Paris, le 23 mars 2013

De 11h 45 ce matin à 19h 45, j’ai vécu à Issy-les Moulineaux, qui autour de son marché a des airs de charmant village. Sur la place du marché, une librairie ! Une vitrine sur Casanova ! Des livres que je n’ai pas ! J’entre, et c’est parti : un, deux, trois, quatre… Ce que les femmes sont à DSK, les livres sont à JAM. Il existe encore, ce merveilleux réseau de librairies ! Il est tout autant la France que le manteau de cathédrales jadis chanté par Sarkozy sur des paroles de Guaino.

Je questionne, on me répond qu’il y a quatre de ces librairies Chantelivre en France, possédées par les enfants du créateur. Il me revient qu’il y en a une rue de Sèvres, en face de chez Arnys. Hermès s’est installé à côté. Arnys a été racheté il y a peu par Bernard Arnault. C’est en travaux. Les frères Grimberg ont vendu ! J’avais avec eux des discussions interminables. Ou plutôt Michel, l’aîné, me contait l’histoire de la maison, et Jean, le cadet, son développement « à l’international ». Il avait aussi des souvenirs de Lacan, dont il avait été le voisin rue de Lille. Il le tenait pour le vrai dandy, connaissant les termes de métier. La fille de Michel m’avait proposé d’écrire, après Angelo Rinaldi, sur la fameuse « Forestière », la veste emblématique de la maison. J’avais calé. Aujourd’hui, j’accepterais. C’est dire le chemin parcouru.

J’aimerais bien revoir les frères. Michel connaissait bien Viviane MG. Mais Arnys, c’est fini. Toujours la même histoire. « Le vieux Paris n’est plus… » Nous sommes spontanément conservateurs, nous autres Français. Notre passé si ailé nous empêche de marcher vers l’avenir, et plus encore de l’aimer. Il suffit qu’on se laisse aller, et on se retrouve à vitupérer les vivants. « O tempora, o mores ! ». Il y a un public pour ça.

Entonnez l’éternel lamento de Cicéron, et vous voilà porté comme par un tapis volant dans les Académies, l’Académie française pour un Jean Clair, l’Académie Goncourt pour Régis. C’est l’issue inattendue de la « révolution dans la révolution ». La vérité est que, depuis la révolution industrielle, on ne meurt plus dans le monde qui vous a vu naître. Désormais, le monde change même plusieurs fois dans le cours d’une vie. Cédez à la nostalgie, et vous êtes cuit. C’est une came. Y a-t-il une déesse Nostalgie dans une mythologie ou une autre ? Je ne vois pas. Mais « déesse », c’est ou c’était le nom de la cocaïne en argot.

Lacan n’avait pas un gramme de nostalgie. Il est vrai qu’il avait commencé par Maurras. Il était vacciné. Deux choses vous blindent contre la nostalgie : la jouissance, qui est toujours au présent, et la science, dont le discours est désormais le ressort de l’Histoire, grand H (ou hasch). Vous pouvez les trouver incultes, les filles d’aujourd’hui, parce qu’elles n’ont pas la même culture que vous, mais une autre, que vous n’avez pas. Cela dit, ce n’est pas avec Mme Récamier que vous baiserez. D’ailleurs, même à l’époque, c’était très difficile, si on n’était pas Chateaubriand. Et même, la baise, ça n’a pas duré longtemps entre eux, dit-on. Quant aux scientifiques, rien n’arrête leur désir, rien ne le freine, rien ne le décourage. Et quand le US Congress cale à financer le Super Collisionneur Supraconducteur, ce sont – miracle ! – les Européens qui se mettent d’accord pour édifier à Genève le Large Hadron Collider, LHC.

