Je n’avais, je crois, jamais si bien dormi. Enfin, dormi… J’ai dormi après. En 2014.
A leur seule vue, ces draps dont une très chère amie qui s’en était trouvée fort satisfaite dans sa vie amoureuse m’avait fait cadeau pour Noël, ces draps étaient une invitation silencieuse à tout ce qu’un lit peut promettre, d’extrême urgence ou pas, en matière de plaisir et de rêves. Ces draps vierges, leur beau satin de coton, n’étaient pas, qui plus est au passage de l’année nouvelle, sans inviter à de très doux et impérieux usages. J’ai pensé au plaisir d’abord ; les rêves viendraient ensuite. Ils viendraient d’autant mieux.
Bien qu’assuré de mon prochain bonheur à me couler dans ces draps immaculés, pour plus de sûreté dans mon jugement profane en draperie de nuit, et pour, qui sait ?, plus de félicité, j’ai pensé convier une âme sœur, L., à les voir, ces étoffes de si souple texture et si tendre allure, ces Belles endormies.
Tentant ma chance, j’appelai L. au débotté. Elle était seule, faisait retraite du monde un 31 décembre par coquetterie blasée : « Les plus beaux draps du monde, viens et tu verras ! » « Non, viens toi avec eux et tu verras. » me dit-elle. La chance me souriait.
Peut-être, passé un premier examen de visu à domicile, L. jugerait-elle nécessaire d’examiner – un examen in corpore – la suavité de ces si engageantes, si soyeuses, si sensuelles matières. Des draps pour séduire ! Je n’y avais jamais songé, dans la panoplie de mes travaux d’approche au féminin. J’étais heureux de ma trouvaille drapière, comme d’une botte secrète : une galanterie sophistiquée, directement parlante, sans recourir aux mots.
Cela a marché au-delà de toute espérance…
Arrivé chez L., je dépliai avec cérémonie ces linges prometteurs. L. s’extasia d’emblée, se dévêtit en hâte de ses atours de fête, toute pudeur bue, sans un regard pour moi. C’était clair, L. désirait ces hauts draps. De tout son corps nu. Sur le coup, j’ai pensé que L. les voulait pour amants de jeu, en pur préliminaire de nos extases imminentes. Un exercice comme un appel, en somme. Une danse serpentine pour éveiller nos sens. Une afféterie minutée pour mieux laisser bientôt parler la nature. Un onanisme feint, pour mieux jouer notre impromptu de la saint Sylvestre. Une promesse d’extase. Je n’avais espéré si prompte entrée dans le très vif du sujet. Parfait ! Bravo, Lady L.
Danse avec les draps. L. s’était lovée sous la blancheur du coton d’Egypte, seuls ses cheveux dépassaient, en bouquet sur l’oreiller. Je l’entendais émettre de brefs soupirs de contentement. La couette ondulait doucement, L. caressait le tissu par dessous, le soulevant par vagues. On aurait dit un ballet silencieux. Cela dura plusieurs minutes. Le verdict était clair : ces draps-là changeaient la donne.
Je ne suis pas spartiate, je ne boude pas les manèges gracieux, la féminité en action, Diane au bain, Suzanne et les vieillards, la toilette de Vénus, Les demoiselles d’Avignon, j’aime beaucoup, et pas seulement en peinture. Le spectacle était beau, mais pas seulement. Je ne suis pas qu’un pur esprit. Ma fièvre montait, mon pouls accélérait. Tentatrice, L. se lovait, se re-lovait, continuant son ballet de plus belle.
Soudain, alors que je commençais à douter de mon sort et que je maudissais ces rivaux sans façons, fustigeant en pensée la trouble innocence de ces tissus tissés de sensualité pour des plaisirs par trop solitaires à mon goût, sa tête émergea lentement des flots blancs. Son regard était vif. Plus, même. Sans un mot, L. ouvrit la couette sur le côté, pour me faire place. Je ne me fis pas prier plus longtemps.
Un brin froissé, entendant reprendre l’avantage sur mes prédécesseurs immédiats, ces faux-frères cotonniers venu de l’Egypte, et l’emporter haut la main, je fis, croyez-moi, de mon mieux. Je m’ingéniais de mille manières. Mais, quelque effort, quelque prouesse, même, que je fisse de ma nuit chez L., quelle que fut mon ardeur, mes multiples attentions – je lançais des assauts sans pareil, j’imaginais des postures jamais vues –, L. ne fit de moi qu’un instrument érotique jouant les utilités savantes. Elle naviguait entre les plis, s’y dérobait, s’y plongeait, en ressortait un instant, me laissait l’aimer une courte seconde, frôlait ma virilité avec le tissus complice, l’entourait amoureusement pour m’y emprisonner d’un coup, m’empêtrait de partout en riant de nouveau. A mon corps défendant, le duo se joua entre L. et ses draps amoureux. L. s’y mouvait, s’y moulait, s’en parait, m’échappait sans cesse dans leurs replis captateurs. Trop forte, trop retorse Lady L.
Beau joueur, je finis par rendre les armes.
Reconnaissons-le : j’ai rarement aussi bien dormi dans ces draps-là. Après. Mais bon…
Dois-je rééditer l’aventure l’an prochain ?
Même nuit de l’An ?
Même Lady L. ?
Mêmes draps, surtout ?
L’approche drapière, certes, avait du chic, même si la suite laissa à désirer.
C’est bien le mot, désirer…
Je me pose ces graves questions avec force.
Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés nos rêves, a tranché à jamais Shakespeare, en une lointaine consolation qui sonne ici comme une fatalité.
Ô mânes de Crebillon père et fils, de La Morlière, de Duclos, de Vivant Denon, de Pierre Louÿs, O maîtres du Verbe libertin, souhaitez meilleure chance pour sa Nuit 2015 à l’un de vos admirateurs et imparfait émule.
Un an vous sera-t-il suffisant pour m’enseigner un jeu si délicat ?
Ma nuit de l’an chez Lady L.
par Gilles Hertzog
2 janvier 2014
Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés nos rêves.