Paris, le 15 avril 2013
Est-ce la typographie, le papier, le format hors-norme ? Le Financial Times m’inspire confiance. The Economist enquête peu et commente beaucoup, avec la suffisance des cadres moyens de la City. Les éditoriaux du Wall Street Journal sont traditionnellement rédigés par des idéologues hallucinés. Le Guardian est handicapé par la nullité du Labour actuel. Le FT, lui, est modéré, serein, keynésien. J’achète de loin en loin le numéro du week-end. Je me dis parfois que je devrais le lire davantage, mais tout de même je n’ai rien à faire de la plupart de ses informations, qui sont destinées aux professionnels de la spéculation financière.
Dans le dernier numéro, Simon Schama chronique Margareth Thatcher. La trajectoire de Schama est typique des temps nouveaux. Il débute en un grand universitaire. Sa très belle thèse sur l’âge d’or (c’est le cas de le dire) hollandais, The Embarassment of Riches, fait date. Puis il se disperse. Il est maintenant un prodigieux touche-à-tout médiatique, que la BBC a rendu célèbre. C’est aussi le cas de Nigel Ferguson, son cadet de vingt ans. Lui a commencé par l’histoire de la finance. Lui aussi a fait des séries pour la télévision. Il a divorcé voici deux ans pour épouser cette spectaculaire Somalienne, Ayaan Hirsi Ali, que BHL avait cornaquée lors de son passage à Paris, alors qu’elle avait dû fuir les Pays-Bas car persécutée par les intégristes musulmans. Elle appartient maintenant à la John F. Kennedy School of Government de Harvard – Harvard où est aussi Ferguson, et où est passé Schama avant de rejoindre Columbia.
Thatcher. Sa carrière pourrait nourrir un ouvrage que j’intitulerais à la Conan Doyle A Study in Charisma. Ses adversaires, ses ennemis même, éprouvaient son charme. Cet X n’était pas si mal nommé par Messmer : le « magnétisme animal ». Mais cette fonction doit s’incarner dans une présence, un corps. Thatcher, par delà la mort, passionne encore. Donc, il y a du signifiant dans l’affaire. Positif, négatif, haineux, le transfert est là. A quel sujet supposé savoir, puisque c’est la clef que donne Lacan. Ici, le sujet est avant tout supposé savoir ce qu’il veut.
Qu’est-ce qui fascinait, sinon son désir ? Désir décidé, résolu — oui, qui a trouvé sa solution, et qui est dès lors impérieux, impératif. On pourrait dans le cas présent poser l’équation désir = déduction. Le sujet déduit les conséquences de ses prémisses sans se laisser arrêter ni par les affects, ni par le sens commun, la décence, l’humanité, this kind of things, par aucun dommage collatéral. Ce qu’on appelle le jusqu’auboutisme, c’est l’identification au CQFD.
Les témoignages abondent que, de son vivant, l’admiration ou simplement l’excitation qu’elle induisait pouvait être parfaitement disjointe de l’adhésion à sa politique. Schama cite Barbara Castle, une dure du gouvernement d’Harold Wilson, confessant qu’elle n’avait pu s’empêcher de ressentir a thrill quand Maggie devint leader des Torys. Il rapporte le récit par Christopher Hitchens, qui était encore trotskiste, de son échange avec Thatcher sur la Rhodésie, dont elle ménageait le gouvernement raciste. Elle rebute son argument, il s’incline légèrement. Elle lui mande : « Bow lower. » Il le fait. « No, no, much lower. » Et il s’exécute, pulse quickening.
On vient ensuite nous faire des comptes d’apothicaire prouvant que sa gestion fut lamentable. Ou alors c’est Jean-Claude Casanova qui fustige en 1993 « (son) cynisme et (son) chauvinisme ». Il est vrai qu’elle considérait que Bismarck, en l’unifiant, avait déréglé l’Allemagne : « Ainsi, s’indigne Casanova, la Dame de fer souhaitait le maintien du Rideau du même nom. Elle trouvait normal que 17 millions d’Allemands restent soumis à une dictature abjecte et que des troupes soviétiques continuent de camper au cœur de l’Europe. » Il y a trop d’humanisme dans le pâté de M. Casanova pour qu’il soit libéral comme on l’est en Angleterre et en Amérique. Il appartient en réalité à cette *sociale-démocratie-chrétienne* qui a brillé de tous ses feux en Europe durant les Trente glorieuses. Alléluia ! Et De profundis ! Cependant, à les lire, MM. Bayrou, Casanova, Lamy, d’autres, semblent piaffer de reconstituer cette alliance autour de M. Hollande.
