En décernant leur Nobel à Octavio Paz, les jurés de Stockholm — si soucieux, d’ordinaire, de célébrer des «littératures nationales» savaient-ils vraiment qu’ils couronnaient un écrivain dont la mémoire chevauche, au moins, deux continents? Le sien, bien sûr, auquel son œuvre doit sa sensualité et sa lumière. Mais aussi l’Europe, dont Paz se veut le fils exigeant. C’est en songeant à cette double généalogie (celle d’un sol et celle d’une idée) qu’il a accordé un long entretien à La Règle du jeu.

On l’y retrouvera donc, tel qu’il est, aussi attentif au destin de la poésie qu’à celui du «socialisme», et aussi proche de Proust que de Bouddha. Le surréalisme, Trotski, l’écriture automatique, Victor Serge ou Neruda appartiennent encore à des souvenirs auxquels ce baudelairien impénitent concède à jamais le droit de se contredire.

Gabi Gleichmann : Quelle a été votre réaction lorsque vous avez appris que vous aviez obtenu le prix Nobel de littérature cette année ?

Octavio Paz : Ce fut une grande surprise pour moi. J’ai été très étonné et n’ai pas voulu y croire au début. J’ai pensé que c’était une blague. Mais ensuite, quelle joie ! Je suis ravi. J’éprouve des sentiments très complexes.

G.G. : Vous dites que vous avez été très surpris. N’aviez-vous jamais pensé obtenir ce prix ?

O. P. : Il y a quelques années, certaines rumeurs m’étaient parvenues selon lesquelles je pourrais être l’un des candidats au Nobel. Ma femme, Marie-Josée, et moi-même souhaitions depuis plusieurs années nous rendre à Stockholm mais ne nous étions pas décidés à y aller — une visite, dans ces circonstances, aurait pu avoir l’air d’un calcul. Mais après le couronnement, l’année dernière, de Camilo José Cela, j’ai pensé que ma candidature ne serait probablement plus retenue. Il me semblait impossible en effet que, les années suivantes, le prix soit attribué de nouveau à un écrivain de langue espagnole. En fait, quelques jours avant que vous ne m’appeliez pour me parler du prix, nous avions décidé de partir prochainement pour Stockholm.

G.G. : Pensez-vous que le Nobel change quoi que ce soit dans votre vie ?

O.P. : Ce prix me donne de lourdes responsabilités. J’espère cependant que ma spontanéité ne s’en trouvera pas entravée. Je veux rester l’homme que j’ai toujours été, je refuse de changer.

G.G. : Selon vous, quel sens a le Nobel de littérature ?

O.P. : Il a une valeur magique, symbolique. Il est devenu le plus grand signe de reconnaissance de la littérature contemporaine. Bien sûr, ce n’est pas un passeport pour l’immortalité. Personne ne connaît le jugement que porteront les générations futures sur nos goûts et nos idées. Mais ce prix révèle les tendances de notre temps.

G.G. : Vous avez reçu le Nobel pour une oeuvre qui contient à la fois de la poésie et des essais. Qu’est-ce qui est le plus important à vos yeux ?

O.P. : Sans aucun doute, la poésie. Je crois qu’elle est la source même de mon écriture. Pendant toutes ces années de travail, la poésie a nourri mon oeuvre dans d’autres domaines et, par un juste retour des choses, presque tout ce que j’écris tourne autour de la poésie. Mais il faut dire que j’appartiens à une tradition où le poète s’est toujours fortement engagé en art et en musique — Baudelaire, Valéry et Breton par exemple.

G.G. : Vous considérant avant tout comme un poète, êtes-vous gêné d’avoir reçu le Nobel à la fois en tant que poète et essayiste ?

O. P. : Non, au contraire, j’ai été très heureux que l’Académie suédoise ait mentionné mon travail d’essayiste lors de l’attribution du prix, parce que tous les Nobels décernés antérieurement aux écrivains latino-américains — les poètes Gabriel Mistral et Pablo Neruda, les romanciers Miguel Asturias et Gabriel Garcia Marquez — ont récompensé des créateurs. Et si l’on considère les Nobel décernés aux Espagnols, on s’aperçoit qu’il en va de même : Vincente Aleixandre et Juan Ramon Jimenez étaient des poètes, José Echegaray, Jacinto Benavente et Camilo José Cela étaient des dramaturges et romanciers. Pour la première fois, l’Académie donne le prix à un poète de langue espagnole qui est aussi un essayiste. C’est très intéressant car, jusqu’à présent, la littérature latino-américaine a eu du mal à se faire reconnaître comme une littérature d’hommes doués de pensée. On admire de par le monde notre imagination, mais pas nos idées ; on nous traite un peu comme des enfants. C’est donc la première fois que, sur le plan intellectuel, l’Espagne — et non plus seulement le cercle latino-américain — est reconnue. T. S. Eliot, lui aussi, était un poète et un essayiste, et bien d’autres encore. Mais dans le domaine espagnol, je suis le premier. C’est très important.

G.G. : Peu d’écrivains contemporains ont autant écrit de poésie et de réflexions sur la poésie que vous. Est-ce un moyen pour le théoricien que vous êtes de comprendre le technicien qui est en vous ?

