In extremis, la rentrée littéraire fut marquée par le grand retour à l’écriture du philosophe Alain Finkielkraut. Jadis fer de lance d’un renouveau de la pensée française et ashkénaze, Finkielkraut s’est d’abord laissé porter par son époque avant de finir par la détester. Au tournant des années 2000, déçu et effrayé par ce monde qui vient, le penseur est devenu ce qu’il appelle un «mécontemporain». Si la formule est plaisante, ce qu’elle cache réjouira nettement moins… Est-ce la disparition de Benny Lévy, ex gauchiste passé «de Mao à Moïse», qui l’a fait douter ? Est-ce l’apparition d’un antisémitisme devenu le fait de l’Autre qui a modifié ses perceptions ? Ou peut-être s’agit-il simplement du choc consécutif aux attentats du 11 Septembre… Reste qu’un changement s’est opéré. Le Juif Imaginaire qu’était Finkielkraut, passionnant, s’est mué en Juif tout à fait réel, forcément vigilant, otage d’une époque qui ne l’incite guère à l’optimisme et de fait, avant toute autre chose, réactionnaire. Sous l’effet de la peur, la pensée d’Alain Finkielkraut s’est ainsi peu à peu figée. Il faut dire que la France dans laquelle le philosophe vit aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle dans laquelle il a grandi. Elle n’est plus celle du clocher perdu dans le brouillard matinal, plus non plus celle du jambon-beurre avalé sur le pouce à l’intérieur des cafés enfumés. Dans un autre registre, nos contemporains ont oublié jusqu’au souvenir du temps où l’instituteur constituait un maillon de premier choix, écouté et respecté, de notre société. Cela, Alain Finkielkraut, comme beaucoup d’autres, le regrettent. Aujourd’hui, comprenez-vous, la société est trop occupée à écouter du rap, de la techno, à jouer à des jeux vidéo violents et à pianoter sans relâche sur les écrans tactiles de téléphones mobiles interconnectés… C’est l’époque. C’est ainsi.

Dans le fond comme dans la forme, la France s’est transformée et Alain Finkielkraut l’a abandonnée à son sort incertain. C’est là le reflexe classique des esprits fatigués, réfractaires au changement, préférant sombrer dans leurs souvenirs jaunis par l’usure du temps plutôt que de permettre à leurs cerveaux agiles de muter. On peut en vouloir à Alain Finkielkraut et lui dire. S’écartant du penseur qu’il fut à ses débuts, à l’encontre des enseignements novateurs contenus dans ses premiers essais, «Finkie» s’est volontairement glissé dans le costume du sexagénaire réactionnaire montant des barricades dès qu’il estime sa France attaquée. Le résultat ? A force de rabâcher, il s’est droitisé plus que de raison, n’influe plus et prêche surtout à des convaincus angoissés, hyper flippés, par notre époque. Il n’y a qu’à assister à ses conférences pour en avoir le cœur net. Les nouveaux lecteurs d’Alain Finkielkraut sont malheureusement nourris par la presse inquiétante, ils lisent Valeurs Actuelles, s’abreuvent en ragots et autres rumeurs sur des blogs imprécis dans la mouvance d’une droite dure qui croit au «Grand remplacement» et à l’ «Eurabia»… Adopté par de ces nouveaux cercles, le philosophe se perd parfois, n’innove plus. Il dit surtout ce que le politiquement correct interdirait de dire, développe une pensée consistant à regarder sans cesse dans le rétroviseur. Alain Finkielkraut s’en est allé combattre ailleurs : ce faisant, il nous a oublié, s’est abandonné en défendant Renaud Camus, Oriana Fallaci et d’autres. Pourtant, lorsque l’hebdomadaire Le Point, lui consacre un grand portrait, l’amoureux des lettres brouille les pistes. Sous la plume espiègle d’Anna Cabana, notre philosophe à la diction inimitable retrouve des couleurs, joue avec la langue française, jongle avec les références. L’espace d’un instant, on croit retrouver le penseur malicieux que l’on a aimé jadis, loin des clichés et autres épisodes fâcheux de ces dernières années. Est-ce un mirage ? Peut-être. En 2013, qui est vraiment Alain Finkielkraut ? Où le classer ? Parmi ces «esprits libres» autoproclamés, allant de Ménard à Elisabeth Lévy et dénonçant un «politiquement correct» à géométrie variable ? Près d’Eric Zemmour, dans le camp d’une droite réactionnaire appréciée des médias mais détestée par la jeunesse ? Non, attendez ! Et si c’était dans le sillage de tous ces anciens de Gauche, jadis résolus à changer le monde mais ne désirant aujourd’hui plus qu’une seule et unique chose : que tout revienne comme avant ?

