Dans l’histoire du cinéma, de sa genèse – dès 1892 – et de ses précurseurs tels les français Emile Reynaud (1892) ou les frères Lumières, il s’avéra que le film ne resta pas longtemps muet.
Les directeurs de salle voulaient un spectacle complet. Les bobines projetées étant courtes, il fût décidé que le pianiste divertirait son public avant, pendant et à l’issue de la projection.
Mais l’essentiel du programme musical – et des bruitages – se créait durant la projection, au fur et à mesure des images visionnées, évidemment adéquates à l’action et à celles des personnages. Sur son clavier de virtuose, le pianiste innovait en palettes émotionnelles, clochettes, sifflets et cymbales à portée de mains.
C’était une évidence : Le cinéma ne pouvait s’accommoder du silence.
En 1908, les producteurs passent commande pour accompagner (en live) le film L’Assassinat du Duc de Guise. Igor Stravinski refuse de se compromettre, c’est Camille Saint-Saëns & son grand orchestre qui s’y colle. La Bande Originale est née.
Et comme le vingtième siècle est gourmand et ce septième art en ascension constante, les grands films exigent de grandes musiques et donc, de grands compositeurs.
Je ne vais pas vous refaire l’historique de ce que vous savez déjà : En 1927, avec l’invention du son optique (le «son» gravé sur la pellicule) le film Le Chanteur de Jazz enterre, six pieds sous terre, le film muet et ses comédiens grincheux aux voix de faussets.
La partition du film ou «score»… devient un élément essentiel composant la dramaturgie.
Si je vous dis – au hasard – James Bond, et son thème archi célèbre, vous m’avez compris!
A l’origine, c’est Monty Norman qui en 1956 compose une ritournelle orientaliste, A House For Mister Biswas. Il la rebaptise en 1960 sous le nom de Good Sign & Bad Sign et la destine à une comédie musicale, inachevée. Même si l’on y trouve déjà, dès l’intro, la fameuse ligne percutante de la guitare électrique, on est alors loin du panache implacable de OO7.
Puis, le génial John Barry s’empare de la trame musicale qu’il orchestre de façon magistrale pour ouvrir les aventures du rutilant agent des services secrets. Au passage, il s’emprunte le thème des violons de son propre score Beat Girl et le rajoute au deuxième mouvement de James Bond.
Nous sommes en 1962 et le premier James Bond contre Dr No inaugure la grande fête des sens: belles filles, belles bagarres, belles cascades et… beaux thèmes !
Cependant Monty Norman gagnera en 2001 devant la Cour Suprême, la copaternité du fameux générique «James Bond thème».
En étirant les fils de notre enfance et ses mémoires émotionnelles, on y découvre – parfois à notre insu – de mélodies demeurant à jamais dans notre cortex. Il y a un immense talent pour un réalisateur de conjuguer l’image, le chef-d’œuvre filmé, à la composition musicale qui l’accompagne.
Dans le désordre des mes adolescences turbulentes, je me souviens de West Side Story, de Mary Poppins, d’Il était une fois dans l’Ouest d’Ennio Morricone (Oscar d’honneur en 2007) et puis, des compositions majeures de nos français adoubés à Hollywood.
Le dernier étant Ludovic Bourse pour The Artist, mais aussi depuis 2007, le prolifique Alexandre Desplat (Argo, Le Discours d’Un Roi, The Queen, etc.) qui frôle de peu la récompense suprême. The next you win, Alex!
En remontant les décades, on découvre dans la liste de nos french lauréats, Francis Lai pour Love Story, Oscar 1970 ; Michel Legrand, Oscar 1969, pour Les Moulins de mon cœur, du film L’affaire Thomas Crown, et Oscar 1971 pour Un Eté 42, puis Oscar 1983 pour la chanson du film Yentl.
Georges Delerue, A Little Romance, 1979 ; Maurice Jarre, Lawrence d’Arabie, 1962, le Docteur Jivago, 1965, La Route des Indes, 1984 et Gabriel Yared, Le Patient Anglais, 1996.
Dans ma bibliothèque sentimentale, il y a un thème inoubliable : celui d’Un Homme et d’une Femme. L’aventure de trois hommes, presque trois débutants, même pas 30 ans. Francis, Pierre et Claude.
Il est vrai, à la mesure de hits énormes tels Yesterday, The Girl From Ipanema, Raindrops Keep Falling On My Head (Bonnie & Clyde), notre titre Lelouchien a gagné les galons planétaires des programmations «easy listening» plus prosaïquement pulsé «musique d’ascenseur».