O.P. : Si j’ai écrit tant d’essais et d’ouvrages sur la poésie c’est d’abord parce que je voulais me justifier de l’étrange idée d’écrire de la poésie à notre époque. Pour moi, les choses ont toujours été très claires : je voulais être poète avant tout.

G.G. : Estimez-vous que la «position» de la poésie diffère de celle de la prose ?

O.P. : Oui. Les moyens éducatifs ne sont guère favorables à la poésie. D’autres formes de littérature — le roman par exemple — sont beaucoup plus populaires.

G.G. : Pourquoi ?

O.P. : Ma foi, c’est très compliqué. Je crois que la poésie exige du lecteur un plus gros effort. Mais je dirai aussi qu’un rapport continu s’est établi entre la poésie et la prose au cours des XIXe et XXe siècles. Beaucoup de gens s’imaginent que l’une des grandes conquêtes de la poésie moderne est l’usage que font les poètes de la langue courante — du langage quotidien. Cette idée est très à la mode dans la poésie du XXe siècle. Et, d’une certaine manière, le langage quotidien a donné de la vitalité à la poésie moderne. Mais peu de gens osent dévoiler l’autre face de la médaille : à savoir que la plupart des grandes innovations en littérature moderne et surtout dans le roman, viennent de la poésie et que les romanciers n’ont fait qu’adopter ces innovations.

G.G. : Des exemples ?

O.P. : Il fut un temps où l’idée de présenter des événements simultanément à différentes époques était très en vogue. On la trouve dans les romans de John Dos Passos, d’abord, puis dans ceux de beaucoup d’autres écrivains ; tous les romanciers utilisent cette technique de retour au passé, mélangeant les personnages et les époques. Or cette technique a pris naissance dans la poésie moderne. On la trouve chez Apollinaire, Eliot, Pound et chez certains des plus importants poètes américains, français et allemands. Donc, cette technique prend sa source dans la poésie.

Gardiens de la langue

G.G. : Pouvez-vous me citer quelques-uns des grands romanciers qui ont tiré leurs idées de la poésie ?

O.P. : Proust, par exemple. Il utilise plusieurs fois — et d’une manière inexploitée avant lui le roman — les moyens et les ressources poétiques pour appréhender la réalité. N’oublions donc pas que la littérature moderne, et particulièrement le roman moderne, ont une grosse dette envers la poésie ; elle est omniprésente dans les romans modernes, bien que cette idée n’ait pas encore été exploitée à fond. Voilà un travail intéressant pour les critiques !

G.G. : L’intercommunication existe entre tous les arts.

O.P. : La peinture a une grande influence sur la poésie. Le cubisme et le surréalisme, par exemple, ont eu une forte emprise sur la poésie. Évidemment, la prose, elle aussi, a eu un certain impact sur la poésie. Néanmoins, dans le cadre de ces rapports, je dirais que les grandes aventures, les grandes explorations, les grandes expériences dans l’art de l’écriture ont presque toujours commencé en poésie et que les prosateurs s’en sont servis.

G.G. : Est-ce qu’aujourd’hui on a rejeté la poésie à l’arrière-plan ?

O.P. : Non ! Elle n’est pas à l’arrière-plan sous prétexte qu’elle a moins de lecteurs que la prose. D’ailleurs, nous pouvons considérer la question sous un autre angle, grâce aux chiffres…

G.G. : Aux chiffres ?

O.P. : Oui, les statistiques. Nous savons que les inventions les plus importantes, les plus en vogue de la technologie viennent de la science. Pourtant la science reste à l’arrière-plan de la technologie quotidienne. J’aimerais faire une comparaison entre la poésie et la science à l’état pur. La poésie est à l’arrière-plan de la littérature comme la science est à l’arrière-plan de la technologie.

G.G. : Joseph Brodsky dit souvent que la langue fait naître le poète et œuvre en lui. Êtes-vous d’accord ?

O.P. : Oui. Il y a une grande différence entre les essayistes, les philosophes et les historiens qui utilisent la langue, et les poètes qui sont des instruments au service de la langue. Je dirais aussi que les poètes ne sont pas seulement les instruments de la langue, de cette langue qui leur parle et s’exprime à travers eux, mais qu’ils sont aussi ses gardiens.

G.G. : Dans quel sens ?

O.P. : La poésie est très importante non seulement du point de vue culturel mais aussi du point de vue moral et politique. Les Anciens le savaient mais nous avons oublié cette antique vérité. Si nous voulons avoir une bonne compréhension réciproque et de bonnes relations humaines, il nous faut un bon langage ; celui-ci est aujourd’hui uniforme, simplifié, malmené et confus. La mission du poète est de le purifier. A un ami qui lui demandait quel serait sa première initiative s’il était nommé chef de l’Etat, Confucius répondit : réformer le langage. Il voulait clarifier le sens des choses. C’est le seul moyen de bien gouverner.

G.G. : La détérioration rapide et consciente du langage est une des caractéristiques les plus significatives des régimes totalitaires du XXe siècle.

