Gageons qu’il y ait deux sortes d’artistes.
Les précoces qui trouvent leur voie avec aisance et qui donnent, très tôt, le meilleur d’eux-mêmes. Les entravés qui se cherchent pendant des années, et dont la propédeutique est une enfilade de fiascos. Vincent Van Gogh, assurément, est le prince de la deuxième famille, un collectionneur de foirages.
Pire : un recordman des sécessions sans avenir.
Un virtuose des mises au ban de soi-même.
Le mérite du documentaire de Laurent David Samama est de remémorer cet improbable acheminement vers le génie.
Comment Van Gogh s’est-il fait un prénom ? Comment ce fils de riches marchands hollandais est-il devenu Vincent, le prince des peintres ? En marge de l’exposition que le musée d’Orsay s’apprête à dédier au « suicidé de la société », Samama a choisi de raconter, témoignages et tableaux à l’appui, la rétive singularité d’un solitaire, frère d’âme d’Antonin Artaud, de Lautréamont, de Nietzsche, de Wittgenstein.
Flash-backs, éclairés du témoignage de son biographe David Haziot, sur une enfance triste dans le plat pays.
La dissociation rôde sur le berceau de Vincent, prénommé comme son frère mort un an avant sa naissance.
On saisit, en un éclair, les lignes d’un destin : de même qu’un Louis Althusser philosophera pour tenir tête à sa psychose, le jeune Van Gogh est comme vrillé par une compulsion. Besoin précoce d’ouvrir les fenêtres et d’échapper à la « normalité » et à ses codes. Cet enfant farouche, « bizarre », qui se sent étranger à tout et à tous, fuit ses semblables et, comme le souligne Pierre Siankowski, se fuit lui-même. Il prend la tangente, fait l’école buissonnière et calme son vertige dans le vagabondage.
Dans ce sauve-qui-peut, il découvre la campagne, le frémissement de ses paysages sous le haut ciel changeant de Zélande, l’apaisement d’un rapport renoué à l’objet.
Son premier atelier, l’atelier sans pinceaux du peintre, est là, dans les frondaisons du printemps agreste. Julien Gracq écrira un jour : « Tant de mains pour transformer le monde et si peu de regards pour le contempler ». Van Gogh, parce qu’il a dû s’abstraire du lot commun, n’est pas devenu par hasard l’un des immenses regards de la modernité picturale : il l’est devenu et il l’est devenu seulement, rappelle Samama, à l’encontre de tous les margoulins de la subversion confortable et de rebellité mainstream, car il n’a rien fait comme tout le monde.
Le film de Samama, pourtant, résiste au pathos de l’artiste maudit. Bourrasques sous un crâne, incommunicabilité, non-coïncidence avec ses contemporains, amours impossibles, alcoolisme, syphillis contractée dans les bordels du port d’Anvers : il ne nous épargne rien de ce qui apparaît, à bien des égards, comme le calvaire d’un jeune anticonformiste qui se comparait volontiers… au Christ et dont les excentricités seraient aujourd’hui encadrées d’un traitement aux anti-psychotiques.
Des excentricités qui l’ont condamné à une marginalité prolongée, à des tâtonnements interminables et à une reconnaissance toujours ajournée. Ce fou-là, suggère cependant Yann Moix, n’est pas fou, il est extralucide ; il a soutenu la vue du soleil ; bref, il a regardé ce qui ne se peut contempler sans lésion.
Van-Gogh, le « contre-fou »? Dans un célèbre commentaire du tableau des souliers, Heidegger ne dira pas autre chose. Le philosophe allemand discernera en Van Gogh le prototype de l’initié. Qui sait ? Tout s’éclaire alors. La dilection de Vincent pour les estampes japonaises, qu’il mêla, dans le shaker affolé de son inspiration, à ces toiles de Rembrandt dont il connaissait par coeur chaque détail. Sa découverte émerveillée de Paris et des impressionnistes montmartrois auprès desquels il retrouva son cher aîné Théo. Sa migration au soleil du Midi — son « Japon français » — où, dans une exaltation (maniaque ?), il peignait toute la journée en extérieur, tandis que la « haute note jaune » qui submergeait ses toiles, et qui était censée lui restituer la densité paradisiaque de ses vagabondages d’enfant, s’ombrait du soleil noir de la mélancolie.
Jurisprudence Heidegger, donc. Pari, ratifié par la caméra de Samama, d’une folie à la fois incurable et visionnaire, productrice d’une clairvoyance supérieure, dispensatrice d’une façon de discerner l’être sous la collection des étants.
C’est ainsi qu’il faudrait comprendre, à la faveur de son séjour à l’auberge Ravouz d’Auvers, ces beaux ciels ondulés d’Ile-de-France qui, dans la dernière année de sa vie, noient ses toiles et donnent une image approchante de son chaos intérieur.
« La grande expo », série documentaire sur l’art diffusée par Paris première, consacre son dernier numéro à Vincent Van Gogh.
Réalisé par Laurent David Samama, le film sera diffusé ce samedi 1er février, à 18h45 sur Paris Première.
Le documentaire sera rediffusé :
Mardi 4 février à 00h50
Dimanche 16 février à 9h45
Merci beaucoup pour cet article très bien écrit. Il m’a beaucoup aidé dans mon travail sur cet artiste, et, bien que ce documentaire soit bien vieux à l’échelle de la télévision, je crois que je vais essayer de le retrouver… : )