5 Commentaires

  1. Même si les propos de Finkie d’aujourd’hui jouent sur la lame de rasoir, même si on peut y lire en négatif tout ce qu’il est interdit de penser et dire (quelle jonglerie !), et parce qu’il est monté systématiquement au créneau à partir de l’an 2000, en s’en prenant plein la tronche d’intifada, de pierres jetées, d’insinuations voire hostilités diverses et aux formes souvent retorses de ses adversaires de plateaux ou de journaux, et parce qu’il a souffert en direct à notre place (J… ? non, je ne l’ai pas dit !), la mèche tremblante et la lèvre émue, mettant quelquefois genou à terre sous les coups puis relevé par la force de la mission que son génie lui intime et dont il se sait (ou pas ?) investi, il a défendu les Juifs & les Français outragés, et pour son courage, sa souffrance & sa persévérance, moi aussi « ma gratitude envers lui restera infinie ».

    Depuis, il a pris acte sisyphien de tout cela et comprenant que ce sera à-jamais non-réglé parce que beaucoup bouffent leur syndrome de Stockholm à pleines dents, il s’est piqué de défendre une vision de la France ou d’une époque presque utopique ou idéalisée et ce faisant, causant quelques dommages idéologiques collatéraux gênants dont je pourrais me désolidariser, si je n’avais pour lui cette fameuse gratitude qui me fera le SOUTENIR quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, même quand je ne serais pas d’accord.

    Forza, kadima, avanti Finkie !

  2. Combien il est impossible d’aimer une époque où tout le monde vous déteste.
    Peut-être Alain Finkielkraut s’est-il laissé envahir par un sentiment sensiblement paranoïaque après qu’il fut monté avec davantage d’assiduité que n’importe lequel d’entre nous à l’assaut du cancer antisioniste, au temps du règlement des comptes post-procès-Papon, où les Soral et Ramadan étaient en passe de devenir des vedettes du petit écran. Ma gratitude envers lui restera infinie.
    Quel pointeur de l’ANPE n’a jamais eu un mouvement de recul après qu’on l’avait courtoisement invité à se rasseoir sur sa chaise d’écolier, avant qu’un instit’ de mes deux ne lui massacrât la dictée d’une fiche où figurait la mention ambiguë de «Bon français»? La minusculité d’un caractère d’écriture n’est pas plus audible que ne le serait sa majusculité. Idem de l’allusion au sang ou à la langue. Alain ne m’a pas davantage «abandonner» qu’Omar n’a «tuer» son bourreau. Or que dit l’inscription assassine d’une assassinée. Assassinée par qui? là est toute la question. Alain a sans doute partiellement abandonné l’espérance dans l’idée de progrès, au sens où un progrès de nature constructive ne se heurterait pas à une déliquescence du lien social sous le règne de l’Individu Roi. Raison de plus pour que nous ne l’abandonnions pas.
    Je commencerai par une petite banalité maligne, pour lui s’entend, que vous n’aurez pas manqué de noter. La fâcheuse tendance que les interlopes de l’interlocuteur ininteractif ont à focaliser sans le savoir sur ce sur quoi il focalise en le sachant. Quand l’il-y-a-ça, dès qu’il émane de sa personne, est instamment troqué pour un pauvre il-n’y-a-que-ça. On peut bien sûr lui reprocher de ne voir qu’une partie des choses, à moins qu’il n’ait choisi, en pleines possessions de ses moyens physiques et intellectuels, de n’observer que cette partie. Feindre alors qu’on s’ingénie à détruire un corps là où l’on ne fait que chercher à déterminer la cause d’un dysfonctionnement préjudiciable à son métabolisme, revient à dilater soi-même la focale de discernement. À se rendre coupable du crime de pyromanie qu’on reproche au chercheur de petite bête. Finkielkraut est un pinailleur d’un autre âge, cela va sans dire. Il s’attarde avec la virulence d’un tribun sur un problème que notre institutrice interne remettrait à la classe du lendemain. Sa passion lui joue des tours. Il sait tout comme n’importe quel rat de lab. qu’un grain de poussière insignifiant est animé de la puissance involontaire de faire rater une expérience essentielle. C’est cela qui l’empêche de dormir et non les ronflements des cons. Sauf que les insomnies à répétition, ça vous déglingue une santé avec une efficacité nanotechnologique.
    Pour ma part, je ne situe pas la déroute du combattant pour la justice universelle au moment de Jénine. Car il faut bien avouer que c’est là que Finkie s’est métamorphosé en bête noire. Lorsqu’une oscarisée qui ne manquait jamais une occasion de se vanter d’avoir éconduit Spielberg, — que ne ferait-on pour attirer le regard de Godard? — a comparé Jénine à Auschwitz, — que ne ferait-on pour attirer le regard de Godard? — et que le Juif imaginaire s’est tâté le bras, et qu’on put ressentir dans les voix qu’il trouva les signes d’une dureté intérieure. Que s’imaginait-on trouver à l’intérieur de celui qu’on frappait durement? Je ne vois pas un dérapage du juste là où il est quasi seul au monde à détenir sa propre formule. Certes, je ne reconnais plus ce Juif imaginaire que j’aimais à citer en exemple de Juif athée et néanmoins plus juif que tous les autres. Et pour autant, le Juif concret, Roselmack blanc passé maître dans l’art de la fugue se retrouvant à défendre en minicomité l’honneur de ceux qui partagent son calvaire de banni international, ce petit Juif-là, il s’avère qu’il a été irremplaçable au moment où son syndrome pensif lui offrait d’articuler une foule de concepts à l’union de deux mots qu’il savait arracher au surmoi de chacun.
    Ne cherchez pas à comprendre Alain Finkielkraut. Quand aux deux bords de l’Entreterre, les copieurs d’Hadrien perdaient leur temps à intimer aux Juifs l’ordre d’observer la règle du dérèglement qu’ils subissaient à leur contact, la réciproque eût été foutrement obscène, outrement obscénique. Résolvons-nous au fait que les Juifs sont à part. Que leur impérialisme s’étend de l’Autre à soi, autrement dit, de l’Un à l’autre; empire des ciels étendu sur les vies. Mais il se peut que cette science diasporique ait davantage à voir avec la dyade qu’avec la source depuis laquelle son génie s’épanche… Moi, le vagabond ashkéno-séfarade, le fils du marrane goy, l’abonné aux revers du Tout, je confirme qu’entre ceux de mes ancêtres qui ont fait que l’autodafé flamboie et ceux de mes ancêtres qui ont été jetés dedans, ce sont bien les premiers qui tombent face contre terre afin que les seconds, à présent, les rachètent. Il n’y a pas d’égalité des mémoires, des histoires, des remords, des records. Les recordmen du monde de la souffrance se sont vus retirer jusqu’au droit d’être identifiés comme tels. Identifiés comme objets de détestation universel; chez les riches et les pauvres; chez les instruits et les incultes; chez les souchiens et les apatrides; chez tous ces bons amis qui ne s’inquiètent plus de ce que leur chef, confronté à sa propre image, éprouve l’irrépressible besoin qu’on le tienne pour Pakistanais au cas où la vérité dissimulée sous son visage, et non l’inverse, priverait brusquement ses patrons des retombées de son statut de roi de l’audimat. Le Finkielkraut que nous avons aimé a construit sa pensée, avec quelques autres excentriques de son temps, sur l’évidence de l’unicité d’Auschwitz. Une évidence et une pensée en voie de disparition. Un effacement en phase d’effacement. L’effacement avorté et néanmoins programmé des Juifs. Un effacement follement désiré, sorte d’enfant-poison versé dans l’origine de l’homme. Un délire du désir auquel nul contracteur ne saurait renoncer. Finkielkraut ne renonce pas lui non plus. Il ne renonce pas à savoir ce qu’il connaît. Il ne peut s’empêcher de prédire ce que serait un monde où Auschwitz, réalisant le rêve de ceux qui l’on conçu, aurait enfin effacé toute trace d’Auschwitz.
    Voilà ce que je lis entre les lignes de la main convulsive du petit rescapé d’un passé sans avenir qui tremble sous le coup du syndrome de Stockholm bien au fond de la cave où nous nous retenons tous (de hurler) en otage. Et tout le reste : élites et ratures.

