La tribune de la poétesse, philologue et ethnographe russe, Olga Sedakova.
À la lumière du Maïdan, la société russe (pas uniquement le pouvoir, mais bien la société) n’inspire que la honte. Ce sont là des paroles dures mais je n’en ai pas d’autres et les assume pleinement. Bien entendu, c’est mon avis personnel, et bien peu nombreux en Russie seront d’accord avec moi. En revanche, nombreux sont ceux – même parmi les intellectuels et les « libéraux » – qui seront blessés par le titre même de cette note : la lumière du Maïdan ? Le brasier du Maïdan, la fumée du Maïdan, ou, à la rigueur, le drame du Maïdan auraient obtenu leur adhésion. Mais ce que je sais du Maïdan, je le sais par les témoignages en direct des proches amis qui ont passé ces derniers mois sur la place, je le sais par l’écho qu’en a donné V.V. Sylvestrov (et je fais plus confiance au sens de la réalité d’un grand artiste qu’à bien d’autres choses) – tout m’autorise à parler de la lumière du Maïdan. Je veux parler, bien sûr, du Maïdan pacifique, opiniâtre dans son pacifisme, et non des excès de quelques marginaux que les médias de notre pays se plaisent à mettre en avant.
Cette lumière, c’est, avant tout, la lumière de la peur surmontée. Constantin Sigov a évoqué cette victoire du Maïdan comme étant une victoire sur la peur. Lorsque j’avais les yeux rivés sur l’écran où défilaient les commentaires de mes compatriotes éclairés sur les évènements d’Ukraine – j’essaierai plus loin de recenser quelques-uns de leurs leitmotivs –, me trottaient dans la tête les vers de T.S. Elliot tirés des Quatre quatuors sur la « sagesse des vieillards ». J’avais un souvenir vague de ces lignes :
«Do not let me hear
Of the wisdom of old men…»

J’ai compris pourquoi ils m’étaient revenus en mémoire lorsque j’ai relu tout le poème :
«Ne me parlez pas
De la sagesse des vieillards – mais de leur folie plutôt
De leur peur de la peur et de la frénésie, leur peur de posséder
Ou d’appartenir à quelqu’un, ou à d’autres, ou à Dieu.»

Non pas que nos commentateurs soient des vieillards, mais la seule sagesse dont ils se réclament est la sagesse de la peur. Ils ne voient pas ce qui est, mais ce qui peut se passer ensuite (et bien évidemment, il ne peut rien se passer de bon).
G. Nivat a écrit que le Maïdan permettait d’envisager la possibilité d’un nouveau souffle pour l’Europe qui, après les deux grands traumatismes du vingtième siècle que sont le nazisme et le communisme, ne vit que de compromis et n’a plus d’idéal. Mais il a ajouté que cette possibilité était peu probable. Il n’attend pas d’inspiration nouvelle dans la lutte contre le mal. L’Europe voit le compromis comme une source de paix, y compris de paix morale. La peur face à tant enthousiasme est trop forte. En Russie, elle est encore plus forte.
La lumière du Maïdan est une lumière d’espoir. Espérer quelque chose de différent de ce que nous connaissons semble de la folie. On se souvient des précédents historiques : à la Révolution de Février a succédé celle d’Octobre (c’est l’argument le plus fréquent). Autrement dit : après l’étape idéaliste de la révolution vient la dictature et la terreur. S’en suivent la guerre civile, le démantèlement du pays… Nulle part autant qu’en Russie on ne redoute la révolution. Et nous avons de bonnes raisons de préférer n’importe quoi à la guerre et à la révolution. Nous avons l’expérience de plusieurs générations. L’espoir agit en dépit de tous les préambules et de tous les arguments. Sauf en Russie. Nous nous sentons comme embarqués dans un train qui fonce dans la direction qu’on lui impose, sans rien nous demander ni ne dépendre aucunement de nous. La société russe, qui a connu son printemps de neige en 2011, est maintenant plus désabusée que jamais.
La lumière du Maïdan est la lumière de la solidarité. Nous avons vu des merveilleuses manifestations de cette solidarité dans les nouvelles provenant du Maïdan. D’une solidarité sans barrières ethniques ou sociales. La Russie n’a pas l’expérience de la solidarité et n’en a quasiment jamais connu dans le passé. J’avais évoqué ce fait dans un texte écrit il y a sept ans et je ne voudrais pas me répéter[i]. Depuis, il y a eu peu de changements, mais il y en a eu quand même quelques-uns : de nouvelles formes de bénévolat sont apparues, des actions collectives humanitaires inconnues jusque-là.
La lumière du Maïdan est la lumière d’une réhabilitation de l’humanité. L’intellectuel russe vit dans une atmosphère de totale ironie, de scepticisme profond et de cynisme. Les comportements et les discours nobles, « pathétiques » ne lui inspirent à priori aucune confiance. Une foule immense qui chante avec passion l’hymne national, ou qui récite « Notre Père » – cela ne cadre pas avec sa représentation de ce qui est « actuel » et « contemporain ». On a pu lire des analyses où les évènements d’Ukraine sont décrits comme « archaïques », « inactuels ». Forcément ! Ce qui est actuel chez nous – c’est le grotesque et la pitrerie.
