Un Rheingold ruisselant d’or, à l’image du trésor convoité mais aussi d’un âge premier du monde où la terre répandait sans contrainte ses richesses, une Walküre rougeoyante de passion et dont la flamme embrase jusqu’à la pourpre du pouvoir, un Siegfried que les verts tendres et limpides enveloppent d’espoir et, enfin, le noir du Götterdämmerung. Le code de couleurs voulu par Krämer amène dans Le Crépuscule un effet de saturation où les teintes s’abolissent d’elles-mêmes. « La plus sombre des œuvres sombres » écrit André Suarès, « un adieu à la vie plus farouche que la malédiction, un jugement capital, plus noir que le blasphème, l’incomparable désastre des funérailles de la puissance » (« Crépuscule des Dieux », Sur la Vie, tome II, 1925). Wagner a senti la limite de son art. Vingt ans sont passés depuis les premières notes de L’Or du Rhin, désormais le compositeur n’envisage plus Le Crépuscule des Dieux comme un couronnement mais comme un tombeau.

« Foi, parjure, qu’importe ici ! » 

Les grands absents de ce Crépuscule des Dieux sont les dieux eux-mêmes. Ils ont tiré leur révérence à la fin du Siegfried ; Wotan, s’inclinant devant une humanité indomptable, laisse aux hommes la terre et regagne le ciel que les ténèbres doivent bientôt dévorer. Le drame est plein de son absence. Les hommes, comme les dieux avant eux, tombent aussi dans le jeu politique. Mais alors que ces derniers révéraient encore des puissances supérieures, la vérité ou le respect de la parole donnée, il n’est aucune règle à laquelle se plie l’homme dans sa quête de pouvoir. « Foi, parjure, qu’importe ici! » s’exclame Brünnhilde. La scène est le lieu d’une curée d’enragés qui s’achève dans un déluge de feu. Mais c’est surtout dans la partition que brille le véritable crépuscule, Wagner y jette ses dernières forces. Dans une coulée ardente les thèmes s’enflamment les uns les autres, crépitent, jettent au cœur de ce grand brasier une dernière étincelle, un éclair avant la nuit. L’ouvrage culmine dans la scène finale, l’une des plus impressionnantes de l’histoire de l’opéra. Face au bûcher funéraire de Siegfried, Brünnhilde prononce un éloge à la mémoire du héros, à la fois déclaration d’amour et réquisitoire contre les dieux, avant de se jeter dans les flammes.

Mais le sort que la mise en scène de Krämer réserve à l’une des plus belles héroïnes wagnériennes ne manque pas de railler cet ultime sacrifice ; plus exactement, elle se précipite contre un immense écran vidéo pour y griller comme un moustique écrasé sur un téléviseur. « L’immolation » de Brünnhilde fait basculer l’équilibre du monde, son bûcher est aussi celui du Walhalla. Mais quand le compositeur nous parlait – dans une majestueuse péroraison orchestrale où tous les motifs semblent un à un se dissoudre –, d’embrasement céleste, d’aveuglante abdication des puissances, Krämer tire un trait sur cette ultime expression des idéaux romantiques et lui subtilise une interface de jeux vidéo où le revolver d’un joueur invisible supprime un à un tous les dieux.

Liquidation et renoncement

Il faut surmonter la stupeur de cette fusillade par laquelle Krämer achève le Ring pour comprendre que le metteur en scène est allé jusqu’au bout du projet revendiqué : dénoncer l’enlaidissement du monde comme une conséquence paradoxale de cet hégémonie de la belle apparence qui touche toutes les strates de la société, aussi bien l’univers du divertissement que celui du politique. L’emploi de postiches et de prothèses dans L’Or du RhinLa Walkyrie ou Siegfried confinait au ridicule, l’écran qui occupe la scène dans Le Crépuscule des Dieux et la multiplication des montages vidéo, à mesure que l’intrigue se resserre, élèvent un univers de l’image de synthèse et de la 3 D, un univers du factice qui se veut surplus de réalité. Le spectateur, comme les protagonistes, est prisonnier d’illusions dont il se pense le maître ; le Doom-like final, par son rapport frontal à la salle, donne au public l’impression qu’il est le joueur alors que rien ne lui permet de stopper le carnage. Pourtant, l’on ne peut s’empêcher de croire que Krämer finit par tomber dans le piège qu’il dénonce. Ses montages vidéo arrivent à point nommé lorsqu’il s’agit d’adapter les situations les plus complexes, alors même que de nombreuses difficultés scéniques, comme le cheval de Brünnhilde ou les corbeaux de Wotan, ne sont pas traités.

