Le Salon Paris Tableau, qui fête ses trois ans, commence à avoir ses habitués : Canaletto, Guardi et les védutistes vénitiens du XVIIIe siècle, David Teniers, ambassadeur des Flamands du XVIIe siècle, Pierre Rosenberg, ancien directeur du Louvre, avec son indémodable écharpe rouge, ou encore le Napolitain Luca Giordano, sont tous de grands arpenteurs du palais de la Bourse qui, pendant quelques jours, chaque mois de novembre, transforme Paris en capitale de la peinture ancienne. On y retrouve un monde discret, celui des marchands et des amateurs d’art ancien, moins tape à l’œil que celui de la création contemporaine. On peut, ici, converser librement de sa dernière découverte avec tel grand galeriste, rencontrer des conservateurs de musée et partager ses impressions avec de simples passionnés venus en pèlerinage dans cet éphémère grand musée parisien.
Disons-le tout de suite, la moisson, cette année, est conséquente et de grande qualité si bien que l’on se demande comment, année après année, les galeries parviennent à trouver de nouvelles toiles de grands maîtres à proposer au public et même des œuvres inédites tant on à l’impression que tout est déjà au musée. La manne semble infinie et l’on s’en réjouit.
Les acheteurs, eux, ne s’y trompent pas : les plus beaux tableaux, ceux qui attirent l’œil du connaisseur, sont bien souvent d’ores et déjà marqué d’un point rouge qui signifie que l’on n’a plus que quelques jours (le salon ferme dimanche) pour les admirer avant qu’ils ne soient soustraits au regard du visiteur pour aller satisfaire le plaisir de leurs récents acquéreurs.
Commençons donc sans plus tarder notre tour au gré des rencontres picturales faites sur les cimaises du salon.
François Boucher figure en bonne place cette année. Dès la première galerie sur la droite à l’entrée, celle d’Eric Coatalem, on peut admirer deux de ses toiles, toutes aussi délicieuses qu’énigmatiques. Semblables en presque tout point, elles représentent chacune, sur un fond crème, une statue de dieu fleuve juchée sur un rocher au naturel, dépeinte selon l’iconographie classique pour personnifier les cours d’eaux les plus majestueux. L’une représente le Rhône, l’autre le Rhin. Ces deux tableaux sont la quintessence même de ce qu’est l’art rocaille, qui triomphe en France dans la première moitié du XVIIIe siècle. Ils en reprennent d’abord tous les motifs. Qu’on en juge par la définition de la « rocaille » que donne le Dictionnaire universel de Trévoux en 1704 : « Rocaille : Assemblage de plusieurs coquillages, avec des pierres inégales et mal polies. C’est une composition d’architecture rustique, qui imite les rochers naturels, et qui se fait de coquillages et pétrifications de diverses couleurs ». Les concrétions rocheuses sont bien là et forment les bases sur lesquelles reposent les deux divinités. Si les coquillages sont absents on retrouve ici un autre élément typique et tout aussi voluptueux du vocabulaire rocaille dont ne parle pas le dictionnaire, le cartouche doré aux formes chantournées, associé à des envolées de putti. Enfin, point d’orgue de la démonstration, le pinceau de Boucher recherche bien la dynamique de l’asymétrie, l’arabesque décorative et une sinuosité des formes dont tout équilibre classique est banni : c’est ce caractère inégal et mal poli dont parle le Trévoux et qui est un autre trait constitutif de la veine rocaille. La composition d’architecture, enfin, est présente puisque nos dieux fleuves sont dépeints comme des statues trônant sur des fontaines.
Le goût de l’artifice est l’une des principales caractéristiques de l’esthétique rocaille, et il se lit en filigrane dans la définition du Trévoux. Nous sommes même, ici, doublement dans le registre du décor, puisque ces deux représentations éminemment ornementales sont traitées comme des trompe-l’œil. Plus qu’un simple répertoire de motifs, la rocaille, on le voit, est bel est bien chez Boucher une manière, qui opère une transposition de la nature à des fins décoratives pour le plus grand plaisir des yeux.
L’histoire de ces deux toiles, elle, est moins claire : s’agit-il d’études pour une toile plus grande ? Dans ce cas, le tableau final n’existe plus et n’est pas connu par la gravure. S’agit-il de projets pour des pièces d’argenterie rocaille, du genre des extravagantes créations de Meissonnier ? Si oui, quel besoin d’en fournir des études si poussées, si colorées et de si grand format ? Le mystère reste entier et ces deux fantaisies, tendres comme de la guimauve mais qui cultivent cette vivacité du trait qui fait parfois défaut aux scènes pastorales ou mythologiques très fignolées de Boucher, n’en apparaissent que plus charmantes.