Les Français, dit Pascal Lamy, tout laïcs qu’ils soient, croient à la magie en politique. Il voudrait les en guérir. Pourtant, ces Anglais dont Lacan vantait le « rapport véridique au réel », ne sont pas moins adeptes que nous de la magie politique, l’exemple Thatcher est là pour le montrer. L’idée du gouvernement rationnel est de toutes l’utopie la plus folle, la fiction la moins raisonnable. Freud est sage, qui dit que gouverner est impossible, et Lacan qui donne à ce gouvernement impossible la structure du « discours du maître ».
Paris, le 16 avril 2013
Je n’ai jamais réussi à entrer dans un livre de Ruwen Ogien jusqu’à son dernier, paru directement en Folio, L’Etat nous rend-il meilleurs ? Il résout l’impossible à gouverner en forgeant un concept de la liberté dont il emprunte les matériaux à Isaiah Berlin. C’est une liberté qui consiste pour le sujet à « ne pas avoir de maîtres », même pas lui-même. Victoire par KO, par disparition, aphanisis, de l’adversaire.
Cette philosophie reconnaît au sujet le droit de s’autodétruire, d’être irresponsable, de disposer de lui-même sans limite. La liberté sans maître accueille la pulsion de mort. Ce serait en somme la traduction politique de la libido.
En termes freudiens, qu’est-ce que l’Etat ? J’en ferais volontiers un objet anaclitique. James Strachey a ainsi traduit l’Anlehnungstypus de Freud. Les objets de ce type procèdent de l’objet primordial qui prend soin de l’enfant, sur lequel il s’appuie, auquel il s’attache. La « mère suffisamment bonne » de Winnicott vient de là, c’est de là aussi que Bowlby a tiré sa notion de l’attachement, et c’est ce dont Lacan a fait l’Autre de la demande, sollicité par le besoin, puis, au-delà, par la demande d’amour.
Le sujet sans maître vomit la dépendance à l’Autre. Son choix le porte vers l’autre type distingué par Freud, celui de l’objet narcissique. Il néglige la famille. Son idéal est une société de célibataires.
Ogien ne demande pas au sujet d’être maître de lui-même, mais il l’exige de l’Etat minimal dont il rêve. L’Etat est en définitive le seul sujet raisonnable de son utopie. C’est un sujet supposé savoir se retenir d’abuser de son pouvoir. De quel ciel tombe ce Maître du Maître ? jadis, c’est le pape qui jouait le rôle de Maître du Maître.
Paris, le 17 avril 2013
Suis-je indulgent avec le ministre menteur ? Je demande seulement : ceux qui font de lui un réprouvé sont-ils donc si purs ? S’il tombe tout seul, sans entraîner personne dans sa chute, on saura que… il a du cœur. Je réserve au Point en ligne mon commentaire sur son interview.
Paris, le 18 avril 2013
Le Point imagine cette semaine que nous sommes en 1789. C’est un jeu, bien fait pour rappeller la réplique fameuse que rapporte Raymond Aron : « Dans une conférence que présidait le général de Gaulle, j’avais dit : « La France fait de temps en temps une révolution, jamais de réformes. » En commentant ma conférence, le général m’avait rectifié, fort bien : « La France ne fait jamais de réformes que dans la foulée d’une révolution ».»
La France de 2013 attendra pour muer le moment du choix forcé. L’affaire Cahuzac et le dégagement par l’opération Transparence ont montré que François Hollande était adepte de cette stratégie « du bord du gouffre » qu’on imputait à de John Foster Dulles, qui fut le Secrétaire d’Etat d’Eisenhower. Il attend d’être acculé pour bondir. Il attend que la situation soit assez dégradée pour ouvrir des possibilités jusqu’alors fermées, pour offrir une solution qui, la veille, aurait été rejetée.
Il faudra que les choses aillent beaucoup plus mal pour que « la petite bourgeoisie », comme on disait jadis, se détache de « la classe ouvrière » et bascule décidément là où l’attend François Bayrou.