« Ministre des Affaires étrangères bis », voire, dans l’action, ministre tout court, en lieu et place de l’occupant du Quai d’Orsay, tel est le portrait que, mi-ironiques mi-sérieux, certains éditorialistes brossent de lui depuis vingt ans, tandis que, de la Bosnie d’alors à l’Ukraine aujourd’hui via l’Afghanistan et la Lybie hier, Bernard-Henri Lévy s’empare d’une cause en péril, s’y plonge à sa façon si entière, interventionniste patenté payant de sa personne au cœur du drame en cours, doublant sur le terrain diplomates et militaires s’il est besoin, sommant nos politiques d’agir, mobilisant les medias, filmant, écrivant, bataillant par tous moyens. Perdant, gagnant, prenant des coups, les rendant. Loué, admiré, reconnu, haï, jalousé, brocardé, sali. Utile, incontournable. Peut-être, sûrement même, indispensable.
Première question : qu’est-ce qui pousse ce diable d’homme, à qui tout ailleurs sourit, à tant de tumultueux, solaires, juvéniles, graves, parfois périlleux, engagements ? Quel moteur ? Les réponses ici s’additionnent. Les malheurs du monde. La judaïté comme universalisme. L’exemple paternel dans l’Espagne républicaine en guerre. Les ainés légendaires, Chateaubriand, Byron, Malraux. L’amour de la gloire . Le sens du tragique. Le pessimisme actif. Le goût de l’action. Alimenter l’œuvre de son propre vécu. Tout cela à la fois. Mais, en vérité, peu importe. Les mobiles personnels ne regardent que l’intéressé et ses biographes à venir. Seuls les résultats comptent. Sauf une bonne dose de mauvaise foi, on s’accordera à les trouver probants, pour la part qui revient à Lévy intellectuel, agitateur, déclencheur, mouche du coche, emmerdeur, électron libre, mobilisateur. Outre que, quelque peu Don Quichotte mais pas plus que de raison, Lévy a eu soin, tout en ne les ménageant guère en maintes occasions, d’avoir l’oreille des Présidents français sans qui, Cinquième République oblige, rien ne se fait en politique étrangère, non moins qu’il est devenu, de leur propre aveu,  « un bon client » des medias, faute de quoi aucune cause, aujourd’hui, ne parviendrait à toucher l’Opinion.
Deuxième question : Quid, en effet, des résultats ? Vaine agitation de surface ? Réelle prise sur l’événement, sur la menace qui pèse ?
1) La Bosnie contre vents et marées. En l’espèce, François Mitterrand président, que Lévy convainquit de venir à Sarajevo, qui, pour autant, ne mit nullement les Serbes en demeure de rompre le siège, qui, y apprenant l’existence des camps de concentration serbes, ne bougea pas d’un poil, et qui resta jusqu’au bout fidèle à notre allié historique des deux guerres mondiales, le Belgrade de Milosevic. Trois ans de voyages incessants en Bosnie, sur les divers fronts, en Amérique, trois années de meetings en France, en Europe, de plaidoyers auprès des leaders occidentaux, du Pape. Trois voyages à Paris avec Izetbegovic, pour forcer les portes de l’Elysée. Deux films, un livre, des articles à n’en plus finir. Il fallut le massacre du marché de Markalé à Sarajevo et le génocide à Srebrenica en juillet 1995 pour que l’Occident fasse enfin son devoir, avant d’avaliser, en échange de la paix, la partition de facto de la Bosnie-Herzégovine au profit de la minorité serbe et ses épurateurs ethniques, lors des accords de Dayton.
2) Même déconvenue avec Chirac. Lévy dans la vallée du Panchir rencontre Massoud début 1999, seul au monde avec ses éternels moudjahidins face aux Talibans qui emprisonnent Kaboul sous une burka de fer, le convainc de venir plaider sa cause à Paris. Au prétexte que cela mettrait en péril nos humanitaires sur place, Chirac se dérobe et ne le reçoit pas. Massoud sera assassiné quelques mois plus tard.