David Teniers le Jeune est le chef de la horde de Flamands qui, chaque année, campent leur décor pittoresque au palais Brongniart. On trouve plusieurs de ses œuvres au Salon. L’une des plus belles, qui allie la précision de la touche pour le traitement des détails à la vivacité d’un paysage rocheux plus rapidement brossé dans des tonalités brunes, jaunes et ocres, se trouve chez le parisien De Jonckheere et représente Saint Jérôme pénitent dans sa grotte. Occupé à sa lecture solitaire, le saint personnage détourne son regard du livre, assailli qu’il est par les remords quant à ses égarements passés ou, peut-être, plus prosaïquement, parce qu’il est dérangé par le spectateur, auquel il semble adresser un regard interrogateur du coin de l’œil. Si les Flamands et les Hollandais ont tant de succès, il faut dire que leurs tableaux de petits formats ont de tout temps eu la faveur des collectionneurs. Dans un petit carré de toile, ils savent donner vie à un monde miniature mais foisonnant : en témoigne un classique du genre, signé du duo de choc Bruegel l’Ancien et Van Balen, à la galerie Claude Vittet, et qui représente Le frappement du rocher, avec une foule de personnages qui s’étend jusqu’à la percée de l’arrière-plan.
Cette galerie, spécialisée dans la peinture nordique du XVIIe siècle, a déniché, cette année, un triptyque d’un certain van Overbeke, qui constitue l’une des seules peintures flamandes antérieures au XVIIe siècle présentées au salon cette année. Il faut dire qu’elles sont si rares ! Les deux volets articulés découvrent un panneau central représentant un Ecce Homo, cet épisode biblique au cours duquel le Christ est présenté au peuple de Jérusalem par le préfet romain Ponce Pilate. On est ici vers 1515, à un moment charnière de l’évolution de l’art flamand, qui balance peu à peu dans la Renaissance, mais ce retable est peu redevable à l’art italien. Il se rattache encore au style des primitifs flamands, expressif – notez la physionomie caricaturale des bourreaux – et coloré malgré l’intégration de certains éléments décoratifs issus du répertoire Renaissance. La composition chatoyante est encore assez rigide notamment, avec des groupes compacts de personnages, ce qui n’enlève rien à la beauté de l’œuvre, bien au contraire.
Autre époque, autre thème. Deux fascinantes têtes de maures, presque de profil, sur un fond neutre, un de gauche, l’autre de droite, au trait vif mais précis sont accrochées à la galerie Carlo Virgilio & C. basée à Rome. Sommes-nous au XIXe siècle, chez Delacroix ou Gérôme, chez les peintres fascinés par l’Orient ? Il n’en est rien, ce double portrait de noir sur fond noir est signé Giovanni Benedetto Castiglione, plus connu sous le surnom de Grechetto, un peintre génois du XVIIe siècle, qui a dû trouver son modèle sans bouger de chez lui, dans le port de cette grande ville marchande qu’était alors Gênes. Il s’agit probablement, d’après la galerie, de l’une des toutes premières représentations indépendantes de personne de couleur dans la peinture italienne. Ces deux toiles n’ont évidemment pas été conçues comme des portraits à part entière mais constituent des études, bien que très poussées, pour des personnages mauresques s’insérant dans des compositions plus larges que l’on a identifié, ces grandes scènes mêlant histoire biblique et registre pastoral dont Castiglione s’était fait une spécialité et qu’il aimait teinter d’exotisme en y intégrant des figures de noirs d’Afrique. Pourtant, plus encore qu’un portrait officiel, ces deux têtes peintes d’après nature, avec ces touches argentées disposées ça et là afin de rehausser les tons bruns subtils de la carnation et créer un effet de relief, sont au plus près de la physionomie et de la personnalité du modèle, resté, évidemment, anonyme.
Les galeristes aiment aussi se faire plaisir et faire plaisir au curieux en dénichant parfois des toiles insolites de peintres peu connus, des sortes d’ovnis picturaux qui sortent de leur commerce habituel, comme ce minuscule carré de prairie signé Adrien Moreau qui s’admire à la galerie Terrades, dont c’est la première participation au salon. Les touffes d’herbes fines poussent droit jusqu’à boucher presque tout l’horizon et effacer la profondeur. Elles sont parsemées de touches colorées figurant des boutons de fleurs : ce mur végétal qui prête à la rêverie champêtre est très minutieusement rendu dans une facture nerveuse qui frise l’impressionnisme et accroche de façon exquise la lumière. Il est pourtant l’œuvre d’un peintre académique, plus connu pour ses grandes scènes d’histoire légendaire et ses peintures de genre que pour ses escapades en plein air.