Par Wikipédia, j’arrive à cette dépêche de l’Agence Science-Presse : « À quoi tout cela sert-il ? La réponse la plus courte est que ces physiciens essaient de reconstituer, pendant une minuscule fraction de seconde, des conditions qui n’existaient qu’un milliardième de milliardième de seconde après le Big Bang, de manière à lever le voile sur une partie de la constitution de notre univers. Ce n’est pas pour rien que le LHC, propriété du CERN de Genève, est « l’expérience » scientifique la plus coûteuse de l’histoire récente (9 milliards $ US), le joujou technologique le plus gros, et l’un des projets internationaux à avoir mobilisé le plus grand nombre de scientifiques dans des dizaines de pays depuis plus de 15 ans. »

Les scientifiques ne sont pas nostalgiques de la lunette de Galilée. Et si l’on a un peu de curiosité, je ne vois pas qu’on puisse être nostalgique. Ferdinand Alquié attribuait à Descartes une « nostalgie de l’être ». Je n’en crois rien. Je suis du côté de Guéroult là dessus. Sinon, en deux temps trois mouvements, on se retrouve agenouillé aux côtés de Jean-Luc Marion, lui aussi de l’Académie française. Après l’époque structuraliste, la mienne, les philosophes à l’Ecole normale sont devenus, qui théologiens, qui cognitivistes Badiou aura présidé à ça, avec son bras droit, mon cher Pautrat, qui fut mon cothurne. Il me refusa jadis une salle de l’Ecole pour y tenir mon séminaire d’études approfondies du département de psychanalyse de Paris 8 : « Tu comprends, après la façon dont Lacan s’est comporté à l’Ecole, je ne peux même pas leur demander. » Monique Canto-Sperber, il y a deux ans, eu des bonnes paroles à mon égard. Résultat : néant. Je m’y suis fait : je ne suis pas persona grata dans ma vieille Ecole. La psychanalyse y est représentée par Elisabeth Roudinesco.

De désir de savoir, il n’y en a pas, tranche Lacan contre Freud, après avoir dit le contraire. Pas de Wisstrieb. Encore faut-il savoir l’entendre, cette parole.

Pourquoi Issy ? Parce que là s’est tenue la seconde Journée de l’institut de l’enfant, qui fait partie de l’Université populaire Jacques-Lacan. Au fond, il faudrait que je crée une Normale sup pour la psychanalyse. Anormale sup ?

A l’ENS, les Cahiers pour l’Analyse sont du côté des vaincus de l’Histoire, comme les Jacobins sous la Restauration – le père de M. de Villefosse dans Monte-Cristo – ou encore les grognards de Napoléon – Joseph Bridau dans La Rabouilleuse – ou même les trotskistes, et aussi les soldats perdus de l’Algérie française. Je n’ai pas de complaisance pour l’échec. C’est mon côté américain. L’échec me rebute pour autant qu’il procède d’une erreur de calcul. On échoue quand on se laisse duper par son fantasme.

Cela dit, quand on gagne, on échoue aussi, d’une autre façon. On s’installe, on devient la nouvelle norme, un académisme. Mais se garantir de l’échec de la réussite par l’échec pur et simple, c’est nul. On s’en garantit par la révolution permanente, dit l’autre. Non, c’est une utopie, ça ne fonctionne pas comme ça. Le rythme de l’action est stop and go. On assume sa réussite, on l’exploite, et puis l’élan retombe, le « pratico-inerte », dit Sartre – j’aime cette catégorie, elle me parle – prend le dessus. On attend, on endure, et, inopinée, l’occasion se présente de, ce pratico-inerte, le subvertir. Cette fois-ci, cette occasion portait un nom : Mitra Kadivar.

Voici 21 ans que j’ai créé l’Association mondiale de psychanalyse. Ça tient le coup, ça tourne, c’est une institution, les Ecoles qu’elle fédère aussi. Je ne suis plus aux manettes depuis 11 ans maintenant. Le moment est arrivé d’un nouvel effort. Etendre. Redéfinir. Refonder, si l’on veut. Sans toucher à rien de ce qui existe, et qui est bon. Mais réinscrire.

L’Université Jacques-Lacan, déjà créée mais tenue en réserve, va prendre son essor. Par l’Institut lacanien international, l’énergie que dégage l’opération freudienne deviendra une « force matérielle » dans les affaires de la cité. La liberté, « je ne sais pas ce que c’est », disait Lacan. Oui. Cependant, la liberté de parole, les libertés, sont les conditions sine qua non de l’expérience analytique. Il nous appartient, comme analystes, comme analysants, de les promouvoir.

Là-dessus, je me retrouve avec BHL, qui m’accueille si libéralement sur ce site, et avec Maria de França, qu’il faut tout de même que je remercie de ce qu’elle fait tous les jours pour éditer ce blog et animer La Règle du Jeu.