Cette nuit, j’ai fait un rêve étrange et pénétrant. C’était une nuit de cendres, dont les ténèbres s’amoncelaient sur une coupole assoupie, avant que le soleil, gros comme une mangue fendue, se lève sur une Seine incrédule. Devant le Quai Conti, des arbres à pain faisaient une allée des Rois, quand les figuiers-maudits, les bayahondes et les frangipaniers vénérables entremêlaient leur souffle, pour ne pas trop faire vibrer le matin suspendu, et une rue Mazarine qui n’en revenait pas. Le café de Lapérouse sentait soudain la vanille, les fleurs roses, et les plages blondes des Caraïbes, et, par extraordinaire, si vous commandiez un hareng pomme à l’huile, il avait une figure de mérou tropical, et des saveurs de bananes frites. Quand, franchissant la garnison de palmiers somnolents, on marchait vers l’Institut, celui-ci rougeoyait, comme un brasier énorme et rigolard, vers lequel s’acheminaient des caisses et des caisses de rhum, de jus de citron, et des bières fraîches à boire aux pieds des bidonvilles, au cœur des soirées infinies, sous la ramure des grands nuages étendus, parmi la foule des enfants noctambules. Le Quai Malaquais recevait des cargos de Cuba, des chaloupes des Antilles, et les petites voiles rouges des côtes-sous-le-vent. Le sixième arrondissement avait changé de locataire, et Port-au-Prince s’installait dans ses meubles : on avait déménagé Canapé-Vert et Bas-Peu-de-Chose. Port-au-Prince, cette ville aux semelles de vent, écrabouillée et souriante, constellée de samba, de macchabées, de routes défoncées et de hameaux paisibles comme les maisonnées de Jéricho, cette ville aux sept collines de misère et aux milliers de prophètes, ce port gigantesque vibrant de séisme et de littérature, cette ville aux ciels couleurs d’agrumes et aux odeurs d’entrailles, avec ses palais de maharadjas colorés et ses rues sanguinolentes, s’offrant au visiteur alternativement effrayante et sublime, cette ville s’installait, prenait place, déballait ses quartons, rangeait ses bibelots et plantait ses citadelles. On avait entrepris de pendre des noix-de-coco aux vespasiennes ; c’était un spectacle déconcertant ; les colibris riaient dans la ramure des platanes. Dans la cour de l’Académie, des petites filles, en uniforme couleur maracuja, cheminaient vers des écoles impossibles. Il était donc là tout entier, ce pays, cette île-en-forme de trident, cette enclave de littérature dans des archipels émeraude, ce Fort-Alamo de gens tous un peu fous, tous un peu poètes, ces Bermudes incroyables, ce tissus mités de favelas et de grandes plaines ; Haïti était là, avec ses Fort-Dimanche, ses légendes et ses disparus, son odeur de café, sa façon de plisser les yeux à la vue d’un ami ; il était là, avec ses élégants et ses lettrés, ses dictateurs et son peuple d’artistes, ses cimetières et ses chants du coq. Sur les pavés luisants de l’Institut, un vieil homme au sourire de météore vous offrait un café ; des évangélistes s’affairaient ; un général grommelait. Soudain, un homme en vert, bicorne et épée plate, passa : c’était Jean-Marie Rouart, mais l’académicien dut aussitôt remettre son sabre aux forces de l’ONU qui bivouaquaient là. Hélène Carrère d’Encausse croisait Baron Samedi. On s’échangeait les blagues sur Richelieu contre celles fustigeant Duvalier. Jean d’Ormesson était l’objet d’une étrange cérémonie vaudoue, où il s’agissait de préparer une décoction sophistiquée, piquante et mordorée, un philtre d’amour, vous l’aurez deviné, recette commandant des mixtures et de broyages, des assaisonnements et des conseils, recette imposant, enfin, que tout cela, prêtres clandestins, académicien malicieux assis sur les genoux des sorcières, zombies maléfiques et adorables, tout cela, oui, tout cela devait avoir lieu, marmite enchantée et chat tigré miaulant, jambe de lézard et aile de hibou, bouillon et écume comme un bouillon d’enfer, tout cela, cette magie, cette alchimie vénéneuse, cette science noire et brillante, tout cela devait arriver, bien entendu, mais sans troubler le sommeil des honorables membres rassemblés-là, de manière générale, et, en particulier, sans interrompre celui d’Erik Orsenna assoupi en pleine séance au deuxième synonyme du mot : « crapahuter ».