Chez le londonien Weiss, on est plus royaliste que le roi. Cette galerie, qui s’est fait une spécialité des portraits flamands et hollandais, propose, cette année, une exceptionnelle moisson de têtes couronnées : on retrouve un Charles Ier par l’inévitable et toujours élégant Van Dyck, le jeune Louis XIII, avec ses joues rebondies, par le peintre de la cour François Pourbus le Jeune et, surtout, un rarissime et célèbre portrait anonyme (aujourd’hui attribué à Jacob de Litemont) qui orne tous les livres d’histoire de France et de Navarre quand il s’agit de donner un visage à celui que l’on surnommait l’ « universelle araigne », le roi Louis XI, comploteur et habile diplomate qui mit au pas les grands féodaux depuis son bureau, parachevant cinq cents ans d’expansion et d’unification du territoire royal à la fin du XVe siècle : de profil, sur fond noir, comme dans les portraits florentins, cette effigie qui saisit les traits ingrats du souverain en dépeint aussi le caractère retors, avec ses lèvres serrées, les traits tirés, le regard froid
et l’air impassible. Mais, soyons plus libéraux, les deux plus beaux tableaux de la salle représentent un simple roturier et un aristocrate : l’un est de la main de Rubens, l’autre de Hans Holbein le Jeune. Le premier est ce que l’on appelle une tronie, le second est un tondo représentant le buste d’un jeune homme barbu de profil, sur un beau fond bleu sombre, tel un camée ou une médaille antique. Cette tête nue aux chairs lisses et au regard bleu est celle de Thomas Wyatt le Jeune, un lord anglais dont Holbein réalisa aussi le portrait du grand-père, conservé aujourd’hui au Louvre. Le Rubens, lui, est une tête d’expression plutôt qu’un portrait : sanguin à souhait, convulsé, aviné, bachique, brun sur brun, cette tête de barbu bien bâti nous montre l’envers de la pompe rubénienne, du côté de l’atelier du peintre : simples études d’expression, les tronie, très courantes dans l’art des écoles nordiques, pouvaient servir de modèles à intégrer à souhait dans les nombreuses et monumentales compositions qui sortaient du prolixe atelier anversois de Rubens. On les réutilisait plusieurs fois et les historiens de l’art se sont fait un plaisir de reconnaître telle tête reproduite dans tant de tableaux. Hélas, celle-ci n’a pu être rapportée à aucune figure d’une toile du maître pour le moment. On est néanmoins au cœur de son atelier, et comme c’est au cœur des choses que l’on sent le mieux battre le pouls de la vie, cette tête rude mais si vraie déborde d’une joyeuse vitalité qui sent encore la peinture brute, l’huile à peine séchée.
Sans rien enlever à la grâce des védutistes italiens du Settecento, décidément à la mode (ils s’invitent un peu partout sur les cimaises des galeries), on préfèrera se rendre, pour l’Italie du siècle de Casanova, à la galerie lyonnaise de Michel Descours. Deux grands tableaux de format horizontal qui forment une paire interpellent le regard et sont immédiatement reconnaissables par le connaisseur : cette trame de fond sombre, brune, rapidement peinte, ces quelques éclats de couleurs clairsemés, ces traits lumineux et bigarrés brossés par dessus le plan du tableau et qui en semblent presque séparés, ce cadre architectural aussi, qui se déploie en largeur, ces arcades décrépies sous lesquelles sont campés des personnages miniaturisés mais au canon svelte, de drôles d’insectes enfermées dans une prison, comme laissés à l’abandon, qui lassés, résignés jouent aux dés, aux cartes, dansent, pendant que la vie s’écoule au dehors, ce ne peut être que lui, Magnasco, Alessandro de son prénom, ce Génois installé à Venise qui est le védutiste des tréfonds de la société, un Canaletto qui ne s’arrêterait pas aux façades des palais mais pénètrerait l’envers du décor. C’est une sorte de Piranèse en peinture : il dépeint prisons, galères, soldats et bohémiens, tous ces marginaux à la vie déréglée. C’est de la veduta non au sens d’observation mais d’immersion dans les recoins les plus sombres et étranges de l’existence humaine. Pittoresques, ces peintures ne se veulent aucunement réalistes mais, malgré elles peut-être, elles documentent la misère et le dénuement des catégories les plus rejetées de la société. Magnasco ne jouit pas de la même réputation que Guardi ou Canaletto ni même que Ricci. Mais à regarder les dates de vie et de mort de l’artiste (1667-1749), c’est bien lui le père de la peinture italienne du XVIIIe siècle dans ce qu’elle a de plus envoûtant.