O.P. : Oui, nous voyons le langage se corrompre partout sous l’influence des régimes totalitaires et despotiques. Ajoutons aussi que, dans les démocraties, nous assistons, non pas à la même corruption mais à une dégradation de la langue due à la propagande commerciale, à la publicité. Et le plus curieux est que la publicité tente d’aller de pair avec la poésie. Les Américains disent par exemple : « I like Ike » ; et les Français : « Du beau, du bon Dubonnet. » C’est une sorte de poésie primitive appliquée à une propagande politique ou commerciale, ce qui est, en fait, un abus de la poésie.

G.G. : Quel sens donnez-vous à la poésie ?

O.P. : La poésie est l’âme cachée de la vraie vie. On peut la comparer au mysticisme car, hors de son propre contexte et de sa terminologie, elle est inexplicable. La poésie se signifie elle-même à travers le mot. Elle emplit le silence qui nous entoure et, avec le mot juste, s’engage à nous donner tous les mots. Le mot poétique ne peut se remplacer par aucun autre. Il est essentiellement différent de celui de la prose et du langage quotidien.

G.G. : Au cours des années passées, vous avez donné bien des réponses à la question de la signification de la poésie. Mais vous avez souvent changé d’opinion, donné des réponses contradictoires.

O.P. : Le droit de se contredire n’est pas seulement un des droits fondamentaux de l’homme mais aussi un droit que nos législateurs ont hélas oublié. Parlant des droits fondamentaux de l’homme, Baudelaire fait une place à part à celui qui consiste à se contredire. Toute ma vie, j’ai recherché la complexité et, en accord avec les nouvelles connaissances acquises et mes facultés de discernement, j’ai révisé mes opinions, sans perdre, évidemment, mon «moi» profond. J’ai donc toujours recherché une réponse complexe, contradictoire même plutôt qu’unitaire, aux questions posées. Je crois que le mot «utilitaire» est très dangereux. Chercher l’unité n’est qu’ illusion.

G.G. : Croyez-vous que les poètes aient un rôle spécial à jouer dans la société ou plutôt qu’ils ont une certaine tâche à accomplir ?

O.P. : L’idée qu’on soit obligé d’avoir une «fonction» dans la société ne m’est pas très sympathique parce qu’alors on devient immédiatement prêtre ou fonctionnaire ; or nous savons que les prêtres et les fonctionnaires sont très proches des bourreaux. Les poètes jouent leur rôle de façon spontanée, sans le savoir et peut-être en rigolant un peu.

G.G. : Pourquoi préférez-vous cette attitude ?

O.P. : Si un poète se croit prêtre du langage c’est à cause de son amour de la poésie. Mais il ne faut pas qu’il ait seulement le respect du langage ; le sens de l’humour lui est absolument nécessaire. Il faut traiter le langage comme le ferait un amoureux pour l’objet de son amour : en riant, en blaguant, en se battant parfois. Se battre, en amour, est très important. Et se réconcilier ensuite. Tous ces évènements font partie de la vie et des rapports entre le poète et le langage.

L’humour de Borges

G.G. : L’humour a-t-il un rôle important dans la poésie ?

O.P. : C’est une des plus grandes ressources de la poésie. La poésie sans humour est comme une fleur sans parfum. Dans toute poésie, il faut une part d’humour. Pas trop grande cependant, de crainte d’entraver la production. On trouve de l’humour, involontaire parfois, chez tous les grands poètes. Regardez, par exemple, ce poète français que j’admire énormément : Victor Hugo. Il est parfois comique, sans chercher à l’être, à cause de son côté sévère et de sa tendance à se prendre trop au sérieux. C’est une mauvaise attitude.

G.G. : L’humour n’est pas important seulement en poésie. On le redoute dans tous les régimes totalitaires.

O.P. : Bien sûr ! L’humour est une des armes les plus efficaces que possède l’humanité contre le totalitarisme. Un pays qui peut utiliser l’humour dans ses critiques est un pays en bonne santé.

G.G. : Est-il exact, comme l’affirme Carlos Fuentes, que les grands humoristes latino-américains sont mexicains ?

O.P. : Oui, peut-être. Nous avons beaucoup d’humour noir, macabre même. Mais pas seulement celui-là ! Un de nos plus fameux graveurs, un grand artiste nommé Posada, avait l’habitude, au début du siècle, d’illustrer certains journaux. Quand il arriva de sa province natale au Mexique, il travailla avec mon grand-père, journaliste dans un périodique. Très rapidement, Posada devient une sorte de reporter-dessinateur dans des journaux à la mode. Il illustrait les principaux évènements de la semaine : un grand crime, un soulèvement politique, un accident, etc., et faisait aussi des gravures en noir et blanc, véritables anticipations de la peinture expressionniste. Son sens de l’humour, parfois noir ou rouge ou jaune ou vert, était très grand ! Quel merveilleux graveur ! Son œuvre est une sorte de comédie grotesque. Je crois que Posada est l’un des plus grands artistes latino-américains ; son influence a été énorme sur les Mexicains. C’est lui qui a donné forme à l’humour mexicain.

G.G. : Mais ne trouve-t-on pas de l’humour chez presque tous les écrivains latino-américains importants ?

