Passées les discussions sans fin sur la liberté d’expression réelle ou supposée de Marcela Iacub, sur le droit d’écrire ce que l’on veut sur soi et même sur l’auto-fiction (!), il est peut-être temps de parler du fond du problème, de ce qui sous-tend ce livre, non ses qualités « littéraires », médiocres, mais ce qu’il veut dire – que l’auteure l’ai voulu ou non – et de ce qu’il dit – là encore, que l’auteure l’ait voulu ou non – sur ce qu’il faut bien appeler l’« Affaire Strauss-Kahn ».

J’ai été frappé, depuis le premier jour, ce 14 mai 2011 où l’on vit, sur les écrans de télévision, Dominique Strauss-Kahn se présenter menotté devant un Tribunal de New York, de ce qu’il n’a quasiment jamais été question d’antisémitisme quand on parlait du principal intéressé et de la façon dont il était traité, alors que s’écrivaient, de part le monde, des milliers d’articles et que se tournaient des centaines de reportages sur le sujet.

Les rares fois où l’on en parlait, c’était de manière inversée : on présentait DSK comme un ignoble juif riche qui aurait abusé d’une pauvre prolétaire noire. Ce thème, récurrent et fantasmatique d’une certaine propagande raciste noire, propagé par les Louis Farrakhan et autres Malcolm X, est un classique, malheureusement, et il est régulièrement utilisé pour expliquer que les Juifs auraient ainsi profité des jazzmen noirs pour les exploiter et faire de l’argent sur leur dos en les produisant.

J’avoue que j’ai moi-même été troublé, durant dix-huit mois, au point de me demander si ce n’était pas mon côté « paranoïaque » qui voyait de l’antisémitisme partout et surtout là où il n’y en avait pas.

Jusqu’à la publication de « Belle et Bête », le livre de Marcela Iacub où, comme par hasard, DSK est comparé à un cochon.

La comparaison pourrait paraître piquante – l’auteure du livre se dit végétarienne – si l’animal auquel elle le compare n’était pas le symbole de ce que les Juifs sont censés abhorrer. « Rien ne fait plus rire un cochon que le végétarisme. Un cochon n’a aucun problème pour en manger un autre si l’occasion se présente. L’important c’est de ne pas être le cochon que l’on mange et non pas que l’on mange des cochons » écrit-elle sans scrupule pour bien montrer qu’elle se situe dans une autre sphère que celle de l’interdit religieux.

Tout le problème est pourtant qu’elle n’y est pas et nombreux sont les passages du livre où, en « s ‘amusant » à remplacer le mot « cochon par Juif », on transforme le livre en un brûlot antisémite. Exemple : « Le mot aimer est trop abstrait pour un Juif. Il ne peut même pas le concevoir et il peut à peine le prononcer. Il ne sait même pas de quoi il s’agit. Le Juif sait ce qui lui plaît, ce dont il a envie, ce qui l’attire. Aimer c’est une invention, une fantaisie des humains. »

Pourquoi donc cette comparaison ? Pourquoi le cochon ? Pourquoi justement le cochon ?

Les féministes qu’a feint de détester, dans un précédent ouvrage, Marcela Iacub, diront que c’est normal et qu’il s’agit, après tout, d’un « gros cochon », comme l’on dit vulgairement. Je ne le crois pas.

Dans un livre célèbre où la métaphore animale était déjà la clef, l’extraordinaire bande dessinée « Maus », Art Spiegelman comparaît les Nazis à des chats et les Juifs à des souris. Il ne reprenait pas les métaphores des Nazis qui comparaient les Juifs à la vermine et donc aux rats. Au contraire, il renversait la métaphore en montrant les Juifs sous les allures d’animaux victimes et donc, forcément, sympathiques.
D’autant plus sympathiques qu’Art Spiegelman est américain et que le symbole de l’enfance, et du cinéma de l’enfance, est aussi une célèbre souris : Mickey.

« Il m’a fallu du temps pour comprendre (…) que ce n’était pas l’homme qui composait tes phrases mais le porc. De comprendre que tu n’es pas un porc quelconque mais le roi des porcs. Ta grandeur, ta seule véritable grandeur est là… »

On me dira, je me le suis dit moi-même, que Marcela Iacub était trop intelligente pour tomber dans de pareils clichés. On me dira que l’auteure est juive. Sa fiche Wikipédia en fait même une petite-fille de rabbin. Argentine de surcroît, d’une famille qui a fui les pogroms d’Europe de l’Est il y a bien longtemps.

Brillante dans ses articles publiés par « Libération », aimant prendre le contre-pied de la bien-pensance en vogue, Marcela Iacub a le profil idéal de la personnalité insoupçonnable d’antisémitisme.

Pourtant, quoi de plus proche de ce Dominique Strauss-Kahn sous les traits d’un cochon par Marcela Iacub : « Vous n’êtes que des créatures du présent et c’est celle-ci votre grandeur au regard des humains qui ne songent qu’à l’avenir, qui ne sont jamais là où ils sont », que l’expression « pulpeuse charcutière casher » dont se servait le Front National de Jean-Marie Le Pen pour qualifier de façon immonde Anne Sinclair, sa femme, comme par hasard ?
Pourquoi cette obsession à traiter les Juifs de porc ?

Je n’y vois qu’une explication : un antisémitisme qui n’ose pas dire son nom, qui passe, depuis des mois, pour un pseudo-féminisme, pour les unes, pour une pseudo « haine des riches », pour les autres, et qui, comme la haine si commune d’Israël, permet à beaucoup de ceux qui n’oseraient jamais proférer des propos antisémites et encore moins de s’avouer antisémite – ils sont, bien souvent, « de gauche » – de se dédouaner.

