Longtemps, le Sud s’est couché de bonne heure. Vieille région d’un vieux pays d’un vieux continent, pour lui,  la musique de sauvages, les tableaux  postérieurs à Horace Vernet, les trucs d’artistes-étrangers-voire-efféminés, et toutes ces choses étranges qu’on ne voyait pas à la télévision, pour lui tout cela était exotique, exotique et déplacé, sur ces côtes aux pins odoriférants et aux calanques comme des os saillants. Quand il entendait le mot culture, le Sud sortait sa carabine. Quoi, voulait-on qu’il se renie ? N’y avait-il pas déjà beaucoup à voir, découvrir, déguster dans cette belle région ?  Le folklore, la tradition, Marcel Pagnol, les cigales en céramique qui font du bruit quand on agite un bâton : de quoi diantre viendrait-on se plaindre ? C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes. Il ne faudrait pas tout déranger avec des inventions de parisiens sophistiqués. La vie est suffisamment compliquée.  La dégénérescence contemporaine ne passera pas. Non ! On l’arrêtera à Carpentras.

Autant dire, que pendant longtemps, fonçant de ses deux pieds méridionaux dans sa propre caricature, et mis à part de brillantes mais isolées exceptions, la Provence présentait le spectacle peu réjouissant d’un public de retraités en chemisettes n’allant pas dans des expositions, expositions que se gardaient bien d’imaginer des élus en costume de proxénète bulgares. Ah, il faut dire qu’il y avait tellement à faire, avant de parler culture. Pensez-donc.  Les bals-musettes ! Les casinos ! Les tunnels dans un seul sens ! Tellement de ronds-points à construire !  Tout comme d’autres économies développées, par exemple la Sicile, les priorités étaient, on le comprend, tournées vers d’autres secteurs d’avenir. Mais tout ça, c’était avant. Oublions donc les clichés archaïques du passé. Du pastis faisons table rase. Regardons le Sud tel qu’il est devenu.

On pourrait, ici, évoquer le cas de Marseille, qui, malgré une sorte d’acharnement mystérieux des projecteurs médiatiques, réussit, envers et contre tout, à devenir cette métropole rieuse et follement attachante, qu’elle n’aurait jamais dû cessé d’être. Mais, beaucoup a déjà été dit sur Marseille, sur Rudy Ricciotti et son musée, le Mucem, si beau que personne ne sait exactement ce qu’il y a dedans (car la France aime les musées dont on ne trouve la fonction qu’après les avoir construits). Concentrons-nous donc sur cette ville d’Hyères, un peu plus à l’est, citadelle constellée de palmiers et de palais endormis, mais qui n’évoque souvent, pour tout fils de bonne famille aimant les sports aquatiques et la vie nocturne de Saint-Tropez, qu’un simple aéroport un peu ridicule, où il n’y a même pas de bornes de taxi digne d’un pays civilisé. Pourtant, Hyères est une ville belle, et douce, dont la lumière, italienne, fait, le soir venu, des lauriers confits aux fenêtres des maisons. Le ciel, à Hyères, et pas ailleurs, est un ciel très bleu, délavé qui fait office de terrasse, un ciel pur et noble, un ciel étalé comme une aquarelle de dimanche. Le ciel à Hyères n’est pas étincelant, d’azur, écarlate : il est pâle, bleu, amical. C’est  une ombrelle de Dufy ; c’est un bleu baleine, un bleu des cétacés aux criées fraîches, un bleu des parapluies d’été, fuselés et arabesques. A Hyères, en ouvrant les paupières, on trouve un archipel dans les yeux, une presqu’île engourdie du sirop crépuscule. A Hyères les jardins sont tendres, et embrassent la mer ; les grosses îles dans la baie ronronnent fixement,  dauphins éternels et ventrus, la croupe énorme offerte aux navires comme caps d’espérance. A Hyères, les palmiers anglais ont parfois les épaules lasses ; les grands pins bleus indiquent Gibraltar, et les ruelles de tuiles se précipitent depuis la chapelle, s’écoulent, et s’effondrent dans cet air de lavande qui hésite, et se perd, en trempant le pied dans la Méditerranée gigantesque.