O.P. : Si. Il y en a chez tous nos bons écrivains. Prenez Neruda, par exemple. Tout le monde parle de Neruda «le politique» ; celui-là ne me parait pas très intéressant. Mais que dire du grand poète de l’amour dont l’œuvre se teinte parfois d’un humour mélancolique ? Ses poèmes humoristiques sont merveilleux. Borges a, lui aussi, le sens de l’humour, un humour plutôt agressif mais efficace.

Politique

G.G. : Naturellement, vous êtes «l’homo poeticus». Mais vous vous intéressez aussi à la politique. D’où vient cet intérêt ?

O.P. : D’abord, de ma famille. Mon grand-père était journaliste et romancier, très populaire d’ailleurs. Je me souviens d’un de ses romans. Quand j’étais enfant nous avons vécu quelques mois à Los Angeles où ce roman se vendait bien ; la population espagnole de là-bas en parlait beaucoup. Mon grand-père faisait partie du mouvement pro-indien qui voulait restaurer le vieil héritage indien. Il avait des liens avec l’ancien régime – comme député et sénateur. Mon père, lui, s’opposait à la dictature de Huerta. Voilà pourquoi il quitta la capitale et gagna le Sud, où il apprit à connaître les paysans, à Morelos, et prit part à la révolution mexicaine dans laquelle il voyait une profonde vérité ; je crois qu’il avait raison. Dans son exil américain, il devint le représentant de Zapata. Donc, comme vous le voyez, mon père et mon grand-père étaient fortement impliqués dans la politique. Il est naturel qu’avec ces antécédents, je m’y intéresse à mon tour.

G.G. : Autrement dit, c’est une affaire d’héritage.

O.P. : Pas seulement. Je suis né en 1914 et ma vie a été marquée par tous les grands évènements de ce siècle : le nazisme et le fascisme, la révolution mexicaine, la guerre civile d’Espagne, deux guerres mondiales, l’effondrement idéologique du communisme, etc. Voilà pourquoi, je crois, la plupart des individus de ma génération s’intéressent à la politique. Pensez à des poètes comme Stephen Spender, W.H. Auden ou aux surréalistes : tous s’intéressaient beaucoup à la politique.

G.G. : Mais s’agit-il d’un intérêt général pour la politique ou d’un intérêt pour une politique particulière ?

O.P. : Au début, je me suis intéressé au socialisme et à la justice universelle. Vint alors notre terrible déception devant ces mouvements. Notre siècle a été cruel pour les vies humaines comme pour les idées. J’ai dû critiquer bien des poètes que j’aimais et supporter d’être critiqué par eux. Notre époque est une lutte perpétuelle, semée de terreur.

G.G. : Quand avez-vous, pour la première fois, pris contact avec les idées socialistes ?

O.P. : C’était en Espagne, à la fin des années 30. J’ai rencontré des gens, des républicains, des anarchistes – pas des trotskistes – mais des dissidents du stalinisme groupés autour du POUM. Orwell en faisait partie. J’ai découvert par la suite qu’ils étaient tous persécutés, ce qui me bouleversa. Quand je suis rentré au Mexique, la première attaque contre Trotski éclata.

G.G. : Avez-vous jamais rencontré Trotski ?

O.P. : Non, jamais. Mais cela ne m’empêchait pas d’être touché par ce qui lui arrivait, non que je fusse trotskiste, mais parce que je refusais de croire qu’il était un agent. Une de mes premières disputes avec mes amis communistes – je n’ai jamais été membre de ce parti non plus – eut lieu à ce sujet.

G.G. : Voilà donc la raison pour laquelle la gauche vous a déçu ?

O.P. : Ce n’était que le début. Ensuite sont venus le tandem Molotov-Ribbentrop, le pacte germano-soviétique qui furent une terrible déception parce que toutes les politiques de la Troisième Internationale et des partis communistes européens consistaient à créer un front uni contre le nazisme et le fascisme, ces «grands ennemis». En signant le pacte, l’Union Soviétique, ou les staliniens, perdirent toute crédibilité. Je fus le premier écrivain de gauche latino-américain à prendre mes distances.

G.G. : Quelle fut la réaction de vos amis dans les milieux de gauche ?

O.P. : Ma décision me mit dans une très mauvaise situation. Des amis comme Neruda – je l’aimais beaucoup – et d’autres refusaient de m’adresser la parole.

G.G. : Est-ce l’époque où vous avez rencontré Victor Serge ?

O.P. : Oui. Cette rencontre a été très importante pour moi, Victor Serge étant un homme de grande expérience. Mais laissez-moi vous dire encore quelques mots à propos du dernier épisode. J’ai tu ma déception et me suis contenté de me séparer en silence des communistes et de ne plus collaborer avec eux désormais. C’est tout ! Puis, à Paris, en 1947 ou 1948, un grand scandale éclata. Un ancien prisonnier des camps de concentration, David Rousset, grand ami de Jean-Paul Sartre, venait de publier un roman sur l’expérience qu’il avait vécue dans les camps. Il fonda une association d’anciens prisonniers des camps de concentration allemands et écrivit une série d’articles dénonçant l’existence, à ce moment même, de camps de concentration en Union soviétique. Les communistes l’accusèrent de mensonge. Je compris qu’il n’en était rien. En tout cas, c’était la première fois qu’on rapportait ce genre de propos.