Restons chez Descours encore un instant. Ou plutôt allons chez lui, c’est-à-dire à Lyon. Ce galeriste a participé, il y a quelques années, à la redécouverte d’un peintre étonnant du XVIIe siècle, lyonnais de naissance, romain de carrière, comme tant d’autres peintres de l’époque, nommé Louis Cretey. De lui, on ne savait presque rien il y a encore dix ans. Aujourd’hui, tout collectionneur qui s’intéresse au Grand Siècle veut son Cretey. Et on le comprend. Ce peintre est une exception dans la peinture française du siècle de Poussin. Celle-ci est réputée froide et figée. La peinture de Cretey n’est que mouvement et brusquerie. La peinture française est intellectuelle et idéalisée. Cretey peint avec ses tripes et donne des physionomies d’insectes aux têtes de ses personnages. Ce précurseur de l’expressionnisme, dont la liberté de touche fait que l’on a souvent confondu ses toiles avec des œuvres d’artistes du XVIIIe siècle, possède aujourd’hui un corpus d’environ soixante-dix tableaux. Celui-ci ne cesse de s’étoffer depuis que l’exposition du musée des Beaux-Arts de Lyon d’il y a trois ans a fourni les bases sur lesquelles s’appuyer pour partir à la pêche aux attributions et reconnaître de nouvelles œuvres de sa main. Michel Descours est maître dans l’art de repérer les Cretey : celui qu’il a récemment découvert et qu’il dévoile au Salon représente Saint Jérôme pénitent dans le désert. Le saint a des yeux de hibou et penche son corps musculeux sur un crucifix, alors qu’il se prépare à se frapper avec la pierre qu’il tient dans sa main droite pour éprouver les mêmes douleurs que le Christ durant la Passion. Sa figure, brossée en rouge et en rose chair, s’intègre parfaitement aux diagonales du paysage à la facture très libre qui l’environne, construit par une succession de plans clairs et sombres alternés.
En sortant de chez Descours et en tombant nez à nez avec un mur recouvert de petites toiles de Francesco Guardi chez Cesare Lampronti, grande galerie romaine, on doit bien admettre que l’on a été un peu trop sévère avec les peintres de la lagune vénitienne. Faisons pénitence en observant deux capricci, deux petites compositions de fantaisies de Guardi, qui furent la propriété rien de moins que de l’Art Institute de Chicago (les musées américains, on le sait, ont le droit de mettre en vente les œuvres qu’ils détiennent pour en acheter d’autres). Leur qualité est au diapason de leur illustre provenance : les architectures rustiques sont délicieusement peintes par de subtils traits aux accents jaunes et les personnages sont de fines notations tremblées par le pinceau. Mais c’est l’atmosphère brumeuse de la lagune au matin qui nous retiendra ici. Elle n’est peut-être pas le centre des deux compositions, mais c’est elle qui les dirige : comme toujours chez Guardi, on a l’impression que les éléments solides ont la même consistance que l’air lourd et que l’eau, qu’ils ont la même facture tendre et vaporeuse que le ciel et le miroir aquatique. Mieux que quiconque, Guardi a su rendre ce qui fait la singularité et l’unicité de Venise en ce bas monde : coincée entre mer et ciel, les deux éléments s’y mélangent, l’un nourrit l’autre, ils sont deux miroirs jumeaux et les lambeaux de terre s’y agrègent. Face au charme atmosphérique de ces toiles, on mesure combien Guardi fut un précurseur du paysage romantique. S’il perdit la bataille de la célébrité face à Canaletto, il remporta celle picturale et les peintres de la modernité, de Turner à Monet, s’engouffrèrent dans la voie qu’il esquissa.