Au vu des droits d’auteurs collectés, l’auditeur choqué peut remballer sa prétention mélomane.
Nous sommes au début des années 1960. Francis Lai rencontre Pierre Barouh, le beau gosse, comédien, musicien, chanteur, auteur. Francis, lui, est connu comme accordéoniste et compositeur d’Edith Piaf, Mouloudji, Juliette Greco, Yves Montand.
Francis le Niçois (né à Nice en 1932), possède une feuille phénoménale (il entend une mélodie et la rejoue aussitôt) et joue d’un instinct d’improvisation digne des grands jazzmen, tels Charlie Parker, Miles ou Monk. Tête d’apache, teint buriné, chevelure poivre et sel, il se produit un soir à la Taverne, lorsque Pierre se présente à lui pour un projet d’album ensemble.
Né en 1934, Barouh est juif d’origine turque (Barouh en hébreu signifie béni):
– Je passe ma vie comme une gomme ! Ecrit-il en évitant de se retourner vers le passé. Effacer, gommer, oublier. Et si on partait vers demain ?
Enfant, il portait la Yellow Star, imposé par les nazis, évitant de justesse les descentes de la Gestapo, alors, le jeune homme va beaucoup voyager : Brésil, terre d’inspiration musicale, puis le Japon (qu’il épouse).
En 1963, il joue au côté d’Hallyday dans D’ou viens-tu Johnny?
A l’issue de leur première collaboration, Pierre est convaincu de l’immense talent de Francis, l’accordéoniste virtuose. Pourquoi pas le cinéma ?
Pierre lui dit :
–Ecoutes, je tourne avec un jeune metteur en scène, Claude Lelouch, tu devrais le rencontrer !
En cette fin d’année 1965, Francis Lai passe ses temps libres à visionner des films. La nouvelle vague (Truffaut, Godard, Chabrol), l’école italienne (Visconti, Ferreri, Comencini) le passionne. Pourtant, jamais il n’a envisagé de composer pour le cinéma. Il imagine ce métier comme spécifique et fastidieux exigeant une écriture précise avec moultes partitions pour grand orchestre symphonique. S’il accepte l’invitation de Barouh, c’est juste par amitié.
Arrivé sur le tournage, il s’attend à traverser un décor immense truffé de projecteurs, de caméras, de grues, de travelling, d’assistants hurleurs et de starlettes en peignoir se dandinant au milieu d’une dizaine de caravanes garées en cercle comme avant l’attaque des peaux rouges.
Il n’en est rien :
Pas de décor, pas de studio, pas de starlette bimbo blonde à gros nichons, pas de maquilleur…
L’action se passe dans la rue, il y a trois comédiens et juste un type très agité avec sa caméra sur l’épaule et un guetteur qui surveille l’arrivée des flics.
– C’est la nouvelle vague ? Questionne Francis Lai.
– Non, c’est p’tit budget, démerdes-toi et surtout fonce ! Répond Claude Lelouch.
A l’issue de la journée, ils sont invités chez Claude pour prendre un verre.
Pierre, toujours prévoyant, a demandé au discret et timide Francis d’emporter son accordéon et le tandem improvise sur leurs derniers titres, et d’autres thèmes sur lesquels il n’y a pas encore de textes.
L’un d’eux, qui n’a que le titre «L’amour est bien plus fort que nous», retient l’attention de Lelouch:
– Mon prochain film est une histoire d’amour… Il s’appellera «Un homme et une Femme», j’aimerais garder votre thème pour ce film… Mais voudriez-vous composer «toute» la musique de A à Z ?
Francis est hésitant. En bon perfectionniste, il refuse de s’aventurer sur un terrain aussi complexe qu’un score de long métrage. Pierre Barouh ne dit rien car il sait l’opiniâtreté et le pouvoir de conviction de Lelouch.
– Voilà ce qu’on va faire ! Propose Claude au musicien, je te raconte tout mon film, plan par plan… Et toi, à ton tour, si l’histoire te plaît, tu me la racontes en musique !
Les deux hommes se revoient : Claude raconte, debout dans son salon et mime tous les personnages tandis que Francis, affalé dans le sofa, s’imprègne de ce synopsis vivant.
Lelouch lui confie la genèse du film : Après un chagrin amoureux, il a roulé jusqu’au petit jour au bord de la mer. Là, assis sur la plage, face à l’océan, il s’est raconté l’histoire d’un couple, blessé par la vie, qui finit par se retrouver.