Un autre leitmotiv que l’on rencontre chez ceux qui n’apprécient pas le Maïdan – c’est la complexité. Tout n’est pas si simple, aime-t-on à nous rappeler, le mal absolu, comme le bien absolu, n’existe pas… Les uns comme les autres ont à la fois tort et raison, l’essentiel est d’arriver à s’entendre. S’entendre avec des voleurs impudents ? Mais, m’objecte-t-on, on ne sait pas ce dont seront capables les autres, quand ils arriveront au pouvoir. Et cet argument d’une complexité imparable s’accompagne de récits d’actes de cruautés commis par les uns et les autres… mais surtout par les autres… L’agnosticisme moral – c’est notre héritage. Aujourd’hui encore on refuse de dire de façon claire si le stalinisme a été un « bien » ou un « mal ».
Je m’en tiens à une revue des réactions des intellectuels. Quant à ceux qui s’expriment en termes d’ « eurofascisme », « partisans de Bandéra » – je préfère ne pas en parler. Mais ils représentent, je le crains, l’immense majorité. Nous dirons qu’ils sont victimes de « l’information » officielle. Entendre à longueur de journée les mêmes expressions laisse forcément de traces. La « guerre informationnelle » est gagnée sans conteste par la propagande officielle.
Mais il y a tout de même, parmi ces motifs largement répandus, un sur lequel je souhaiterais m’arrêter, car il est plus complexe que ceux du « fascisme » ou de l’ « antisémitisme » du Maïdan. C’est la russophobie.
Les discours des ukrainiens orientés contre leurs propres kleptocrates ainsi que contre les adeptes du modèle de société que nous appellerons par convention « stalinien » –c’est-à-dire un Etat dans lequel les dirigeants jouissent d’un pouvoir illimité, ne rendent aucun compte à la population, ne l’informent pas de ses intentions, et où le citoyen doit être d’une loyauté absolue – sont perçus comme des manifestations « anti-russes ». Et ce n’est pas une question évidente. Ce type de régime bénéficie du soutien de Moscou, et c’est vers ce type de régime, au pouvoir de plus en plus concentré, que glisse la Russie. Il n’y a pas eu de séparation définitive entre « russe » et « soviétique ». Les acteurs du Maïdan ont entrepris d’établir une démarcation entre « ukrainien » et « soviétique ». Et comme le montrent les derniers évènements, cette tentative ne leur sera pas pardonnée.
Olga Sédakova.


[i] Communication au séminaire « Qu’est-ce que la solidarité civile dans la société actuelle.» (2007)
L’absence frappante de solidarité qu’on observe aujourd’hui dans la société ne présage rien de bon, comme chacun le comprend. Je me suis rendue compte de l’ampleur de cette absence lorsque je me suis retrouvée pour la première fois en Europe il y a dix-sept ans, et que j’ai vu comment fonctionnait la solidarité pratique, machinale et quotidienne, qui m’a alors parue proprement miraculeuse. La première manifestation de cette solidarité c’est la simple politesse. La grossièreté agressive décrite par Zoschenko et présente dans la rue, dans les magasins et ailleurs est impossible. Une vendeuse ne pourra pas dire : « Vous êtes nombreux, et moi je suis toute seule », tout simplement parce qu’elle ne perçoit pas d’opposition absolue entre son « moi » et « tous les autres ». Comment sont apparus cette séparation, cette peur d’en faire plus qu’un autre (« Je ne suis pas votre esclave ! »), cette propension à s’imposer toujours et partout, cette peur de céder en quoi que ce soit (« C’est de la faiblesse »), de rendre service (« C’est humiliant »), de faire confiance (« C’est de la bêtise ») – c’est une longue histoire. On ne peut pas ne pas remarquer que cette atmosphère d’agressivité machinale, de pugilat verbal (ou physique parfois, cf. le poème de Prigov sur les coups que lui a donnés une femme dans le tramway) et d’inflexibilité a nettement reculé durant les années de libéralisme, et c’est, pour moi du moins, un signe important. Les dérapages stylistiques de notre président donnent l’impression d’un écho du passé. Dans ce domaine du moins, nous avons fait un pas en direction d’une société habitable, c’est-à-dire faite pour l’être humain. Peut-être qu’avec le temps nous apprendrons non seulement à ne pas abîmer les affaires qui sont dans notre appartement, ou dans notre jardin, mais aussi à respecter ce qui est de l’autre côté de la clôture ? Et peut-être qu’ensuite nous en viendrons à vouloir l’embellir ? Non seulement nous ne serons pas grossiers avec les autres, mais nous leur dirons quelque chose d’encourageant, non seulement nous ne les offenserons pas, mais nous leur ferons plaisir… C’est de la solidarité modeste, de base, mais elle a une grande valeur ! La solidarité du vivre ensemble, dans sa quotidienneté. On peut contribuer de différentes façon à produire cette solidarité. Il me semble que la parole de l’Eglise devrait embrasser plus largement ces thèmes – la gentillesse quotidienne, la bienveillance, le respect. Pour que les termes d’ « insulte aux sentiments des croyants » ne s’appliquent pas seulement à une exposition stupide, à un film ou à une déclaration, mais également à la grossièreté, à la cruauté irréfléchie, à la négligence, au travail bâclé… ce sont aussi des choses spirituelles.