Ville d’une pureté aristocratique, résidence d’ambassadeurs en vacances, ville du dimanche et ville d’un autre siècle, c’est à Hyères que fut enterré Saint-John Perse, et c’est à Hyères que François Truffaut imagina un éphémère festival de cinéma, rencontre symétrique et nécessaire entre une ville et un homme possédant tous deux cette sorte de tendresse perspicace, d’intelligence aimante, ce doux mélange de cœur et de acuité que l’on ressent indifféremment sous la plume de l’un, sur les pavés de l’autre. C’est à Hyères, enfin, bien sûr, que Marie-Laure de Noailles et son époux Charles, lui-même neveu de la poétesse proustienne, firent bâtir en 1923 ce bateau cubiste, ce kaléidoscope pulvérisé aux lignes d’outremers, la Villa Noailles, sorte de cabanon merveilleux et artiste, œuvre en soi dessinée par un Mallet-Stevens aux inspirations géniales, inventant, au bon plaisir des résidents, une salle de squash,  un jardin géométrique, la première piscine couverte, construisant au final un paradis fonctionnaliste et minimal, un palais des vents aux lignes sèches, une maison du bonheur façon Bauhauss dont les chambres donnent, pourvu qu’on remonte les stores, sur la ville des templiers, sur les pinèdes agitées de mistral,   sur les plages enserrant la rade comme le pourtour d’un lac, sur la plage de l’Almanarre, enfin, petit ourlet beurre frais d’une mer amicale. C’est dans ce paquebot varois de l’avant-garde que les Noailles recevaient, au fil des saisons, pour des étés infinis et des soirées d’une semaine, Cocteau et Picasso, Brancusi et Gide, Dali et Man Ray, Poulenc et Giacometti, des surréalistes aoûtiens et des prix Nobel juilletistes. On tourna sur la terrasse « Le Sang d’un Poète », « Les Mystères du Château de Dé »,  « L’Âge d’Or ». Le mobilier est un trésor. Le livre d’or, un bottin magique.  Prenez n’importe quoi, fourchette ou hamac : c’est signé Perriand, Mondrian ou Breuer.

Villa Noailles © Olivier Amsellem, 2013
Villa Noailles © Olivier Amsellem, 2013

Or, pendant vingt ans de glaciation mafioso-réactionnaire, le Sud s’est privé de la pureté de ce Bateau-Lavoir-au-dessus-des-cigales. La Villa Noailles, honteusement laissée à l’abandon après la mort de Marie-Laure et le retrait du vicomte sur ses terres cannoises n’abrita plus que des arbousiers en fleurs, des gamins rêveurs, des fêtes de contrebande. Un beau jour, cependant, la Villa fut dégrossie de ses ronces ; on retira les éboulis ; les jardins de Guevrekian reprirent leur allure de damier pour laurier-rose. C’est que le génie du lieu fut plus fort que la force de l’oubli : un tout jeune hyérois, Jean-Pierre Blanc, décida de refaire de Hyères la pépinière de talents qu’avaient rêvée les Noailles. Contre toute attente, dans cette ville balnéaire perdue entre Toulon et Nice, sortit de terre un Festival International de la Mode. Créé en 1985 autour de la Villa, et fruit d’une alliance improbable entre le jeune Blanc, donc, 21 ans, et  un maire légendaire, Léopold Ritondale, plus connu pour ses mocassins bicolores et ses costumes croisés de vieux parrain des casinos que pour son goût des belles lettres, le premier prenant l’initiative, le second décidant d’une bienveillance municipale, le  Festival International de la Mode et du Design devint rapidement un lieu extraordinaire et délirant, incontournable et rafraîchissant,  où furent couronnés chaque année les jeunes créateurs du monde entier. On en découvrit des tas, et parmi les meilleurs. La Villa Noailles, qui abritait les défilés, revit. La vie s’adoucissait. On s’amusait bien. John Galliano présida le jury, et Lagerfeld fit belle figure au cours du tournoi de pétanque, institué sur une boutade d’Armand, le gardien, et devenu depuis une sorte de rituel.  Yamamoto  et Lacroix, Dries Van Noten et Raf Simons cohabitèrent pendant quelques jours avec les ados incrédules, l’énergie des jolies filles et le bonheur mojito des stations balnéaires aux pins penchés. Depuis trente ans, le monde entier se prend au jeu. En 2013, encore, au mois de mai, on a pu de nouveau assister à ce ballet des chroniqueurs de mode arrivant en gare de Hyères, déposant leurs affaires à l’hôtel, et filant illico commander des pastis au bord de la plage, en laissant leur snobisme au fin fond de leurs valises. J’ai vu des journalistes américains de « Vogue », se tromper de terrasse, et malencontreusement égarés au milieu d’un banquet familial sur fond d’hymne provençal, dodeliner de la tête avec entrain. Dans cette fête déconcertante d’élégance et de simplicité, rien n’est payant, rien n’est réservé ; dans ce festival fenêtres ouvertes, nulle caste de badgés et d’aristocratie du passe-droit. La jeunesse des environs se rend là comme à une extension magique de ses soirées Daft Punk. Les hipsters côtoient les créateurs. Vanity Fair s’écrit à Porquerolles. Les bancs de la fac de Toulon dansent avec des critiques cosmopolites. Les mannequins défilent au milieu des salins, entre deux bras de lagune, qui s’enfoncent vers les îles rebondies, vers la mer lumineuse et ses bateaux suspendus.  La génération Facebook entoure les designers.  La rue Oberkampf débouche soudain avenue des Palmiers. C’est Anna Wintour au Bar de la Marine. Le président du jury 2013, Felipe Oliveira Baptista, ancien lauréat et actuel directeur artistique de Lacoste, signifie sa fonction par un sourire de crocodile, qu’il promène sous les lampions de la fête rigolarde, en contrebas d’un village de pêcheurs.  Vous reprendrez bien une caïpirinha ? Il est minuit : il se murmure, sous le manteau, que Kanye West pourrait débarquer dans la soirée. Les gens du Sud exagèrent toujours un peu. On se quittera deux jours plus tard, sous un soleil de plomb. La Villa ce jour-là fera reluire ses restanques. Les regrets sentiront la lavande froide et les châtaigniers tranquilles. Pourquoi rentrer à Paris ? Vivement l’édition de 2014. La vie est si simple, chez Monsieur et Madame de Noailles.