G.G. : Vous avez dit que vous étiez un des premiers écrivains latino-américains à avoir rompu avec la gauche. Beaucoup d’écrivains latino-américains continuent, à ce jour, à soutenir la gauche et vous critiquent en vous traitant de conservateur.

O.P. : C’est exact, bien que je ne sois pas le seul. Mais la majorité des intellectuels latino-américains a choisi une voie plus facile sur le plan idéologique : elle a tout simplement porté aux nues le vulgaire marxisme et soutenu des dictatures militaires et bureaucratiques. Je crois cependant que nous entrons aujourd’hui dans une nouvelle période de l’histoire. Nous ne savons pas ce qui va sortir de la grande transformation de l’Europe de l’Est.

G.G. : Pour en revenir aux années 40, est-ce votre déception de la gauche qui vous a poussé vers les surréalistes ?

O.P. : Non, j’y étais préparé de longue date. En vérité, je m’intéressais déjà à certains écrivains, certains philosophes – par exemple les romantiques allemands qui, d’une certaine manière, préfigurent le surréalisme. J’ai lu avec beaucoup d’admiration les œuvres d’auteurs qui essayaient de retrouver le côté instinctif, spontané de l’homme. Par exemple, D.H. Lawrence. Ma propre poésie est une poésie de l’amour, du corps. Mon premier essai poétique avait pour titre : «Poésie de la solitude et de communion.»

G.G. : Mais n’y avait-il pas aussi dans le surréalisme une fascination politique ?

O.P. : Politiquement, j’étais très proche des surréalistes. Métaphysiquement aussi. Quand je suis arrivé en France, j’ai découvert que le surréalisme pouvait, sur le plan social et politique, engendrer une attitude honnête et courageuse, et que, d’un point de vue artistique, l’exaltation de l’amour et de la liberté était très importante de même que l’effort nécessaire à l’utilisation des ressources rationnelles de l’homme.

Les surréalistes n’ont pas d’oreilles

G.G. : N’aviez-vous aucune objection à formuler contre le surréalisme ?

O.P. : J’ai déjà dit à Breton que je formulais des réserves sur certaines conceptions esthétiques du surréalisme. Je crois beaucoup à l’écriture spontanée, mais pas à l’écriture automatique. Un jour, il me demanda de lui donner quelques poèmes à publier. Il voulait faire une espèce d’album de textes surréalistes du milieu de ce siècle. Je lui donnai deux poèmes ; il les lut et dit : «Il me semble que dans celui-ci il y a deux lignes qui sont faibles.» – «Très bien, lui répondis-je ; s’il en est ainsi, je vais les effacer.» Et je le fis. Quelques mois plus tard, je lui dis que ces deux poèmes étaient un modèle d’écriture automatique et j’ajoutais que je ne comprenais pas pourquoi il avait fallu supprimer ces deux lignes. «Comment expliquez-vous cela ?» demandai-je à Breton. Il me regarda et, après une minute de réflexion, répondit : «L’inconscient nous fait parfois commettre des erreurs.»

G.G. : Que reprochez-vous à l’écriture automatique ? De ne pas être la vraie solution au problème de l’inspiration ?

O.P. : Pas seulement cela ! Je crois qu’un poème est un objet, quelque chose de matériel fait de mots, et qu’en tant que tel il a une forme, un début et une fin. Et bien entendu, il ne contient pas que les mots, mais l’instinct du poète, sa sensibilité, ses émotions, et son intelligence. De plus, la poésie est caractérisée par l’usage volontaire du rythme. Voilà le grand problème pour les surréalistes : ils ont des yeux mais pas toujours des oreilles. Et en poésie, l’instrument le plus important est l’ouïe.

G.G. : Pourtant beaucoup de romanciers ont essayé de créer de la musique dans leurs romans.

O.P. : Oui, certains écrivains sont des poètes. Mais la fragmentation orale, la magie orale, est très importante en poésie. James Joyce par exemple est intéressant parce qu’il utilise la qualité orale. On ne peut lire ses œuvres comme de simples romans : ce sont des poèmes. Voilà pourquoi Joyce ne peut se lire que par fragments. Il exige trop du lecteur et donne trop peu en échange.

G.G. : Dans votre activité intellectuelle, il y a une grande part de critique. On n’en trouve pas l’équivalent dans le surréalisme. Cette activité critique ne vous a-t-elle pas manqué chez eux ?

O.P. : Bien sûr que si. Pour les surréalistes, l’important c’est la pensée utopique et poétique. En ce qui me concerne, j’ai toujours essayé de créer une distanciation critique entre le monde et moi. Pour moi, la fonction fondamentale de l’écrivain est d’être critique. Voilà pourquoi je me considère comme l’héritier d’une double tradition : celle de la révolution et du romantisme (le surréalisme étant le dernier mouvement romantique dans cette catégorie), et celle de la critique «éclairante».

G.G. : Selon vous, quelle est la plus grande qualité du surréalisme, celle dont vous pourriez tirer le plus profit pour votre œuvre ?