  3. De son première livre à celui-ci, Finkielkraut est resté le même. « Le penseur qu’il fut » est le même qu’aujourd’hui. D’autres part il n’y aucun mal a malmener notre époque, à la critiquer (qui ne le fait). Le mécontemporain ne vit pas avec son temps. Si Finkielkraut est un réactionnaire alors l’amoureux du contemporain est un conservateur. Le terme réactionnaire semble une insulte alors qu’il s’agit de réagir, d’avoir une réaction qui n’aille pas dans le sens du vent, dans le sens ou vont certaines choses d’aujourd’hui. Pour lire Finkielkraut il faut mettre de côté nos idées de Droite ou de Gauche et on y entendra autre chose que ce qu’on en dit. Un esprit idéologique, doctrinaire, ne peut aimer les essais de Finkielkraut. Et ici « aimer » ne signifier pas « souscrire totalement ».

  4. Je ne suis ni philosophe ni intellectuel de profession, ni ex-gauchiste, simplement j’essaie de temps à autre de penser avec ma tête, en écoutant et en lisant, entre autres Alain Finkielkraut mais pas seulement, et franchement, le réduire à la caricature que font de lui ceux qui ne l’aiment pas ou plus, en utilisant de pareils arguments, c’est navrant. Il mérite de toute façon mieux que ça.

  5. Encore une analyse erronée de son nouveau livre. Assez étonnant cette incomprehension de la classe media bien pensante face a cette oeuvre remarquable qui justement expose tant de contradictions réelles de notre société française actuelle.