Le dernier tableau, par son pessimisme affirmé, est également problématique en ce qu’il s’oppose à la demi-teinte wagnérienne. La scène finale du Crépuscule a connu différentes versions. Après avoir envisagé une renaissance de la puissance divine, et ne pouvant se résoudre à une destruction totale, Wagner laisse l’humanité, libérée de la religion et libérée d’elle-même avec la mort du politique, égarée dans les décombres du monde. Une aube nouvelle peut-elle se lever ? Rien ne l’affirme, et ce final est aussi un immense point d’interrogation qui ouvre un vaste champ d’interprétations trop rapidement fermées par Krämer. Le metteur en scène semble donc s’être effondré en cours de route, écrasé par la pompe wagnérienne. Il renonce et bâcle ce dernier chapitre, visiblement pressé de tourner le dos au compositeur et à ses démons.

Un Ring symphonique 

Dans la fosse, le miracle Philippe Jordan, ovationné à la fin du spectacle, achève de s’épanouir. Un tempo énergique active l’urgence du drame sans sacrifier à la clarté du discours. L’orchestre est superbe, le moelleux des cuivres le dispute au charme vénéneux des cordes qui déroulent un tapis de pourpre et de cendres.

Sur le plan vocal la distribution est sans doute la plus équilibrée de ce RingPetra Lang (Brünnhilde) que nous entendions vendredi 7 juin (elle partage le rôle avec Brigitte Pinter et Linda Watson) possède la puissance nécessaire pour embrasser un rôle de cette envergure, sans jamais sacrifier à la diction. La dureté de ses aigus réveille chez son personnage une noirceur inattendue. Face à elle le Siegfried de Torsten Kerl, malgré un timbre chaleureux, peine toujours à trouver ses marques dans la grande salle de Bastille. Sa voix s’efface encore trop devant celle de ses partenaires, ou se laisse submerger par l’orchestre. Le binôme Peter Sidhom (Alberich)/ Hans Peter König (Hagen) est magnifique de malignité. La mezzo-soprano Sophie Koch trouve, à notre grand plaisir, un double rôle dans cette production, celui de la deuxième Norne et de l’impétueuse Waltraute. Evgeny Nikitin est un beau Gunther. Enfin, une mention spéciale à Edith Haller (Gutrune), d’une touchante fragilité dans l’un des rôles les plus discrets du Crépuscule.


Informations 

Le Crépuscule des Dieux

Troisième et dernière journée, en trois actes, du festival scénique L’Anneau du Niebelung (1849-1876)
Musique de Richard Wagner (1813-1883)
Du 21 mai au 16 juin, reprise le mercredi 26 juin 2013 avec l’ensemble du cycle (les 18, 19 et 23 juin)

Philippe Jordan Direction musicale
Günter Krämer Mise en scène
Jürgen Bäckmann Décors
Falk Bauer Costumes
Diego Leetz Lumières
Otto Pichler Chorégraphie
Stefan Bischoff Création images vidéo

Torsten Kerl Siegfried
Evgeny Nikitin Gunther
Peter Sidhom Alberich
Hans Peter König Hagen
Petra Lang (21, 30 mai, 3, 7 juin) / Brigitte Pinter (25 mai, 12 juin) / Linda Watson (16 juin) Brünnhilde
Wiebke Lehmkuhl Erste Norn, Flosshilde
Edith Haller Dritte Norn, Gutrune
Sophie Koch Zweite Norn, Waltraute
Caroline Stein Woglinde
Louise Callinan Wellgunde
Orchestre de l’Opéra national de Paris