O.P. : Voilà une bonne question ! Je dirais… Une grande liberté d’association. En fait, j’ai trouvé dans le surréalisme les limites extrêmes de la poésie, de l’imagination poétique. Pour moi, la faculté d’associer différentes réalités, de trouver un lien entre elles, est de la plus haute importance. Évidemment, cette faculté se retrouve chez beaucoup de poètes qui ne sont pas surréalistes. Mais c’est dans le surréalisme que j’ai découvert l’application de ce principe. Et depuis lors, je me suis efforcé, dans ma poésie, de fondre ensemble diverses formes, en revenant, par exemple, à l’unité entre l’idée et le sentiment, afin de permettre à l’idée de devenir sensible et à la sensibilité de devenir intellectuelle.

L’Asie

G.G. : Vous avez été diplomate pendant vingt ans et avez passé plusieurs années au fin fond de l’Asie, dans les pays où la tradition poétique est complètement différente de la nôtre. Quel genre d’influence subit-elle là-bas ?

O.P. : Aux Indes, je dirai que j’ai retrouvé ce que j’avais découvert avant le surréalisme, et plus tard, avec le surréalisme : l’idée que la vie est en quelque sorte sacrée. La doctrine d’une des branches de l’hindouisme et du bouddhisme – le tantrisme – se résume à une espèce de sacralisation du corps et de la sexualité. J’ai retrouvé dans la tradition hindoue cette idée qui m’était si chère au temps de ma jeunesse et du surréalisme : le caractère sacré de l’amour sexuel. Quand on évoque l’Inde, on pense toujours à un pays de renonciation et de yogis. Et, d’un côté, c’est vrai ; mais de l’autre, on s’aperçoit, dans les grands temples par exemple ou dans les monuments bouddhiques, que tous les murs sont recouverts de fresques représentant des couples d’amoureux aux corps merveilleux et vigoureux. N’est-ce pas là l’expression du caractère sacré de la vie, de la nature ? Cela m’a paru très encourageant et m’a ouvert de nouveaux horizons, très importants.

G.G. : Quelle place tient la sexualité dans votre œuvre ?

O.P. : La poésie est un mode d’expression très sensible. Elle renferme des sonorités, des émotions, des sentiments, une forme. Pour un être humain, la plus forte des émotions est d’ordre sexuel, érotique. La plupart de mes poèmes traitent de l’unification de ces éléments que l’on retrouve quotidiennement dans la vie et en amour.

G.G. : Revenons à l’Inde, cette société turbulente. Quelle autre source d’intérêt y avez-vous trouvée ?

O.P. : Bien que l’Inde soit dans une situation terrible sur le plan économique et social, j’y ai découvert bien des choses stimulantes. D’abord, ma femme, Marie-Josée ! Et puis, sur le plan du développement intellectuel, le bouddhisme, une religion philosophique. A mon avis, la religion exige trop de l’homme moderne à cause de son côté irrationnel. Dans le bouddhisme, ce côté irrationnel est moins important que dans les autres religions ; cela m’a frappé. Je ne crois pas en grand-chose mais j’ai été impressionné tout de même.

G.G. : Et la littérature indienne ?

O.P. : Elle ne m’a pas particulièrement ému, peut-être parce que certaines de ses qualités se retrouvent dans la littérature espagnole.

G.G. : La littérature japonaise vous attire-t-elle davantage ?

O.P. : Celle-là m’a fortement impressionné. J’y ai trouvé quelque chose d’essentiel pour nous : l’économie, le silence, l’ambition de dire beaucoup en peu de mots, l’importance de ne pas tout dire, d’indiquer seulement. C’est capital surtout pour moi qui suis issu d’une tradition rhétorique. Les Latins ont tendance à la logorrhée. Mais je crois que, sur ce plan-là, je me suis montré plutôt économe.

G.G. : Il me semble qu’aujourd’hui, il serait impossible de supprimer deux lignes de vos poèmes.

O.P. : J’ai également appris, à travers les œuvres de poètes japonais, à apprécier la valeur de l’ébauche. Selon nos concepts, la perfection ne s’atteint qu’à travers un produit fini, achevé. Pour les Japonais, la perfection est ce qui s’arrête à mi-chemin, qui suggère, qui indique seulement.

G.G. : Dans vos derniers poèmes, vous vous interrogez continuellement sur le fondement même de la poésie. Est-ce une quête intellectuelle consciente ?

O.P. : Cela devait être une quête rationnelle mais je me laisse constamment piéger… alors je ne sais pas trop comment vous répondre. Peut-être est-ce une recherche à demi rationnelle et à demi spontanée.

Être mexicain

G.G. : Depuis 1950, année de la parution de votre essai intitulé Le Labyrinthe de la solitude, le Mexique a été l’un des thèmes constants de vos travaux d’essayiste. Comment se fait-il que vous, un des grands citoyens du monde de notre temps, vous préoccupiez tellement de votre patrie ?

O.P. : L’énigme, le vrai puzzle pour tous les Mexicains de ma génération, se résume à une seule question : que signifie «être mexicain» ? J’ai cherché la réponse et fouillé toute l’histoire mexicaine.

G.G. : Quelles sont les réponses ?

O.P. : J’ai d’abord compris que l’histoire mexicaine est incompréhensible si on la sépare de l’histoire latino-américaine parce qu’il n’y a pas d’histoire nationale, toute histoire étant universelle. Tout comme l’histoire du Mexique est incompréhensible hors du contexte latino-américain, l’histoire latino-américaine est insaisissable si on ne prend pas en considération les liens qui l’unissent à l’histoire de l’Amérique du Nord et de l’Europe.

