Il y a 10 ans, le 12 janvier 2010, un titanesque tremblement de terre ravageait la République d’Haïti. 280 000 morts, 300 000 blessés, plus d’un million et demi de personnes privées d’abri. Dans l’histoire mouvementée et tragique de ce pays – le premier Etat de la décolonisation après les Etats-Unis, devenu libre en 1804 – ce séisme a représenté comme le point d’aboutissement de deux siècles de sueur, de sang et de larmes.

D’abord, ce 12 janvier 2010, il y a eu le choc, ce tsunami d’immeubles, ce fracas de murs et de chaux. «Tout bouge autour de moi» a écrit l’Académicien Dany Laferrière. Il faut se représenter un pays jeté à terre – Port-au-Prince année zéro. Le palais présidentiel, des milliers de logements, des cathédrales, presque tous les édifices publics… tout est soufflé dans la capitale, mais aussi dans beaucoup des grandes villes méridionales, telles Léogane, Jacmel, Grand-Goâve. La nation haïtienne a été ensuite propulsée dans une situation paradoxale : d’un côté un gigantesque afflux de dons (plus de 10 milliards, et l’arrivée massive d’organisations humanitaires) mais aussi, presqu’immédiatement, une épidémie de choléra apportée par des soldats népalais de l’ONU. Le pays est, par ailleurs, sur la route des ouragans et des cyclones. Si bien qu’aujourd’hui, selon les chiffres du Figaro (13/01), un demi-million d’Haïtiens risquent la famine : «le séisme a détruit 60% des structures sanitaires» et MSF signalent des pénuries massives de médicaments, d’oxygène et de sang.

Ensuite, la reconstruction a été en elle-même une catastrophe. Les chantiers et travaux publics ont privilégié un choix aléatoire de bâtiments. A l’heure actuelle, les chantiers sont à l’arrêt. Mais, d’une part, cette intervention étrangère massive a été accueillie avec beaucoup de ressentiment par les Haïtiens, légitimement traumatisés par le colonialisme français et en particulier napoléonien, et par le néo-colonialisme américain (qui a soutenu a bout de bras beaucoup des dictateurs, dont les sinistres Duvalier après-guerre). Par ailleurs, il est vrai que le mode de vie des ONG, en dehors des cœurs généreux, et la structuration parallèle d’un proto-Etat que l’humanitaire provoque, tout cela a attisé la colère de la population. D’autre part, la gouvernance catastrophique de la classe politique haïtienne a transformé les dons en corruption. L’actuel Président est soupçonné d’avoir couvert le détournement d’un prêt de 4 milliards du Venezuela et il est actuellement tellement détesté qu’il se terre dans son palais. Le Parlement est à l’arrêt, après le terme de son cours constitutionnel. Au premier trimestre, une grève générale a suspendu tout le pays pendant des semaines.

Enfin, profitant de ce vide politique et institutionnel, prospérant sur la misère et l’anomie, des gangs armés font la loi à Port-au-Prince, précipitant un peu plus Haïti dans une nouvelle spirale de violences. Massacres et kidnappings arrivent, hélas, régulièrement. La police et la justice, corrompues ou entravées, ne peuvent ou ne veulent y mettre un terme.

Pourtant, on ne répétera jamais assez la richesse spirituelle et l’éclat d’un «peuple de poètes» qui émerveillait Malraux. Dans une passionnante interview réalisée par Libération (12/12/2019) à l’occasion du Festival Ecritures des Amériques en Guadeloupe, deux talentueux romanciers haïtiens, Makenzy Orcel et Gary Victor, étaient invités à dialoguer. Le premier décrivait ainsi la situation de leur pays : 

La crise en Haïti est profonde. Au lendemain de l’indépendance, en 1804, on a raté la possibilité de créer un vrai Etat indépendant. La dette de l’indépendance réglée en francs or à la France, l’ingérence internationale dans les affaires intimes du pays, l’occupation américaine qui a créé la république de Port-au-Prince (environ 3 millions d’habitants), la dictature duvaliériste (certains barons sont toujours là, ils financent généreusement l’ignorance et l’oubli, ça leur permet de vivre peinards dans le pays qu’ils ont torturé, assassiné pendant trois décennies, et même plus), les coups d’Etat sanglants à la queue leu leu, les élections truquées (…) Aujourd’hui, ce pays (pas l’un des plus pauvres, mais des plus appauvris, pillés) n’en peut plus, il crève sous les yeux indifférents du monde entier. Sa survie et son épanouissement ne font pas partie du programme des puissants nationaux et internationaux. Tant qu’on ne laisse pas les Haïtiens décider de leur propre bonheur (ou de leur propre malheur, en tirer des leçons, et continuer) tous seuls, la terrible nuit sociopolitique (systémique) haïtienne aura encore de beaux jours devant elle. 

Alors que, du Liban à Hong-Kong, les places du monde entier se remplissent de fièvre démocratique, il n’y a plus qu’à espérer que, dix ans après le tremblement de terre, cette décennie soit pour Haïti celle de l’aurore après la nuit infinie, sismique, et douloureuse.