En ouverture à la Roma Pride de ce dimanche à Paris* et dans toutes les capitales européennes où se joue le sort des Roms, La Règle du Jeu et l’EGAM invitaient jeudi soir au cinéma Saint-André des Arts à l’avant-première du film de Danis Tanovic, Un épisode dans la vie d’un ferrailleur, qui vient d’être doublement couronné au Festival de Berlin, le film ainsi que le héros du film (récompensé par l’Ours d’argent).

Pour mémoire, Tanovic a été oscarisé en 2001 pour No man’s land, un film époustouflant sur la guerre de Bosnie, l’odyssée d’un soldat bosniaque perdu dans le brouillard qui s’avance dans le no man’s land entre les lignes bosniaque et serbe, tombe dans une tranchée déserte, marche sur une mine dormante, se couche sur elle sans plus pouvoir se relever sous peine d’être déchiqueté, et attend des secours…Le tragique et l’absurde de la guerre, portés à leur incandescence. Un chef d’oeuvre d’humour glacé et un hymne d’amour à sa patrie bosniaque meurtrie par le fascisme grand’serbe.

L’histoire de ce nouveau film est, elle-même, incroyable. Et le film lui-même, l’est plus encore.

Un matin de l’an dernier, au café de Sarajevo où il se retrouve chaque jour à 9 heures avec les trois mêmes copains depuis leur enfance commune, Tanovic lit dans le journal qu’un femme tsigane enceinte d’un bébé mort, qui s’était vu refuser, faute d’argent, dans trois hopitaux différents un curetage d’urgence, venait d’être sauvée in extremis dans une clinique qui avait fermé les yeux sur la fausse carte de sécurité sociale prétée par sa soeur. L’histoire le bouleverse, il part dans le village où vit cette femme, tout au nord de la Bosnie, quelques maisons paumées, un village tsigane misérable entouré de forêts. C’est un couple, l’homme, entre deux coupes de bois sauvages dans la forêt enneigée pour la cuisinière familiale, désossse des bagnoles à coups de masse pour leur feraille au poids, la femme cuisine, pétrit, lave, repasse du matin au soir, ses deux filettes en bas age chahutant dans ses jambes, la télé en permanence allumée. Tanovic n’a pas un sou, aucun producteur ne s’est intéressé à cette histoire tellement banale et sans héros, il est là, avec une caméra légère, il écoute leur histoire, il n’a aucun scénario d’avance, les fillettes finissent bientôt par lui monter sur les épaules, puis sur la caméra. Quoi faire ? Deux jours passent, il décide que cette famille jouera elle-même sa propre histoire. Et c’est, depuis le Voleur de bicyclette de De Sica, le plus beau film-vérité peut-être de ces quarante dernières années.
Il a coûté 15.000 Euros.

On ne racontera pas ici l’histoire, c’est l’histoire d’un acharnement à vivre, de comment triompher de la misère au quotidien, où tout accident — ici une grossesse qui tourne mal —, devient rapidement mortel. Ces quatre héros qui s’ignorent, situés tout en bas de l’échelle humaine, qui rejouent leur propre vie, qui rejouent l’épisode tragique dont ils viennent de sortir — mais jouent-ils ? Non, bien sûr —, nous administrent en direct, sans presque de mots, juste en se débattant contre le sort, le manque d’argent et l’hostilité du monde, un bouleversant message humain.

Ce sont des Roms de Bosnie, le pays oublié de l’Europe. Les oubliés des oubliés. Mais à nul moment, Tanovic ne les renvoie à leur condition de Roms, à une romanité supposée ou réelle, à une origine dite, à laquelle ils seraient assignés, parce que tels. On est ici aux antipodes de Kusturica et de son Chant des Gitans, qui reprenait avec un art consommé de la mise en scène et en empathie toutes les idiosyncrasies sur les Gitans, musique, folklore, débrouillardise, roublardise et tout et tout. Ces quatre-là eux aussi sont Roms, mais ce n’est jamais dit, ce n’est pas besoin, c’est bien au-delà, on est dans l’universel de la condition humaine. Au malheur, à la désespérance, la réponse, ici, est compassion, solidarité des réprouvés. Un hymne à l’humanisme au ras du sol, dans les gestes les plus élémentaires, pousser une bagnole en panne, fendre des bûches trop vertes.

Après viendra le temps de la politique, après les droits, après, oui, la défense des Roms. Mais d’abord la common decency, ce concept cher à Georges Orwell, la décence toute simple, universellement partagée, contre l’injustice, l’oppression, le malheur, le froid.
D’abord la fraternité humaine. Le meilleur antidote à l’injustice, à tous les fascismes. La meilleure arme, à la portée de tous, ici des plus humbles. Merci Tanovic.

* Dimanche 6 octobre— Roma Pride : simultanément dans 15 pays européens, grande mobilisation festive pour la dignité des Roms et des gens du voyage !
A Paris, le rendez-vous est à 14 h, place de la Bastille.

2 Commentaires

  1. «Enfin, les valeurs de la République, c’est de tenir compte de situations humaines. Par rapport au cas de cette jeune fille, si elle en fait la demande et qu’elle veut poursuivre sa scolarité en France. Un accueil lui sera réservé. Et à elle seule.»
    Si elle, Leonarda, en fait la demande et qu’elle veut poursuivre sa scolarité en France. Un accueil lui sera réservé. Et à elle seule : Leonarda.
    François Hollande ne pouvait pas dire qu’un accueil serait réservé à Marija, sœur de Leonarda avant que Marija n’en ait effectué, à son tour, la demande.
    C’est le problème que nous pose un usage débile des symboles. Dans cette affaire, on semble avoir oublié que Marija Dibrani, actuellement élève en CAP restauration-hôtellerie, a elle aussi été expulsée après avoir fourni, auprès de sa cadette, on peut même imaginer ces longues heures où la plus grande a aidé la petite à terminer ses devoirs, ce que celle-ci doit à celle-là, un nombre d’années à tout faire pour s’étirer l’âme depuis un univers culturel extrêmement puissant vers une version de la civilisation d’une complexité incommensurable, un nombre d’années où il faut bien que les parents, lesquels éprouvent un mal de chien à se couper la langue, aient incité leur progéniture à s’éloigner d’eux, et par «eux», j’entends une partie très profonde de ce dont se compose la petite musique humaine, à se mêler aux us et coutumes d’un monde hermétique dont l’inaccessibilité en aurait fait capituler plus d’un tant il est invivable de se trouver diminué ainsi, réduit à constater que dans bien des domaines, on est devenu inférieur à ses propres enfants, un nombre d’années de travail pour la France, et ceux qui n’ont pas oublié les efforts qu’exige d’un individu l’École publique de la République sont en droit de se demander, si tout travail mérite salaire, ce que la société leur doit au bout d’un tel cycle d’étude.
    Si elle, Marija, en fait la demande et qu’elle veut poursuivre sa scolarité en France. Un accueil lui sera réservé. À elle, Marija, comme à sa sœur Leonarda.

  2. Il ne devait pas y avoir une vidéo de la partie débat de cette soirée? Ou j’ai mal compris, ou alors je n’ai pas réussi à la trouver?