Que ce soit pour des motivations philosophiques ou stylistiques, la réécriture d’un livre est une pratique courante : Flaubert a proposé plusieurs versions de son Éducation sentimentale ; les différents Faust de Goethe ne finissent de la même manière ; et Nabokov a publié à deux reprises sur un pédophile.

Il en va ainsi pour deux livres de Moravia qui ne sont pourtant que peu étudiés ensemble : Le Mépris, rendu célèbre par l’adaptation cinématographique de Jean-Luc Godard, et L’amour conjugal.

Silvio Badeshi, héros de L’amour conjugal, est un critique avec de grandes ambitions littéraires ; est marié à Léda, femme qui lui est douce ; est dépeint comme un homme peu masculin ; et a à son service un barbier vulgaire, obscène et machiste du nom d’Antonio. Léda ne parvient à résister au magnétisme du barbier : elle demande à Silvio de s’en débarrasser, mais il souhaite en connaître la raison ; ne sachant se résoudre à la prononcer, elle renonce. Un jour que Silvio s’absente, elle croise Antonio ; ne résiste plus, et cède à ses désirs. Ses relations avec son mari se tendent ; il accepte d’abord les médiocres justifications qu’elle lui donne — elle prétend vouloir le laisser écrire — ; puis suspecte quelque chose ; il découvre leur affaire ; après une courte discussion, tout redevient comme avant.
Ricardo, personnage du Mépris, est un écrivain qui met ses ambitions de côté le temps de combler ses dettes ; est marié à Emilia, femme qu’il aime ; est dépeint comme un homme excessivement peu masculin. Il reçoit une offre d’un producteur vulgaire, obscène et machiste du nom de Battista. Emilia le supplie du regard de refuser : Ricardo ne comprend son comportement, et décide d’accepter. Leurs relations se tendent soudainement ; il ne sait pourquoi ; il apprend finalement que Battista est l’amant de sa femme ; après une discussion inachevée, elle fuit avec ce dernier.
Les narrations mêmes se ressemblent. Les deux livres se placent après les faits : Moravia peut ainsi montrer tous les détails qui auraient dû permettre à ses personnages de s’apercevoir des tromperies de leur femme, sans que cela ne devienne un effet comique.
Qu’est-ce qui explique donc ces dénouements si différents ?

Silvio a le mérite de comprendre de lui-même la liaison de sa madame : or, même devant le fait accompli, Ricardo a besoin d’éclaircissements ; et même après ces éclaircissements, il persiste à ne pas entendre ce qu’Emilia lui reproche.

Si Silvio est bel et bien fait cocu, c’est en faveur de son employé ; l’humiliation est tout de même moins importante que dans l’éventualité inverse.
Le projet de Ricardo n’est pas personnel : il est celui d’un autre ; Ricardo conteste le plan de Battista — un Ulysse hollywoodien n’est pas vraiment de son goût —, mais sans succès. Qui plus est, le roman de l’autre est un échec : là où Ricardo inspire pitié, le ratage de Silvio appelle à la compassion.
La chronologie est aussi à considérer : l’affaire d’Emilia commence au moment de la rencontre de Ricardo avec Battista – et non après. Silvio est à moitié responsable : il n’a pas su virer Antonio et a voulu faire chambre à part pour écrire son livre ; Ricardo, lui, n’est que pathétiquement victime. Aussi, le ridicule en est moins imposant : ce n’est pas lui qui se lie avec l’amant de sa femme, mais sa femme qui se lie avec son «ami» — ce qui engendre, pour Léda, un plus grand sentiment de culpabilité : la situation et son homme ne sont pas assez cocasses pour dissoudre ses remords.
Emilia, enfin, couche avec plus riche que son mari ; elle ne cache d’ailleurs rien de sa cupidité. La situation de Silvio est, elle, plutôt flatteuse : il est l’heureux propriétaire une grandiose villa toscane.
Tout pointe vers la même direction : Ricardo représente ce que le monde engendre de moins viril ; Silvio pèche aussi à ce niveau-là, mais de façon plus modérée.
On aurait pourtant tort de lire L’amour conjugal comme un brouillon du Mépris : le premier est un livre bien surprenant ; si le second développe à merveille cette thématique de l’homme féminin — déjà pressentie au début du siècle par Valentine de Saint-Point —, qui n’a aucune rage, aucune passion et aucune volonté, L’amour conjugal baigne dans une atmosphère de légère ironie, de douce absurdité ; l’heureuse conclusion, comme s’il n’y avait eu tromperie, comme si sa carrière n’était pas encore perdue, nous amuse — l’on s’attendait au malheur des deux personnages — en même temps qu’elle nous déprime — tout est arrivé, et pourtant rien n’a changé : rien n’a-t-il donc de sens?
Le Mépris, lui, est dans la torture : il accentue les comportements jusqu’à l’extrême ; ce procédé ne sert pas ici à faire rire, mais à décrire une cruauté effroyable en même temps qu’un formidable aveuglément. Ce roman s’intéresse davantage à la psychologie de ses personnages ; mais si l’étude de caractères y prend plus de place, elle en est finalement moins approfondie ; les portraits dépeints sont parfaits et insipides, quand ceux de L’amour conjugal sont certes simples, mais contradictoires et nuancés. L’intérêt du Mépris est plutôt dans la douleur qu’il exprime : il se rapproche en la matière d’autres romans de Moravia, comme L’Ennui.