Une fois l’impulsion donnée avec le Festival de la Mode, d’autres espaces de fête et de dérèglement sophistiqué des sens sont apparus à Hyères, depuis une dizaine d’années. Le Midi Festival propose ainsi chaque été une programmation de musique électronique des plus avant-gardiste, et, en juillet, les poitrines et les mâchoires crispées sous le coup de substances plus ou moins légales s’ondulaient sur le sable, aux lueurs d’une lune parfaite. Les DJ avaient fort à faire. Mykki Blanco, rappeur flamboyant de la nouvelle scène New-Yorkaise, égaré on ne sait comment à Hyères-les-Palmiers, fit sensation en chantant vêtu de porte-jarretelles avant de disparaître dans une fête absurde, au milieu des collines, où, dit-on, une centaine de jeunes fans purent lui demander, une poignée d’heures durant, quelques détails précis sur ses influences musicales et poétiques, influences que la jeune star des rubriques branchées a l’habitude de situer « entre Jean Cocteau et Rihanna ». On l’entendit aussi profiter du rosé des collines. Le Sud a des charmes que le soleil octroie. A peine achevée cette édition du Midi Festival, que déjà, Fréderic Landini, créateur de l’évènement musical, s’interroge : que faire l’année prochaine ? Comment déplacer les limites de la folie ? Peut-être un concert, subaquatique, de deep house, avec des enceintes accrochées à des bouées, au milieu des mérous. Il fantasme à voix haute. Ainsi, on aura des danseurs sous marins et des fêtards sous MD. A Hyères, on n’a peur de rien. Tout peut arriver.  Nous verrons bien. L’été finira par arriver.

Devenue par enchantement cosmopolite et jeune, Hyères doit  beaucoup à Jean-Pierre Blanc, directeur de la Villa Noailles et du Festival de la Mode, grand ordonnateur de cette folie douce sous palmiers,  qui, par son charisme et sa force tranquille, a su déclencher un irrésistible enthousiasme et réussir ainsi l’improbable, dans un département aux antipodes, chérissant la rancœur et le ressentiment.  D’exposition en fêtes-sous-le-vent, Hyères devient donc, année après année,  cet étonnant mélange de Tel-Aviv et de Saint-Paul-de-Vence, radicalité moderniste et douceur méridionale, théâtre d’une jeunesse baigné d’ocre et d’azur, émergeant peu à peu au creux d’un archipel béni de tous les dieux. Décontraction talentueuse, dolce vita enivrante, académie solaire des créateurs contemporains, Montparnasse des années folles, mais avec l’accent des garrigues,  il faut aimer Hyères, sa Villa Noailles et ses révolutionnaires y dissolvant leurs 20 ans.  Il faut l’aimer, sans chauvinisme ni patriotisme rance, il faut l’aimer comme une contrée sans terroir, une région du monde qui est en soi un pays, qui est en soi une époque, presque un âge de la vie. Hyères, c’est un été qui dure douze mois, une jeunesse qui ne fête pas ses anniversaires. Hyères c’est demain dès aujourd’hui. Les Noailles avaient décidemment tout compris.

Informations

Villa Noailles, Horaires d’hiver (octobre à juin) : Ouvert tous les jours sauf lundis, mardis et jours fériés, de 13h à 18h. Le vendredi, ouverture en nocturne, de 15h à 20h. Exposition permanente : Charles et Marie-Laure de Noailles, Une vie de mécènes.” Exposition Charles Fréger “Outremer”, 21 novembre 2013 – 12 janvier 2014.

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