G.G. : Mais si l’histoire de l’Amérique latine et celle du Mexique sont étroitement liées à l’histoire du monde, elles sont, en revanche, radicalement différentes de celles de l’Amérique du Nord et de l’Europe.

O.P. : Evidemment. La naissance de l’Amérique du Nord est à l’opposé de celle de l’Amérique latine. Les Etats-Unis ont fait leur apparition à l’époque moderne, en même temps que naissaient la réforme, le capitalisme et la conscience individuelle. Nous, par contre, sommes issus de la contre-réforme, de la nouvelle théologie thomiste et de l’art baroque. Chez nous, les populations indigènes ont toujours joué un rôle important, contrairement aux Indiens des États-Unis et du Canada qu’on a exterminés ou marginalisés. Nous avons aussi bien obtenu notre indépendance de manière différente. A l’origine les États-Unis étaient constitués de petits groupes de colonisateurs qui, ensemble, fondèrent un grand pays, tandis que la naissance de l’Amérique latine est le résultat du déclin de l’empire espagnol. C’est à cause de notre différence fondamentale qu’il me semble si important de voir les pays latino-américains s’efforcer de trouver leur voie sans copier le modèle américain. Une modernisation de nos sociétés de type capitaliste conduit souvent à de grandes catastrophes.

G.G. : Revenons à la question de Mexique. Qu’est-ce qu’un «Mexicain typique» ?

O.P. : Le Mexicain typique n’existe pas plus que l’Espagnol typique. Ce n’est qu’un mot et non la définition de qualités caractéristiques. Pour moi, le Mexicain est plutôt une réalité historique qui change et doit se transformer.  Mais il y a tout de même chez lui des traits permanents qui n’ont rien de caractéristique cependant.

G.G. : Une «mentalité» ?

O.P. : Je dirais plus volontiers, une tradition, un regard sur le monde. C’est aussi une langue, une biographie, une histoire… quelque chose qui passe mais qui demeure.

G.G. : Vous avez dit plus haut que votre père voyait dans la révolution mexicaine quelque chose de profondément vrai et que vous lui donniez raison. Pourriez-vous m’expliquer cela plus en détail ?

O.P. : Il y a une certaine vérité dans la révolution paysanne mexicaine, avec son aspect millénaire et utopique, son désir de revenir à une société précapitaliste et prémoderne, ses rêves de partage de la propriété terrienne. C’est peut-être un rêve impossible mais il donne à la vie une plus grande authenticité en soulignant certaines vérités. La révolution mexicaine signifiait qu’une vieille aspiration à la liberté renaissait – un courant de pensée qu’on retrouve dans les mouvements paysans à l’époque de la réforme en Europe et au Mexique, au XIXe siècle. Dans la révolution mexicaine renaissent ce rêve et cette spontanéité d’action qui m’ont toujours fortement touché. J’y discerne également un compromis historique qui a permis la naissance du Mexique et de sa constitution moderne. Mais dans ce compromis historique, la révolution mexicaine a perdu la partie : divers gouvernements révolutionnaires l’ont pillée, falsifiée.

G.G. : Puisque vous êtes à moitié espagnol et à moitié indien, je voudrais savoir ce que vous pensez de l’histoire et de la tradition métisses.

O.P. : L’Histoire et la Tradition sont synonymes de mélange de civilisations. Vous en avez des preuves partout. La grande tragédie du peuple précolombien, quand les Espagnols sont arrivés, est qu’il ne connaissait aucune autre civilisation. Les Aztèques, les Indiens-Mayas, les Indiens d’Amérique du Nord, n’étaient en relation avec aucun autre peuple. Les Européens, sur ce plan, trouvèrent beaucoup d’avantages – oh combien fructueux – dans le mélange des civilisations. Il est évidemment impossible de considérer une partie quelconque de la culture européenne sans prendre en compte l’influence des peuples environnants.

G.G. : Vos récentes recherches sur l’ethnie mexicaine ont pris la forme d’une biographie de Juana Ramirez y Asbaje, qui devint Sœur Juana Inès de la Croix. Pourquoi cette femme vous fascine-t-elle tant ?

O.P. : Pour plusieurs raisons. D’abord parce que Sœur Juana est sans aucun doute le plus grand écrivain du Mexique. C’est une bonne leçon pour tous les chauvinistes mâles de mon pays.

G.G. : Vous avez dit, paraphrasant Flaubert : «Sœur Juana Inès de la Croix, c’est moi.» Comment vous identifiez-vous à elle ?

O.P. : J’ai dit cela en plaisantant. Mais il y a des similitudes. Elle avait des problèmes relationnels avec la tradition et la langue espagnoles car elle se sentait mexicaine avant tout. Comme elle, je me suis élevé contre les prêtres et contre ceux qui détiennent le pouvoir, bien que n’ayant jamais été leur victime. Les prêtres obligèrent Sœur Juana à abandonner la littérature profane et sacrée. C’était une femme qui réfléchissait, dotée d’une grande sensibilité et qui était bien plus douée que la plupart des hommes de son temps. Son cas préfigure, sous bien des aspects, les nombreux procès du XXeme siècle intentés aux dissidents intellectuels et aux poètes ; elle dénonce le pouvoir qu’exercent les hommes sur les femmes et leur profond conformisme. Le seul fait qu’elle était une femme constituait une menace et remettait en question l’ordre établi.