Je ne parle même pas du fait que les sentiments des croyants devraient aussi se sentir insultés, (ou plutôt, que les consciences chrétiennes devraient s’alarmer) des faits quotidiens de meurtres ou d’agressions racistes et des cas hebdomadaires de tortures dans l’armée – c’est là que la voix de l’Eglise devrait se faire entendre, la voix de la solidarité chrétienne, de la solidarité dans la défense de ceux qui sont persécutés.
Je suis assez pessimiste en ce qui concerne la possibilité de développement d’une solidarité de niveau supérieur, civil. Avant tout parce que les citoyens de notre pays vivent dans des représentations historiques différentes. C’est toujours la bonne vieille histoire des vainqueurs que le pouvoir propose en guise de version commune de compromis, mais dans une version encore plus mensongère que la précédente car on y a inclus depuis sans complexes la « Rus’ orthodoxe » (sans que soit pour autant modifié le regard porté sur ceux qui ont anéanti cette même Rus’ orthodoxe) et de nombreuses autres choses. Il ne peut y avoir aucune solidarité civile entre une personne qui justifie les répressions de masse et moi-même. Et encore moins s’il a une icône accrochée à côté du portrait de Staline. Comme à l’époque soviétique, les gens qui partagent ma vision de notre histoire sont une minorité insignifiante sur le plan statistique. Si la majorité s’est définitivement « consolidée » autour de la « verticale du pouvoir », nous nous retrouvons à nouveau en exil, intérieur ou géographique. J’éprouve une plus grande solidarité envers n’importe quel étranger qu’envers un compatriote qui vénèrerait Staline ou le considèrerait comme une nécessité historique. Malheureusement, je peux citer les vers d’Elena Schwartz :
– Tu m’es étranger comme un mort.
Un mort me serait moins étranger.
Est-ce que notre société pourra atteindre une unité quelconque si elle n’assume pas son histoire, si elle ne célèbre pas la mémoire des victimes du régime, et surtout, si elle ne prend pas leur parti contre celui de leurs bourreaux (et c’est à mon avis beaucoup plus important que de traduire en justice les coupables : ce serait la seule forme correcte de repentir). Et si elle atteint une unité quelconque sans cela, cette unité sera plus terrible que n’importe quelle division. Terrible pour le monde entier et pour notre propre pays.
Les tentatives de surmonter les divisions criantes au sein de la population font appel à une consolidation suivant le vieux modèle soviétique, puisqu’on n’en connait pas d’autre. C’est quelque chose que nous avons déjà connu. On appelait cela la « double-pensée ». Chacun, en tant que citoyen « consolidé », devait faire et dire ce que l’on attendait de lui, tandis qu’au niveau du peu de liberté qui lui était laissé, il faisait preuve d’un individualisme forcené, et n’attendait des autres qu’une chose : qu’ils ne « fourrent pas leur nez dans ses affaires ». Rien d’étonnant, donc, que dans les années de libéralisme nous ayons connu une explosion d’individualisme débridé : c’était tout ce qui restait à l’homme issu de ce système. Vyssotski, dans sa chanson sur la chasse au loup, a exprimé la conscience de soi de l’homme soviétique. Tous avaient pitié du loup. Et je pense que même ceux dont le travail consistait à traquer les loups individualistes avaient la larme à l’œil en l’écoutant : c’est de moi qu’il s’agit ! Ce loup, c’est moi ! Mais attention ! Tout ce qui était « commun »  n’était pas simplement étranger, c’était aussi hostile ; c’était sinon dangereux – du moins écœurant. Le traumatisme du collectivisme que porte en lui tout citoyen d’un Etat totalitaire semble incurable. Je l’avoue – toute « cause commune » me fait peur aujourd’hui encore, et, sans doute, me fera peur jusqu’à la fin de mes jours. Sauf une – la cause de la résistance commune.
La solidarité et la verticale du pouvoir sont incompatibles. La solidarité se construit « entre soi », horizontalement. Elle apparaît entre personnes libres, que personne ne manipule depuis en haut, de façon spontanée et désintéressée. En présence d’un pouvoir qui ne rend pas de compte à la société, la seule solidarité possible est celle dont j’ai parlé – la solidarité dans la défense des hommes et de la nature, et la solidarité de la résistance. Nous voyons déjà des éclairs ponctuels de cette solidarité élémentaire, par exemple les manifestations d’actionnaires floués, etc. Mais nous sommes encore loin d’une solidarité d’un niveau supérieur – la solidarité dans l’opposition à l’humiliation de la dignité humaine.