Essoufflé et ému, par sa propre psychanalyse, Lelouch ajoute:
– Tu dois considérer la musique comme l’un des personnages du film … Elle vient en contrepoint avec l’image et ajoute quelque chose que l’image ne peut pas montrer.
Elle élève la scène en niveau émotionnel et crée un lien virtuel entre l’inconscient du personnage et celui du spectateur… Mais sans redite, ni lourdeur…
Francis se met au travail. Une quinzaine de motifs musicaux sont élaborés. Le grand jour arrive. Il invite Claude, chez lui. Lai prend son accordéon et joue la première séquence. Lelouch note entre 1 et 10 et commente :
– Pas mal ! Intéressant…
Notre compositeur, subtil, remarque lorsque la séance se termine que le metteur en scène est… Désappointé? Lelouch se lève, remercie et récupère son blouson. Au moment de franchir la porte,
Francis l’interpelle:
– Sinon, j’ai encore ce thème… Mais il n’est pas terminé…
Claude écoute, un pied sur le palier et l’autre chez Francis.
– Rejoue-moi ça ! Dit-il après la dernière note évanouie.
Chauffe Marcel ! Lai fait le beau et repart sur le thème : Pour accompagner la ligne mélodique,
il fredonne chabada bada… en clin d’œil au Doodoubidoo de Strangers in the Night de Sinatra.
Dix fois de suite, Claude trépigne de joie : Encore! Play it again, Sam!
Lelouch a trouvé son thème. Il veut l’enregistrer avant le tournage, histoire de diffuser la musique sur le plateau: tout le monde vibrera à l’unisson.
Quand Pierre Barouh a terminé le texte, il propose à Lelouch, la chanteuse Nicole Croisille (dont le papa est le Pacha du paquebot France) pour constituer le duo puisqu’il s’agit d’un cœur à deux voix, un homme et d’une femme.
Le Jour J, soixante-dix musiciens accordent leurs instruments dans le grand studio. Le copiste – celui qui est chargé d’écrire chaque partition pour les cordes, les cuivres, les rythmiques – n’a pas terminé son travail.
Impatient – Et vu le taux horaire – Claude propose qu’on vire le grand orchestre pour une version acoustique, presque improvisée avec Francis à l’accordéon, le pianiste, le batteur, la basse et la guitare.
Barouh et Croisille aux micros, c’est parti!
Après trois prises, la chanson est dans la boîte. Simple, fraîche, enlevée.
Pourtant, aucun éditeur n’en veut! Pas assez commercial.
Le tournage du film commence avec un budget très serré. La vedette féminine, Annie Girardot, plante Lelouch la veille du tournage.
Toute la soirée et la nuit, Claude cherche une nouvelle comédienne pour donner la réplique à Jean Louis Trintignant et finit par tomber sur Anouk Aimée :
– Sois demain matin à Deauville !
Anouk et Barouh tomberont amoureux.
Faute de maison de disque, Barouh, Lai et Lelouch, créent leur maison d’édition.
Le film remporte la Palme d’Or à Cannes, puis est sélectionné pour les Oscars 1966 à Hollywood.
Il remporte l’Oscar du meilleur film étranger et celui du meilleur scénario original.
Quand les droits d’auteurs tombent, Pierre crée sa propre édition Saravah, qui signifie en brésilien
(mais sans le «h» final) une bénédiction que l’on adresse autant à l’esprit des morts que des vivants. Le H, rajouté, c’est le clin d’œil au H de Barouh.
Plus tard, en 1969, Barouh et Lai récidiveront pour Yves Montand : La bicyclette.
«Quand on partait de bon matin…»
Scène du film Un Homme et une femme avec la BO originale de Pierre Barouh :
Bonjour,
Je vous remercie de citer Émile Reynaud au début de votre article. En effet, 3 ans avant le cinéma, il projetait le 1er dessin animé du monde, « Pauvre Pierrot », au musée Grévin Ses « films » (voir le site http://www.emilereynaud.fr pour + de détails) étaient déjà accompagnés par un pianiste, Gaston Paulin, qui avait écrit des partitions pour chaque Pantomime, ce n’était donc pas de l’improvisation et ce sont en quelque sorte les 1ères musiques de films ! Il avait aussi prévu le long de ses bandes « filmiques » un système d’électro-aimants qui se déclenchaient à des moments très précis pour reproduire le bruit d’une porte qui claque ou les coups de bâton d’Arlequin sur ce pauvre Pierrot… déjà des bruitages… nous sommes en 1892 !
Bien à vous, Sylvie Saerens, arrière-petite-fille d’Émile Reynaud