G.G. : Vous êtes un grand critique de la société et de la civilisation. Comment voyez-vous l’évolution de notre temps ? A quoi faut-il s’attendre dans les années à venir ?

O.P. : J’ai consacré une partie de mon temps, non à la poésie mais à la réflexion, en citoyen qui essaie de critiquer le socialisme totalitaire. Je n’ai jamais fermé les yeux sur l’injustice ni sur les moyens très limités de nos sociétés, surtout les occidentales. J’estime qu’une société de consommation n’est pas l’idéal. Il faut voir plus loin que la production et la consommation. Une société prisonnière de ce cercle infernal est un désastre sur le plan spirituel. On ne peut pas continuer à consommer toujours davantage. C’est tout à fait inutile car pendant ce temps nous occultons les notions élémentaires de l’humanité telles que la contemplation. Autrefois, la vie active et la vie contemplative étaient liées. Aujourd’hui nous n’avons plus de vie active puisque même la vie politique en est réduite à n’être plus qu’une branche de la publicité.

G.G. : Que voulez-vous dire ?

O.P. : Les politiciens considèrent la politique comme une affaire de marketing. Or, le marché a une fonction économique, limitée évidemment parce que le seul marché peut engendrer l’injustice. Voilà pourquoi j’estime que l’approche sociale-démocrate est la plus saine, la seule qui permette de limiter les dangers du marché libre. Sans le marché libre nous n’avons pas de véritable économie, c’est clair. Mais appliquer la logique du marché libre à la politique, la morale, à la littérature ou aux arts, est stupide. Et c’est pourtant ce que nous faisons ! Voilà pourquoi les institutions de consommation de masse – les gros investissements en œuvres d’art par exemple – sont un pur scandale.

G.G. : Que faut-il faire pour protéger l’art et les artistes contre la spéculation ?

O.P. : Je ne suis pas contre l’idée que les artistes doivent être protégés sur le plan économique, comme par le passé. Toutes ces spéculations sur les tableaux et l’art moderne en général sont un phénomène dangereux tout comme les manipulations commerciales des romanciers. La poésie est peut-être le seul art à n’avoir pas encore été trop touché par la publicité et le marché. Voilà, selon moi, les problèmes auxquels sont affrontées les sociétés modernes maintenant que le spectre du totalitarisme a disparu.

G.G. : Dans certains de vos essais et dans la conférence que vous avez faite l’autre soir au Metropolitan Museum of Arts sur l’art précolombien en Amérique centrale, vous avez évoqué les relations entre l’homme et la nature. N’est-ce pas un des graves problèmes de notre époque ?

O.P. : Le marché suppose que la nature est un réservoir de ressources. Or, ce n’est pas vrai. Les rapports de chaque civilisation avec la nature sont différents. Autrefois on respectait la nature, on l’adorait. Aujourd’hui, il est vrai que nous ne pouvons adorer les arbres et les éléments naturels comme le faisaient nos ancêtres ; on ne peut diviniser la nature. Mais nous devons comprendre qu’il est faux de penser que l’homme est né pour dominer la nature, comme les capitalistes et les communistes semblent le penser. Il faut trouver de nouveaux rapports avec la nature. Voilà l’un des deux grands devoirs de notre temps, l’autre étant d’humaniser notre économie et notre culture.

Retour des nationalismes ?

G.G. : Quels sont, à votre avis, les plus grands dangers de notre époque ?

O.P. : Le fanatisme religieux et la renaissance des nationalismes. J’ai peur de ces choses qui réapparaissent dans le monde et surtout au Moyen-Orient et en Europe de l’Est.

G.G. : Si l’on considère les pays du tiers monde, ne croyez-vous pas qu’ils ont un long chemin à parcourir avant de pouvoir réagir contre les dangers du marché, la destruction de la nature, etc ?

O.P. : Il faudra leur trouver de nouvelles voies de développement sans tomber dans le piège des nations occidentales. Ce sera très difficile. Mais nous pouvons limiter les dégâts. Après tout, les sociétés occidentales, avec tous leurs défauts, sont encore ce qu’il y a de mieux. Laissez-moi vous dire, pour finir, que l’expression «tiers monde» me chiffonne. C’est une expression simpliste qu’on utilise pour désigner différentes réalités. On ne peut ainsi appeler de vieilles cultures comme celles de la Chine et de l’Inde. Le monde arabe est tout un univers. Quant à l’Amérique latine, elle fait partie de la civilisation occidentale, quoiqu’un peu à l’écart : nous parlons deux langues occidentales, l’espagnol et le portugais. Nos pays sont catholiques, c’est-à-dire de religion occidentale. Et nous sommes, de bien des façons, le reflet de l’Europe sans être européens. Nous sommes excentriques. L’Amérique est un continent excentrique, du Canada, au nord, à l’Argentine, et au Chili, au sud.

Traduit de l’anglais par Dominique Rueff