Passons au XIXe siècle, en France. Dans la galerie de Jean-François Heim, François-Marius Granet, le paysagiste des églises, l’élève de David, est présent avec un tableau atypique dans son œuvre, puisque il montre un homme occupé à peindre un modello sous les yeux d’une assemblée de religieux curieux. Il s’agit d’un hommage à un autre peintre d’église, qui, lui, ne les représentaient pas mais les peignait au kilomètre : Andrea Pozzo, le plus grand décorateur italien du XVIIe siècle, le recordman de la fresque. Il est le créateur de l’époustouflante voûte céleste de l’église Saint-Ignace à Rome ainsi que l’auteur d’un traité de peinture qui explique les bases du trompe-l’œil architectural. Granet le représente pourtant loin des fastes baroques, dans un intérieur à contre-jour, mystérieux, peignant dans une atmosphère recueillie. Pozzo était aussi un frère jésuite. Et c’est bien l’habit de moine de ce peintre romain, sa piété exaltée, dans l’esprit de la Contre-Réforme, qui séduisent Granet, cet amoureux de la Rome aux cinq cents églises qui se définissait ouvertement peintre chrétien, exprimant sa foi à travers ce qu’il observait des lieux sacrés comme de la nature et non par le truchement de l’histoire sainte. En attirant Pozzo hors de ses grandes machines religieuses, en le plaçant dans cette mansarde qui ressemble étrangement à un atelier parisien du début du XIXe siècle, c’est peut-être un autoportrait transposé que figure ici le pieux et réservé Granet.
Dans notre tour d’Europe de la peinture qui s’achève presque, n’oublions pas l’Espagne dont la présence plus discrète n’en fait que mieux ressortir les œuvres issues de son école. Toujours à la galerie Terrades, un grand tableau trône au milieu de petits formats d’autres époques et d’autres provenances. C’est un saint Jean-Baptiste en pied, à la toge vermillon, la face oblongue et les traits un peu squelettiques, l’air assez rustique. Le canon légèrement allongé de la figure, qui se ressent encore du maniérisme, de même que le contrapposto de la pose, l’absence d’influence caravagesque et la mise en page de la scène, sur fond de paysage, font penser, de prime abord, à une toile de la Renaissance. Elle date pourtant des années 1630. Son auteur s’appelle Jusepe Leonardo. Jean-Baptiste indique de la main Jésus-Christ, qui se trouve derrière-lui, sur sa gauche. Il faut bien regarder ce bras musculeux et droit dont on perçoit la tension exercée par chaque tendon et chaque veine sous la peau ; c’est un morceau de peinture admirable.
Terminons la tournée des galeries du palais de la Bourse par un florilège rapidement brossé, comme une esquisse du XVIIIe siècle, des autres perles à mettre au collier de Paris Tableau cette année : chez Eric Coatalem, Lubin Baugin montre ses figures porcelainées et maniérées dans une belle Sainte Famille dont les personnages occupent tout l’espace de la toile, un caravagiste italien, Orazio Riminaldi, peint Clovis, la main posée sur le vase de Soissons, tel un roi biblique chez G. Sarti, probablement pour un Français installé à Rome et un dénommé Velazquez, dont le prénom n’est pas Diego mais Eugenio, un homonyme du XIXe siècle, se prend ici non pas pour le maître de Séville mais pour Murillo et Goya en peignant lui aussi des majas regardant par la fenêtre (La Loge, 1850, galerie Terrades). Manet, plus tard complétera la série avec Le Balcon, au musée d’Orsay. Chez Canesso, l’étrange François de Nomé (un Lorrain du XVIIe siècle installé à Naples), inspiré par les paysagistes nordiques, représente L’entrée du Christ à Jérusalem dans une veine miniaturiste. Etrange, cette scène l’est par son inscription nocturne dans un cadre architectural fantaisiste et oppressant, celui d’une grande porte, celle de la ville de Jérusalem, qui épouse parfaitement le cadre du tableau et contient toute la scène, avec l’assemblée grouillante de petits personnages observant l’arrivée du Christ.
En revenant sur nos pas, un Fragonard nous montre ses fesses chez l’autrichien Sanct Lucas, qui expose aussi un philosophe par Ribera répondant au Platon de Luca Giordano exposé chez Sarti. La scène ouvertement érotique de Fragonard se réfère aux célèbres odalisques de Boucher, son maître, peintes quelques années plus tôt et qui mettaient en valeur l’arrière-train de Mademoiselle O’Murphy, la maîtresse de Louis XV. Le corps dénudé de Fragonard appartient, lui, à une italienne anonyme et fut peint lors du séjour romain de l’artiste, entre 1756 et 1761.
Ainsi se termine cette promenade dans l’art ancien et, après une ou deux heures de pérégrination de galerie en galerie, le collectionneur comme le simple amateur peuvent repartir heureux d’avoir passé quelques magnifiques heures en compagnie de peintres dont les œuvres qui se vendent, s’échangent et se découvrent, semblent ici encore bien vivants.