Dans un drôle de cartable en cuir soviétique, le grand romancier, qui se définissait vieux au point de vouloir se croire jeune, le poète manqué, avait gardé ses poèmes. Inédits.

Cent vingt-six pages écrites à la main ou à la machine, en différentes versions, corrigées ou intercalées de numéros de téléphone et de silhouettes, griffonnées par pur amusement.

Elles étaient dans l’appartement de Lungotevere, je le savais, mais je ne les ai lues que maintenant, en rentrant de Paris fin juillet. Je n’y ai rien trouvé de nouveau, aucune surprise. Mon Moravia, c’est celui-ci. Sa vraie voix est celle-ci, sans le filtre des personnages peu à peu créés par lui.

Pour la première fois, celui qui parle est un homme nu qui au fil des ans a tenté de se couvrir de mille vêtements, sans y parvenir Il sait que la vie n’a pas de sens dès que la vitalité l’abandonne et il crie encore et encore, quel ennui ! Lorsque tout va bien comme lorsque tout va mal. Je reconnais dans ces vers l’écrivain cosmopolite, lucide, rationnel, hypercritique aussi bien à l’égard du pays dégradé de pauvres sans dignité et de riches
sans culture, où il lui était échu de naître, que de son œuvre. Pendant un demi-siècle, il a écrit de la prose avec succès, mais il aurait voulu être poète. Aussi pense-t-il avoir manqué la seule vie qui lui avait été concédée.

Tel est le Moravia rencontré sur une plage déserte au début des années 1980. Celui qui faisait dire au protagoniste de son roman 1934 : « Peut-on vivre dans le désespoir et ne pas désirer la mort ? »

Eh bien, c’est le désespoir le moteur qui a poussé l’adolescent malade a écrire Les Indifférents, puis Le Conformiste, L’Ennui, etc, aussi bien que ces poèmes.

L’ennui, qui n’est autre que l’angoisse d’un jeune bourgeois cultivé, malade, juif et antifasciste. L’ennui vécu d’abord dans le présent et, au cours des dernières années, projeté dans le futur, jusqu’aux perspectives vertigineuses d’ennui éternel.

Des poèmes qui me font sourire, parlant d’éros mais aussi de solitude et de mort, de gestes inutiles répétés à l’infini. Comme ceux de Kennedy, devenus absurdes, ridicules, banals. Comparés aux vagues de la mer qui, elles, font penser à l’éternité. La nature heureusement n’est pas humaine, elle fait bien ce qu’elle fait.

Et le suicide, pourquoi ne pas le faire ? Moravia ne l’aimait pas, nous en avions discuté, il lui semblait toutefois logique lorsque la vie n’avance pas.

Dans ces pages, l’homme poète se pose des questions sans réponse, passe de l’action à la contemplation, de la renommée à la solitude, du sexe au sourire de la femme aimée.

Tragique et comique, sage et naïf, le véritable Moravia.

Carmen Llera Moravia

 

La mia vita per l’Italia
Ma vie pour l’Italie

Je suis mal
tombé
dans un pays
dégradé
de pauvres
sans dignité
et de riches
sans culture
Des pauvres
me sépare
l’orgueil
des riches
la vérité
Faire partie
d’une semblable
société
est un tort
en être exclus
n’est pas une chance
Mais je n’ai
qu’une seule vie
à vivre
et l’histoire
ne concède pas
de choix.

Prima prosa e poi poesia
D’abord prose puis poésie

Pendant un demi-siècle
j’ai écrit
avec succès
de la prose
de roman
et la vie
me paraissait
riche et pleine
à peine
ai-je écrit
de la poésie
la vie
m’a
semblé
pauvre
et vide.

Il poeta
Le poète

J’aurais voulu
être
un poète
je n’ai été
qu’un romancier
tant pis
pour moi
j’ai manqué
la seule
vie
qu’il m’avait été
concédé
de vivre
à moins qu’être
poète
ce ne soit justement ça
craindre
de ne pas l’être.

Presente e avvenire
Présent et avenir

Autrefois
je m’ennuyais
dans le présent
faisant des choses
ennuyeuses
maintenant je m’ennuie
dans le futur
prévoyant
l’ennui
avenir
Je regarde vers le monde
et s’ouvrent à moi
de lointaines
vertigineuses
perspectives
d’ennui.

Il disperato
Le désespéré

Je suis désespéré
depuis toujours
mais le désespoir
ne devrait pas être
une habitude
et alors
il ne reste
qu’à aller
jusqu’au bout
là-bas
d’où
l’on ne peut
revenir.

Ricordo di Frantz Fanon
Souvenir de Frantz Fanon

Frantz Fanon
parle d’un policier
qui souffrait
d’angoisse
et ne savait pas
qu’il en souffrait
parce qu’il torturait
les prisonniers.
Je souffre
autant que ce policier
mais je ne torture
que moi-même.
Perché non farlo ?
Pourquoi ne pas le faire ?
Les choses sont
telles
que je m’étonne
de ne m’être pas
déjà tué
Le suicide
ne me plaît pas
mais il me paraît
logique
lorsque la vie
n’avance pas
mieux vaut retourner
en arrière
à la mort.

Stalin & C.
Staline & Co.

Ils ont fait
la révolution
une chose
grande
et belle
qui est belle
et grande
pour tout le monde
puis comme
ils n’avaient pas
les machines
qu’ont
les Etats-Unis
ils ont tué
vingt millions
de personnes
une chose grande
et belle
seulement pour eux
pas
même
pour eux.

Viaggio in Mongolia
Voyage en Mongolie

Je suis allé en Mongolie
parce que j’avais
des roubles
dans une banque
à Moscou
et j’avais des roubles
parce que
à 17 ans
j’ai commencé
un matin
à écrire
Les Indifférents
dans un hôtel
de Bolzano
Ainsi un dé
jeté
il y a un demi-siècle
a-t-il roulé
jusqu’à
Héros Rouge
soit
Ulm Butor
Tout arrive
par hasard.
Je vous en prie ne croyez pas
que je sois
un intellectuel
un maître à penser
qui va jusqu’en Mongolie
pour voir
si le communisme
marche
sur place
mieux ou moins bien
qu’ailleurs
Je suis plutôt quelqu’un
qui avait des roubles
dans une banque de Moscou
et ne savait pas
comment les dépenser.

Il sorriso
Le sourire

Je ne te demande pas
de faire l’amour
je te demande
seulement
un sourire
affectueux
de temps en temps
disons
une fois
par semaine
ce sourire
me suffit
pour vivre.

Kennedy e le onde del mare
Kennedy et les vagues de la mer

J’ai vu dans un film
Kennedy
descendre
de sa voiture
et s’approcher
d’un groupe
de gens
puis je l’ai revu
à nouveau
descendre
et s’approcher
encore
et encore une fois
et chaque fois
Kennedy
devenait
plus absurde
et plus ridicule
pantin
automate
marionnette
sans fils
mort
vivant
zombie
cadavre
ambulant
Maintenant je regarde
vers la mer
à travers
la vitre de la
fenêtre
C’est une journée
de vent
les vagues se poursuivent
identiques
elles vont mourir
l’une après l’autre
toujours pareilles
et toujours différentes
Je les regarde des heures durant
ça ne m’effleure pas
l’esprit
que leur continuelle
alternance
soit aburde
ou ridicule
elles se répètent
comme Kennedy
mais au lieu
d’inspirer
comme lui
une sensation
de banalité
insignifiante
elles font penser
à l’éternité
La nature
heureusement
n’est pas humaine
elle fait bien
ce qu’elle fait.

Traduit de l’italien par Laura Revelli-Beaumont