Ils s’acharnent ainsi depuis des mois sur DSK pour faire de lui un « monstre », un symbole de ces riches « à la vaisselle d’or », comme on le disait dans les années 30 à propos de Léon Blum, des riches sans scrupules qui profitent de ces victimes du monde moderne que sont les femmes, les Noirs, les pauvres…, pour satisfaire ces instincts les plus bas qu’ils ne savent même plus contrôler.

« Ta vie à toi, cette chose si précieuse pour celui ou celle qui la vit, tu l’avais vendue, tu l’avais échangée contre de l’argent, des palais, des voitures, des serviteurs, des costumes, des voyages, des chaussures.(…) La seule chose que tu connaissais, c’était le prix que t’avait rapporté cette vente ».
Pourquoi alors une femme juive se croît-elle obligée, après avoir séduit, bien sûr, un autre Juif, de se complaire dans la fange de l’antisémitisme, d’aller jusqu’à écrire ces phrases : « A quoi bon continuer de le traîner de tribunal en tribunal, de viol en viol ? Il serait plus utile transformé en jambon. Il pourrait nourrir les contribuables au lieu de leur coûter tant d’argent. »

Pourquoi ? Parce qu’une proportion importante des intellectuels juifs, en France surtout, est en train de tomber dans cette « haine de soi » que théorisait si bien, au début des années 30, dans un ouvrage célèbre, Theodor Lessing, ce philosophe allemand, assassiné par la Gestapo en 1933, ce « refus d’être juif » qui fait que les plus virulents des détracteurs d’Israël, depuis quelques années déjà, sont juifs : de Stéphane Hessel à Rony Brauman, en passant par le plus célèbre d’entre eux, le pseudo-historien israëlien Shlomo Sand qui, dans son dernier ouvrage, « Comment j’ai cessé d’être juif », écrit : « Supportant mal que les lois israëliennes m’imposent l’appartenance à une ethnie fictive, supportant encore plus mal d’apparaître auprès du reste du monde comme membre d’un club d’élus, je souhaite démissionner et cesser de me considérer comme juif. »

Il est par exemple quasiment devenu impossible de voir, aujourd’hui, un film israëlien, réalisé par un Israëlien, qui ne cherche à dire du mal d’Israël. Comme si cet Etat, foncièrement démocratique, était le pire du monde et que ses dirigeants étaient les nouveaux Nazis.

Ce déni de soi est celui d’une époque où, comme avant l’arrivée du nazisme en Allemagne, la peur des islamistes, qui n’hésitent pas, à longueur de journée, du président iranien Ahmadinejad aux djihadistes maliens, en passant par Mohammed Merah, à prôner la destruction du peuple juif, certains Juifs essaient de devenir plus français que les Français et n’hésitent pas, s’il le faut, à être les premiers à dénoncer les turpitudes réelles ou supposées des Juifs.

Comme si cette assimilation, tant rêvée par une partie du peuple juif, en passait par là. Woody Allen n’a-t’il pas magnifiquement décrit la chose dans son film « Zelig » en faisant du moment où son héros, qui se transforme en tout être humain qu’il croise sur son chemin, devient militant nazi, le climax de son film, ce moment charnière où tout bascule car l’on ne peut aller plus loin sans se perdre et sans faire basculer l’histoire, et l’Histoire aussi avec un grand H ?

Le paradoxe, c’est que la haine de soi provient d’un autre aspect du fait d’être juif: la culpabilité.
Lessing : « A la question : Pourquoi ne nous aime-t-on pas ? la doctrine juive répond depuis l’origine des temps : Parce que nous sommes coupables. Il y eut même de grands penseurs juifs qui découvrirent dans ce « nous sommes coupables » des juifs et dans la reconnaissance de leur culpabilité collective, le noyau le plus intime de l’enseignement du judaïsme. (…) En chaque homme juif se trouve profondément enfouie la tendance à interpréter un malheur qui le frappe comme l’expiation d’une faute commise ».

Cette culpabilité a amené DSK au bord du précipice, un précipice où il s’est jeté, où il ne pouvait que se jeter, comme l’explique si bien Claude Askolovitch, dans un article sur le livre inachevé qu’il devait faire sur DSK, dans La Règle du Jeu de Janvier 2013 : « Juif. Tout ce que ce mot peut symboliser se retrouve en Strauss-Kahn. Ce goût de la vie, cette absence de remords tant on sait qu’elle est brève et que nous ne sommes que parenthèse. Cette douleur sourde que l’on combat dans des boulimies. (…) L’argent, le bonheur. Il tutoie les lignes, et n’a jamais renoncé à un risque. Il les cherche même, infichu de s’en empêcher. Et il incarne à sa façon le conflit d’intérêts. Et ses légèretés dans les détails ont ressemblé à de l’autodestruction. »

Dominique Strauss-Kahn, symbole de l’être juif moderne ? Du Juif dans l’Europe d’aujourd’hui, cette Europe pour laquelle il a tant milité.

Sans doute, lui-même ne l’a-t’il jamais voulu. Sans doute, lui-même n’y a-t’il jamais pensé, mais on ne m’enlèvera pas de l’idée que ce que l’on nomme l’ « Affaire DSK » aura été – nous le saurons mieux dans quelques années – le symbole de cette montée terrible et, que je crains, irrésistible de l’antisémitisme. Un antisémitisme qui, de la Hongrie du parti Jobbik aux Nazis grecs de « L’Aube Dorée », de Anvers à Copenhague, étend son spectre sur l’Europe. Un antisémitisme qui a choisi d’avancer en se choisissant un « monstre absolu ». Et celui-ci a pour nom : Dominique Strauss-Kahn.