3) Libye. Nul, y compris au quai d’Orsay d’alors, ne conteste, serait-ce avec des grincements de dents, chipoterait-on sur le film des évènements, que Lévy fut, de son propre chef, à l’origine de la décision française d’intervenir aux côtés des rebelles, par un coup de téléphone hautement improbable depuis Benghazi à Sarkozy en direct, qu’il convainquit d’une menace imminente sur la ville, l’engageant à reconnaître le CNT au plus vite, avant d’amener lui-même ses représentants à Paris quelques jours plus tard. Pareille chose fut faite, avec pareil dispositif, pour forcer le blocus de Misrata, après un voyage par mer jusqu’à la ville encerclée. La France, quelques semaines plus tard, reçut une délégation de Misrata, promit de serrer l’étau grâce aux hélicoptères embarqués sur le Mistral. La Libye libérée d’une dictature ubuesque, il est aujourd’hui de bon ton, chez ses détracteurs et une poignée de realpoliticiens improvisés, d’invoquer l’apocalypse qui régnerait à Tripoli et ailleurs, et d’imputer, en conséquence, à Lévy une geste a posteriori irresponsable. Ah, si cet agitateur sans relâche pouvait rester sagement à jouir de sa notoriété littéraire dans une France indifférente aux sorts des peuples, notre digestion nationale, à les entendre, ne s’en porterait que mieux. C’est très probablement vrai…
4) Kiev, il y a quelques jours. Lévy fait, pour la seconde fois, un discours sur le Maïdan devant des dizaines de milliers de personnes qui scandent à la fin « Merci, la France ».  Ministre bis des Affaires étrangères (amenant dans la foulée les leaders ukrainiens Klitschko et Povorenko à l’Elysée) ? Non. (Et non moins : Non merci…) Mais un aiguillon pur et dur, ce qui n’est déjà pas rien. Plus, à coup sûr, un des meilleurs ambassadeurs aujourd’hui du pays des Droits de l‘Homme, en lointain héritier, avec d’autres, de Hugo, Zola, Jaurès, Sartre et consorts.
J’oubliais de longs reportages en Afrique, chez les damnés de la guerre, au cœur des guerres oubliées, Sud Soudan, Darfour, Burundi, Angola. Sauf que là, rien à faire. Aucun écho. Tout le monde ou presque ici s’en fout.
Troisième question, enfin.
A droite, il n’y encore pas si longtemps, face au parti intellectuel et l’engagement sartrien, il était de rigueur de se gausser des intellectuels en chambre, des intellectuels en chaise longue, de tous ces beaux parleurs vaticinant sur le sort du monde, « le cul au café de Flore », dixit un jour un Premier Ministre droit dans ses bottes, allusion à Lévy et quelques autres…rentrés la veille de Sarajevo bombardé.
Où situer Lévy dans l’histoire des écrivains et des intellectuels français, ce mélange inédit d’activisme sur le terrain et de volontarisme politique allant jusqu’au forceps, auprès de l’appareil d’Etat et de ses Princes du moment ? On connaît le modèle Sartre, bien sûr, et sa théorie de l’engagement. On connaît Claudel et la tradition si française des écrivains-ambassadeurs. des écrivains-ministres des Affaires étrangères, Chateaubriand, Tocqueville, ou des humanitaires, Kouchner.
Engagé s’il en est dans les combats anti-totalitaires depuis son très jeune âge, Lévy reste un sujet non identifié, libre de toute appartenance, interpellant avec ou sans ménagement selon les circonstances les pouvoirs en place pour faire avancer ses causes. Ni conseiller du Prince, ni représentant feu le parti intellectuel, ne s’autorisant que de lui-même, faisant de la politique sans l’aimer, ses engagements successifs, leur posture sartrienne, forment la belle étrange figure d’un voyageur stendhalien, lanceur d’alerte aventuré dans les malheurs du siècle pour conjurer en avant-garde les forces de la démission et de l’oubli.
Lévy, ou l’engagement-aventure.
Sans illusion sur un quelconque avenir radieux et les progrès de la raison dans l’Histoire, pur empêcheur du pire,  Lévy aurait-il plu à Benda, l’auteur de La trahison des clercs, qui dénonçait la soumission des intellectuels aux messianismes idéologiques en cours ? L’hypothèse est hautement probable.