était contre lui, et que ce n’était pas simplement un complot, il a fui.
Nous attendons le moment où Poutine finira par comprendre que le peuple est contre lui, mais je crains d’imaginer combien d’Ukrainiens seront tués avant qu’il ne se rende à l’évidence.
Personne n’a envisagé que l’on entre en conflit militaire avec la Russie. Les Ukrainiens ne sont pas prêtes à tirer sur des Russes. Dans les forces armées, ce sont seulement des contractuels, qui font cela pour gagner de l’argent.
Le Maïdan a montré une chose : pour l’argent, on est prêt à tuer, mais on n’est pas prêt à mourir. Les membres du Berkut gagnent 1000 dollars par jour, mais dès que quelques-uns se sont faits tuer, ils ont fui.
Dans les combats, le gagnant n’est pas celui qui est prêt à tuer, mais celui qui est prêt à mourir.<
La moitié des gens qui étaient présents parlaient russe. Le Maïdan a montré que nous assistions à une consolidation politique de la nation ukrainienne. Le premier mort était arménien, le deuxième biélorusse… Ils étaient venus sur le Maïdan pour défendre la liberté. « Pour votre liberté et la nôtre », c’est une reprise du slogan de Kosciuszko en Pologne.
Quels sont les ressorts de la propagande russe ?
J’ai eu une vie assez longue, et j’ai connu la propagande massive. Mais je n’ai jamais rien vu de tel. Nous sommes à la limite de l’irrationnel.
Il faut comprendre la motivation russe : l’intensité de la propagande témoigne avant tout de la peur de perdre l’Ukraine. Le désir de revanche est partagé par 80% des Russes.
En réponse, la contre-propagande est faible car c’est un procédé qui n’a jamais été efficace. Il est difficile de se mettre dans la position de se justifier, et affirmer que l’on n’est pas aussi mauvais que ce que l’on nous a décrit.
En Russie, il n’y a plus de liberté de parole. Chaque jour, l’espace de liberté se réduit. Chaque attaque extérieure s’accompagne d’un rétrécissement des libertés à l’intérieur. C’est la marche vers le totalitarisme, l’écrasement de toute velléité de changement.
Comment expliquer cette paranoïa russe ?
Une grande partie de la population russe est prête à sacrifier son confort matériel, les faibles conquêtes démocratiques des années 1990, le sentiment de dignité personnelle, au nom du sentiment qu’ils vivent dans un grand pays dont tout le monde a peur.
Il y a plusieurs sortes de paranoïa du pouvoir russe et de sa propagande. Premièrement, il y a la peur que la Russie éclate comme l’URSS a éclaté. Pour empêcher l’éclatement, il faut créer un ennemi extérieur de sorte à consolider le peuple. Ils craignent aujourd’hui que l’Ukraine ne devienne un exemple si sa révolte réussit, cela deviendrait contagieux. Sous l’ère soviétique, l’ennemi extérieur était les Etats-unis, mais il y avait également l’ennemi intérieur, les dissidents juifs. Nous étions des ennemis au carré !
A présent, les Russes cherchent un ennemi intérieur à nouveau. Les Tchétchènes ne suffisent plus.
Quel est votre analyse du nouveau pouvoir ?
Il faut rappeler que n’importe quel nouveau pouvoir est fragile. Moi aussi j’ai des critiques envers eux, mais il faut qu’il puisse s’affirmer, faire ses preuves. Mais pour cela, il a besoin d’au moins cent jours.
Quoi qu’il en soit, ce pouvoir est à 100% légitime. Il y a un paquet de lois qui ont été adoptées contre la crise. C’est la première fois dans l’Histoire de l’Ukraine qu’il y a des lois réellement réformistes. C’est d’ailleurs cela qui fait peur au gouvernement russe. Le réformisme de Ianoukovitch était plutôt rhétorique. En vingt-deux ans d’indépendance, c’est finalement la toute première fois que la Russie n’a plus le contrôle l’Ukraine, et que le pays s’engage réellement dans une voie européenne, avec des actions concrètes.
Quel tableau dressez-vous de l’antisémitisme en Ukraine ?
Je m’occupe de cette question professionnellement depuis très longtemps, dans tout l’espace post-soviétique. Depuis 1990, nous organisons un monitoring de l’antisémitisme. Des rapports annuels sont publiés sur internet. Ces rapports prouvent que les incidents antisémites sont en baisse.
En France, il y en a eu 560 l’an dernier. Au Royaume-uni, 640. En Allemagne, 1300. En Ukraine, 13. En Russie, 50.
L’Europe de l’Est a un niveau très bas d’incidents antisémites. Cela s’explique par l’absence, dans cet espace, de deux facteurs de l’antisémitisme : la partie radicale de la communauté musulmane, et la partie de l’intelligentsia qui, en défendant l’antisionisme, véhicule l’antisémitisme.
La Russie et l’Ukraine ne sont pas des pays antisémites, mais quelque part la situation est pire : Ianoukovitch, de même que le régime de Poutine, ne sont pas antisémites, mais ils sont prêts à jouer la carte de l’antisémitisme. Quand Poutine dit que l’agression russe est justifiée par la montée de l’antisémitisme en Ukraine (ce qui n’est pas vrai), c’est son régime qui veut provoquer l’antisémitisme pour justifier son agression. Nous avons eu la preuve de telles provocations. Si les journalistes ne sont pas capables de démêler cette question, que dire de la population.