C’était un rêve si mystérieux, que ce rêve-là : Dany Laferrière, et avec lui, Haïti, donc, mais encore le Québec, venait d’entrer sous la coupole.
C’était le rêve, si agréable, de voir un écrivain, qui a pour habitude de parcourir les rues de Port-au-Prince, de Delmas à Pétionville, avec sans cesse , une citation de Baudelaire au coin des lèvres, un sourire pour ses jeunes camarades, grand frère de milliers de jeunes admirateurs, prodiguant conseils, sourires, et ateliers littéraires, dans un pays où les jeunes gens révèrent les écrivains, les envient et les copient, comme des demi-dieux envoyés par les puissances obscures et supérieures qui régissent la voûte du ciel.
C’était le rêve, si délicieux, de voir un pays, qui, en dehors de sa beauté, de sa force, de son peuple, possède une flamme intérieure, une nécessité chaude et impérieuse, qui lui commande, quelques mois après un tremblement de terre aux proportions d’apocalypse, d’organiser une vaste fête du livre, conviant ses géants et ses poètes au milieu des décombres, le peuple communiant, du taxi au ministre, dans la palpitation littéraire, un peu comme, autrefois, la Cacanie, chez Musil, organisait des jubilés au-dessus du volcan, à ceci près, que dans l’ « Homme sans Qualités », c’était un pauvre pays fatigué, las, et déjà-mort qui ensevelissait ses enfants, quand, en Haïti, c’était la force de la vie qui célébrait alors une épiphanie aux couleurs tropicales.
C’était le rêve, aussi, de voir en ces temps où se sont dits tant de bêtises, élu un Haïtien à l’Académie Française, au fauteuil d’un homme dont le père disait avec panache aux imbéciles de l’époque, avec sa verve de chevau-léger : « Mon père était un mulâtre, mon grand père était un nègre et mon arrière grand-père était un singe : vous voyez, Monsieur, ma famille commence là où la vôtre finit ».
C’était le rêve, encore, de voir un esprit de sérieux défoncé, ratatiné et enseveli par le rire fou d’un auteur aux titres extraordinaires, (« Comment faire l’amour à un nègre sans se fatiguer », « Chronique de la dérive douce », « Le Charme des après-midi sans fin »), un écrivain à l’indolence mélancolique, dont le rire fou, donc, ne manquera pas de retentir, quand il racontera à ses nouveaux camarades qu’en Haïti, le terme d’Immortel, précisément, désigne moins les hommes de lettres que les filles de joie.
C’était le rêve, donc, de voir enfin consacrée une région capitale sur le planisphère du monde littéraire, un archipel magnifique, foudroyant et hanté dont l’empire s’étend bien au-delà de ses lagons et ses deltas. C’était un rêve, mais il semblerait, que, ce matin, la réalité valide point par point cette utopie du cœur qui avait agité ma nuit : ainsi donc, cette vénérable Institution qui avait fermé sa porte à Balzac, resserré ses cadenas au nez de Victor Hugo ambitieux, refusé Zola fatigué et ricané sur Verlaine sans le sou, ce noble temple des belles lettres qui n’avait pas compris Baudelaire, et avait tiré les pieds sous le tapis de Proust, c’est donc elle, l’Académie, qui, d’une manière spécialement improbable, fait mentir sa réputation de mouroir, de mausolée, en s’ouvrant au grand vent de l’ailleurs et de la vie, par un geste, qui, comme on le dit en Haïti, est empreint d’une insolenceté joyeuse. Mon Dieu ! Mes chers amis, si l’Académie Française devient audacieuse, frondeuse et intelligente, je vous le dis, décidément, de nos jours, notre douce France est dans un bien triste état.
Haïti au Quai Conti
par Baptiste Rossi
13 décembre 2013
L'Académie fait mentir sa réputation de mouroir.